48. L’ami câlin
Adèle
Il est plus de vingt-trois heures lorsque je passe les portes de la coloc qui est déjà totalement silencieuse. Je sais qu’Aya est de sortie, ou du moins, qu’elle crèche chez sa nana du moment. Pierrot doit être en train de streamer dans sa chambre sur je ne sais quel jeu, et James est sans doute en train de bouquiner l’une de ses romances hétéros alors qu’il nous rabâche sans cesse que la psychologie féminine lui donne des aigreurs d’estomac. Allez savoir pourquoi il ne se contente pas de ses romances homosexuelles, je n’ai pas réussi à comprendre.
Je souris en entrant dans la cuisine où une assiette m’attend, la fais réchauffer rapidement et monte avec mon encas et ma valise au deuxième étage. Si j’avais dans l’idée de tout vider pour ranger mes affaires du weekend, l’état de ma chambre me mine suffisamment pour que je me dise qu’une valise en plus du bordel ou pas, ça ne fera pas trop de différence. Je mange rapidement et finis par ouvrir ma valise pour récupérer ma trousse de toilette, la laissant traîner devant mon miroir sur pied. Je me déshabille et file à la salle de bain pour une bonne douche délassante après le trajet en train et cette longue journée qui me laisse un goût amer en bouche.
J’ai eu un mal de chien à m’endormir. Repousser Eliaz hier soir s’est avéré bien plus difficile que je ne l’aurais pensé. Concrètement, si mon cerveau était parvenu à se mettre en off, et ça n’était pas loin avec ce baiser sur la plage, je pense que j’aurais passé la nuit avec lui. Mais pour quoi, au final ? Un retour au boulot demain matin avec une gêne entre nous ? Un millier de questionnements supplémentaires ? Il s’est déjà attaché à moi, je le vois, je le sens dans ses propos et ses gestes. Quant à moi ? Joker, encore…
J’aurais pu craquer ce matin. Il était onze heures quand Eliaz est venu frapper à la porte de la chambre que j’occupais. Le timide journaliste a laissé place à un homme qui sait ce qu’il veut, et il n’a pas lésiné sur les moyens. Petit déjeuner léger au lit comme la veille, proposition de balade sur la plage vu le soleil, déjeuner préparé par ses soins… et contacts physiques. Discrets, souvent des frôlements, mais mon corps était plus que conscient de la présence du sien dans mon espace vital. Le pire, c’est que ça me plaît. Ce flirt est plutôt grisant, même si j’ai bien conscience qu’y résister me demande beaucoup d’efforts.
Finalement, cette douche n’aura pas l’effet escompté. Evidemment, mon cerveau carbure dans tous les sens, comme souvent, et je sors de la salle de bain avec mon collègue en tête. Encore et toujours. Ça devient obsessionnel, et je ne sais pas quoi en penser. Je me prends trop le chou avec tout ça, ça me perturbe.
J’enfile un short et un débardeur pour la nuit, zieute mon lit un petit moment avant de me décider à aller frapper à la porte voisine. Je sais que le sommeil va me fuir, ce soir encore, alors autant aller papoter avec mon colocataire/ami/proprio/confident qui, à défaut de lire, emmitouflé sous la couette, est installé devant son chevalet et peint encore une toile totalement abstraite mais qui, comme souvent avec lui, m’hypnotise suffisamment pour que je la boucle un moment en tentant de comprendre ce qu’elle me fait ressentir.
C’est lui qui finit par poser son pinceau pour venir me saluer de son smack habituel avant de me faire signe de m’installer. Je me glisse sous les draps, adossée contre la tête de lit, et l’observe reprendre sa tâche. Torse nu, quelques gouttes de peinture sur son torse et ses mains, les cheveux en bataille, le beau gosse me lance un sourire entendu lorsqu’il me surprend en train de le détailler de la tête aux pieds. Allez savoir pourquoi je trouve un mec canon quand il est pieds nus et ne porte qu’un bas de jogging, sérieusement ? Les fantasmes féminins sont parfois carrément trop loufoques.
— Fais pas cette tronche, j’imaginais Chris Hemsworth à ta place, en fait, plaisanté-je.
— N’importe quoi, il n’a pas ma carrure d’athlète et mon sourire charmeur. Tu sais que tu n’es pas mon genre, même si tu es la plus jolie des femmes que je connaisse ?
— Merde, moi qui avais espoir que tu me colles dans ton lit après avoir fait un nu de moi, soupiré-je. Tu viens de briser mes rêves, mon petit Chat.
— J’ai comme l’impression que ce n’est pas moi qui suis responsable de tes états d’âme. Ton weekend breton n’était pas à la hauteur ?
— J’aurais pu passer le weekend à poil et au lit si je l’avais voulu, et pas qu’avec Eliaz. Les footeuses célibataires sont aussi chaudes que leurs compatriotes masculins ! Au lieu de quoi, je me suis frustrée, j’ai rencontré l’ex du breton, joué la petite amie parce que la nana se prenait vraiment pas pour une fille lambda, repoussé Eliaz parce qu’il s’y est un peu trop vu… J’ai invité Monsieur 88% pour mon troisième rencard, manqué de sommeil, possiblement un peu fantasmé sur Kerouaec père… Tout roule, mon cerveau va exploser, James, ris-je. Et ton weekend ?
— Eh bien… j’ai peint, moi. Beaucoup plus reposant. Et j’ai hâte de voir ce que ça fait, la bouillie de cerveau d’une folle comme toi. Tu as réussi à faire tout ça en deux jours ? Mais, comment tu fais ?
— Trois jours, Chéri, trois jours. Les footballeuses, c’était vendredi. Est-ce que je suis folle si choisir 88% pour mon rencard me met mal à l’aise par rapport à Eliaz ?
— Tu es folle de ne pas sauter sur ce mec. Tu as vu comme il est beau ? Surtout pour un type qui pourrait ressembler à Raspoutine et Napoléon réunis. 88% ne t’a toujours pas envoyé de photo ?
— Tant qu’il ne ressemble pas à mon père, ça devrait aller ! Et non, pas de photo… Je ne sais pas si ça m’angoisse ou si ça m’excite, en fait, de le découvrir seulement sur place. On se voit mardi soir, t’es toujours OK pour être présent au bar ?
— Bien sûr ! Et il faut qu’on se mette d’accord sur un code ! C’est tellement excitant de jouer à l’agent secret. Ou au garde du corps. Mais tu imagines si je débarque alors que tu vas conclure parce que j’ai mal interprété ce que vous faisiez ?
— Eh bien… on envisagera un plan à trois si tu fais ça, gloussé-je. Tu me connais suffisamment pour que mon langage corporel te parle, non ? Tu le verras, si je suis mal à l’aise… Je t’enverrai un message pour te dire si tu peux y aller, au pire.
— Tu es folle de sortir avec ce type, quand même. On dirait que tu lâches la lumière pour l’obscurité. Ou que tu choisis le côté sombre de la force. Et moi, j’adore ça !
— Hum… On s’entend bien en virtuel, je suis curieuse de voir ce que ça donne en face à face. C’est Eliaz qui semblait moins ravi de savoir que j’ai trouvé mon rencard, soupiré-je.
— Tu m’étonnes, il n’a toujours pas abandonné, alors ? J’espère qu’il va te laisser tranquille une fois qu’il aura compris que tu ne lui ouvriras plus tes bras.
Je reste silencieuse un moment, ce qui pousse James à quitter des yeux sa toile pour m’interroger silencieusement. Je grimace, remonte la couette sur mon visage et pousse un soupir à réveiller les morts avant de sentir le matelas s’affaisser à mes côtés.
— Et si j’en ai envie ? lui demandé-je finalement alors qu’il tire sur le tissu pour découvrir mon visage. Si… Putain, j’ai envie de remettre le couvert, James. Sauf que je pense au boulot, à lui qui est déjà trop attaché, à moi qui… qui le suis aussi, en fait…
— Toi aussi ? C’est à ce point-là ? Et pourquoi tu ne craquerais pas, alors ? Cela pourrait faire une belle histoire, je trouve.
— Une belle histoire ? J’ai jamais eu de relation suivie. Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Et puis, on est trop différents, lui et moi. Eliaz va vite en avoir marre de mon côté bordélique, un brin folle, exubérante.
— Je crois qu’il sait ce que tu es, qu’il connaît ta personnalité, et ça n’a pas l’air de le déranger plus que ça. Tu sais que souvent, ce sont les opposés qui s’attirent ?
— C’est ce que disent les couples que tout oppose pour se convaincre que ça va marcher, bougonné-je. Et ceux qui sont sur la même longueur d’onde vont te sortir “Qui se ressemble s’assemble”. Tu sais… Je me demandais si je serais capable de rester fidèle, en fait. J’ai toujours vadrouillé à droite, à gauche depuis que j’ai une sexualité active… La vérité, c’est que je suis restée abstinente depuis ma nuit avec Eliaz.
James me regarde avec de grands yeux avant de faire la moue.
— Eh bien, tout est possible avec ce mec. Il serait peut-être partant pour un couple libre, mais vu ce que tu dis, ça ne semble même pas être nécessaire. Annule ton rencard et sors avec lui, merde. Tu crois quoi ? Que tu vas réussir à coucher avec Monsieur 88% ? Et même si c’est le cas, tu vas l’oublier, ton Breton ?
Un couple libre ? Il est fou, lui. L’idée qu’Eliaz aille voir ailleurs me donne littéralement des envie de meurtre. Foutue jalousie… Je crois que je me suis fichue dans un pétrin pas possible en couchant avec mon collègue.
— J’en sais rien, et je n’y vais pas avec l’objectif de finir dans son lit. Je veux le rencontrer, c’est tout. Je suis curieuse, en fait. Nos échanges sont… naturels, tu vois ? Il part dans mes délires à chaque fois, on a des goûts en communs, je… je sais pas, ça me brouille le cerveau, tout ça.
— Tu sais quoi ? Si le mec de l’appli ne te fait aucun effet en vrai, tu sauras ce qu’il te reste à faire. En espérant qu’Eliaz ne décide pas au dernier moment à se trouver un troisième rencard. Ça serait trop la poisse, ça.
— Ça ne changera rien au fait que nous sommes collègues, qu’au boulot on passe notre temps à se piocher le nez, et que je ne suis pas sûre d’être capable d’être en couple. J’aime ma liberté, James, ça me fout la trouille de me poser…
— Ah oui, on avait dit pas avant trente ans pour se poser ! Tu vieillis trop vite, ma Puce. Bientôt, tu seras aussi sage que moi !
— Hum… Je peux dormir avec toi, ce soir ? Je jure solennellement que mes intentions sont bonnes, ris-je. Je veux juste dormir, et ton côté radiateur et doudou humain devrait m’aider.
— Le jour où tu voudras plus que dormir avec moi, je m’inquiéterai vraiment, tu sais ?
— Je crois qu’on devrait l’envisager sérieusement. Tu sais, faire un deal. Si dans cinq ans, toi et moi on n’a pas trouvé chaussure à notre pied, on se marie et on fait deux gosses. Après tout, on s’entend bien, on vit ensemble, on dort ensemble… Ne manque plus que le sexe et on a la totale du couple, non ?
— Il manque aussi l’amour, soupire-t-il. Enfin, je t’aime, hein ? Mais pas comme ça. Pour moi, un couple sans amour, c’est comme une chaussette sans trou, ça ne peut pas durer. Bref, je lis trop de ces stupides romances pour me contenter d’une relation sans ce qui est pour moi le plus beau sentiment de tout l’Univers.
— Merde, tu es un vraie guimauve, soupiré-je. Je retire ma demande en mariage, laisse tomber. Je peux quand même dormir avec toi ?
— Bien sûr ! Il ne sera pas dit que ton chevalier servant n’a pas rempli sa mission de radiateur ! Et puis, tu dors toujours bien dans mes bras, je serais trop cruel de te refuser ça.
Je souris en le voyant embarquer son matériel de peinture à la salle de bain pour le nettoyer, et ne demande pas mon reste lorsqu’il se glisse sous la couette. Je me cale contre lui et pousse un soupir de contentement. J’avoue que pour une nana qui n’a pas envie de s’attacher à ses conquêtes, je ne suis pas très crédible quand je réclame des papouilles et me blottis contre le corps chaud qui partage ma couche. Pas romantique, mais pas non plus du genre à partir à peine satisfaite. Et je plaide coupable, mes dernières pensées, ce soir encore, se portent sur Eliaz et le sentiment de bien-être qui m’a étreinte en m’endormant entre ses bras. Je suis foutue, c’est sûr.
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