42. Le partenaire particulier a rêvé d’elle

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Adèle

Cette soirée est un traquenard sans nom. Comme d’habitude, je suis la dernière arrivée. J’ai profité d’un apéritif à la coloc pour me détendre avant de retrouver la troupe du boulot dans ce bar-karaoké où tout une salle nous est réservée. Tout le monde est là ou presque. Notre présence n’était pas obligatoire mais “fortement recommandée” à croire que Véronique, qui chante en ce moment-même comme une déesse sur la scène, voulait absolument prendre l’ascendant sur les petites mains que nous sommes, nous montrer sa supériorité et nous ridiculiser. Parce qu’il est clair que je vais me ridiculiser, je chante comme un pied. Ce qui ne m’empêche pas d’aimer chanter, de faire fréquemment des soirées karaoké à la maison, de me casser la voix dans la douche, évidemment.

Ils sont tous réunis autour des tables collées les une aux autres et, évidemment, il ne reste que deux chaises : l’une avec une veste et un sac à main posé dessus, à Véronique, j’imagine, l’autre… à côté de mon cher collègue breton qui m’a déjà repérée et me mate de la tête aux pieds sans gêne aucune. J’ai enfilé une robe années 60, jaune à pois blancs. Voyant, me direz-vous… Encore plus avec ce jupon large et qui virevolte au gré de mes mouvements.

J’essaie de me faire toute petite en traversant la salle et enlève mon manteau avant de m’installer. Dire que j’ai vu toutes ces tronches toute la journée serait mentir, parce qu’au moins, ce soir, ce sont des sourires qui, pour beaucoup, remplacent la fatigue et la lassitude de passer ses journées derrière un bureau.

— J’ai manqué beaucoup de prestations ? demandé-je à Eliaz quand Véronique quitte la scène sous les applaudissements.

— Non, c’est Véro qui a ouvert le show. Tu es magnifique, j’adore ta robe, me répond-il en me dévorant des yeux.

— Merci.

Je remercie le serveur qui m’apporte mon Mojito sans se gêner pour me reluquer, et observe notre Cheffe qui pioche deux petits papiers dans une boîte. Un soupir de soulagement me gagne en entendant le prénom d’Hélène ainsi que de mon petit génie de l’informatique préféré au bureau, et je m’installe plus confortablement dans ma chaise pour les écouter massacrer un titre de Céline Dion.

— Cette soirée va être un véritable calvaire, soupiré-je. Tu chantes bien ? J’ai peur que Véro nous ait tendu un piège pour qu’on se ridiculise tous.

— Je me défends, oui. Mais je n’ai pas du tout envie d’aller sur scène ! J’ai trop peur de me taper la honte.

— Dis-toi que je ferai forcément pire, ris-je. Après tout, vous m’entendez chanter dans l’open space quotidiennement depuis plusieurs mois…

— Moi, je crois que tu es la prochaine Céline Dion, j’ai hâte de t’entendre !

Je pouffe et lève les yeux au ciel, consciente que je perds tout mon sex appeal en ouvrant la bouche pour pousser la chansonnette, faisant systématiquement grimacer mes collègues si je m’emballe. Bon, je m’en fiche un peu après tout, il y a un moment que j’ai arrêté de me soucier du regard et du jugement des autres.

Nous applaudissons à tout va nos Céline Dion qui en sont loin, et Véronique retourne piocher des noms pour la suite.

— Eh bien, il faut croire que le hasard aime bien vous réunir, lui aussi, s’esclaffe-t-elle en dirigeant son regard dans notre direction. Eliaz et Adèle, c’est votre tour !

Je grimace avant d’éclater de rire, et attrape la main de mon collègue que j’ai senti se crisper à mes côtés pour l’embarquer avec moi jusqu’à la liste des chansons.

— Tu vois, le destin veut que tu passes pour Mike Brant, ce soir, mon Lapin ! On la joue sérieux ou on se fiche totalement des autres ?

— On se fiche des autres, bien sûr. Sinon, ça ne vaut pas la peine de venir. Tu sais bien que toi et moi, on est la meilleure team !

Je souris, ferme les yeux et balade mon doigt sur la liste pour trouver une chanson au hasard. Et je glousse en lisant le titre.

— J’espère que tu aimes les chansons niaises, soufflé-je en montant sur scène pour sélectionner le morceau, et tente de me rappeler du clip.

J’entends Eliaz rire dans mon dos quand il se penche sur mon épaule pour découvrir que nous allons chanter “J’ai encore rêvé d’elle”, et je sens mon poul s’emballer dans ma poitrine quand son torse se plaque dans mon dos pour récupérer le micro.

— Tu crois qu’ils s’attendent à ce qu’on s’engueule ou pas ? chuchoté-je à son oreille.

— Je crois qu’ils s’attendent à tout sauf à ça, rétorque-t-il en me serrant dans ses grands bras et en faisant semblant de sourire niaisement.

Eliaz joue à l’amoureux transi et quelques sifflets de collègues se font entendre alors que la musique commence.

Dire que je chante mal n’est pas un secret, mais dans le cas présent, alors qu’Eliaz ne me lâche pas, que son souffle chaud balaie la peau nue de mon épaule, que nos regards se croisent, je pense que c’est encore pire. Surtout que l’intensité qu’il met dans nos échanges visuels me donne l’impression qu’il pense chacune des paroles qu’il prononce et qu’elles me sont destinées. Finalement, on est dans notre bulle plutôt qu’autre chose, vraiment à s’en foutre des autres, mais c’est aussi tout à fait sérieux. Tellement sérieux que j’ai bien peur de craquer et de lui rouler une pelle à la fin de la chanson. Devant tous nos collègues. Oui, j’y pense sérieusement pendant quelques secondes. Au lieu de quoi j’éclate de rire et fais je ne sais combien de révérence, jouant la starlette quand nos collègues nous applaudissent.

— Merci pour ce moment, Partenaire ! Et le plus ridicule de nous deux, sur cette scène, c’était assurément moi, rassure-toi !

— C’était une bonne chanson pour nous deux. Et je trouve que tu chantes très bien. Partenaire particulier cherche partenaire particulier, chantonne-t-il en retournant à sa place.

Je le suis et me rassieds sans manquer le regard perplexe d’Hélène. Ou curieux ? Espiègle ? Je ne sais pas trop, mais quelque chose me dit que je vais avoir droit à un interrogatoire la prochaine fois qu’on va se retrouver à deux.

Un gloussement incontrôlable me saisit quand j’entends la voix bien trop aiguë d’Hervé sur un titre de Balavoine. Il n’a pas du tout le physique qui correspond à ce timbre, et je sens le corps d’Eliaz secoué de spasmes à mes côtés. C’est comme ça que je me rends compte que nos bras se touchent et que ce contact est tellement naturel que je ne m’en suis même pas rendu compte.

— Je comprends mieux pourquoi il bougonne dès que je mets la musique, il ne voulait pas qu’on découvre sa voix de chanteur, soufflé-je.

— Oui, tu crois que c’est un castrat ? pouffe-t-il.

— Je crois surtout qu’à force de faire des allers-retours aux toilettes dix fois par jour, il a dû finir par se coincer les roubignoles dans la fermeture éclair de son jean, ricané-je.

— Que tu es mauvaise langue ! me répond-il en souriant. On va t’appeler plume de vipère ! Quoique, ça serait bizarre, une vipère avec une plume. Mais ça t’irait bien dans ton style un peu décalé !

— Ça pourrait faire un joli tatouage si les serpents ne me rebutaient pas, ris-je avant de frissonner sans pouvoir me retenir. Beurk, ouais, non en fait. Je ne suis pas une vipère, j’invente des vies à tout le monde, que veux-tu. Perchée un jour, perchée toujours, et contrairement à mes parents, c’est sans fumette.

Nous applaudissons Hervé qui cède sa place à la comptable et notre collègue chargé des sujets politiques. Tous les deux, un brin coincés, choisissent “Tomber la chemise”, nous faisant tous halluciner. Certains se lèvent déjà pour danser, et j’observe tout ce petit monde se décoincer le balai qu’ils ont dans le popotin au bureau, avec un sourire au coin des lèvres. Véronique, restée assise à sa place, semble satisfaite de sa soirée organisée dans l’objectif de rassembler les troupes.

Et là, je vois ma petite Hélène et son sourire en coin, avec ses grosses paluches. Elle se plante entre Eliaz et moi et lui chuchote quelque chose à l’oreille. Lui, me lance un regard, mais n’a pas le temps de quoi que ce soit qu’elle attrape sa main et l’embarque sur la piste de danse improvisée. Soit elle a pigé qu’il s’est passé quelque chose entre Eliaz et moi, et vu le regard qu’elle me lance, c’est bien possible, soit elle tente sa chance, et elle risque de passer par la fenêtre de la salle de réunion lundi matin prochain.

Oui, je crois qu’il va falloir que j’accepte que je suis douée de ce sentiment nouveau qui me fait grimacer plutôt que sourire. Bonjour, petite jalousie ! Moi qui suis généralement du genre impulsive, il va bien falloir que j’arrive à me contenir. Pauvre Hélène, elle ne mérite pas un vol plané du quatrième étage, même si elle pose ses sales pattes sur le Breton qui a, j’en conviens, un joli déhanché. Je dirais même plus, un très beau déhanché. Fait suer, je déteste vraiment être jalouse, en fait, surtout que je n’en ai pas le droit après l’avoir repoussé.

Je profite de ce moment pour sortir mon téléphone, et arrêter de lancer des éclairs avec mes yeux, histoire de vérifier si Monsieur 88% m’a envoyé un message. Évidemment, ce n’est pas lui qui va pouvoir me distraire ce soir. Pas de nouvelle, bonne nouvelle, non ? J’hésite vraiment à lui proposer le troisième rencard, à lui, parce que je sens que ça pourrait réellement coller entre nous… Et ça me gêne par rapport à Eliaz, parce que si on oublie qu’on bosse ensemble et que je suis un peu trop folle pour lui, je suis certaine qu’il pourrait se passer quelque chose avec lui aussi. Cette histoire de sites de rencontre m’a un peu trop chamboulée, en vérité, jusqu’à me pousser à m’interroger sur mon avenir sentimental, et ça, ça n’était jamais arrivé. Véronique aussi pourrait plonger du quatrième étage pour m’avoir embarquée là-dedans, sérieusement. Ma petite vie était parfaite avant qu’elle nous confie ce sujet, je ne me posais pas de question, je vivais, tout simplement. Et je n’étais pas aussi intime avec le Breton. Sans regretter la nuit que nous avons passée ensemble, je sens bien que ça a changé quelque chose entre nous, et j’ai même le sentiment que ça l’a changé, lui aussi.

Je finis mon cocktail cul sec lorsqu’Eliaz revient s’asseoir à mes côtés, tout sourire, sa chemise à moitié déboutonnée, et j’ai beau faire de mon mieux pour ne pas profiter du spectacle, je ne parviens pas à m’ôter de la tête que j’ai caressé cette peau apparente de mes doigts et de mes lèvres.

— Toi aussi, tu as décidé d’arrêter d’être coincé l’espace d’une soirée ? le taquiné-je pour arrêter de le mater comme une morte de faim.

— Je crois que c’est ce que j’ai vécu avec toi qui m’a aidé à changer. Tu es la magicienne responsable de ça ! indique-t-il en montrant sa chemise ouverte.

— Vas-y mollo quand même sur le dévergondage, faudrait pas que tu enchaînes les conquêtes non plus, soufflé-je avant de me rendre compte que mes propos sont totalement déplacés. Enfin, à moins que tu penses que c’est davantage normal pour un homme que pour une femme…

— Je te rappelle que j’ai demandé à une femme superbe une deuxième chance et que je suis toujours en attente de sa réponse. Heureusement que je suis patient, tu as pu le voir en constatant combien de temps j’ai attendu mon ex.

— Arrête d’attendre les femmes, Eliaz… Tu mérites mieux que ça, tu sais ? rétorqué-je avec un sourire triste.

— Quoi qu’il se passe, je pense que ça, ce n’est pas possible. J’ai peut-être un problème psychologique, mais je crois toujours au Grand Amour. Je ne changerai jamais là-dessus, c’est certain.

— Tu mises peut-être sur les mauvais chevaux surtout, mon Lapin. Tout le monde ne mérite pas d’avoir un Breton qui croit au Grand Amour dans sa vie.

Je dépose un baiser sur sa joue et file aux toilettes. Oui, je fuis la conversation, ça virait trop personnel pour moi. Pas dans mes habitudes d’agir de la sorte, mais j’ai l’impression qu’il faut que je blinde mon petit cœur qui bat la chamade dans ma poitrine. Oulah, je vire romantique, moi, je dois juste avoir des palpitations parce que j’ai bu mon Mojito trop vite. Oui, ça doit être ça, voilà. On y croit tous…

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