50. La galère du baratineur

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Adèle

Ma première pensée est que j’ai envie de le gifler. Genre, vraiment. Pour moi qui ne suis pas du tout une violente, cette idée fugace est choquante. Bon, OK, il m’arrive d’imaginer toute sorte de tortures pour Véronique quand elle nous pond des idées pourries, comme ces inscriptions sur les sites de rencontre, par exemple, mais en dehors de ça… Je veux dire que je n’ai jamais pensé à vraiment agir en ce qui la concerne, pourtant face à Eliaz, je sens mon corps bouillonner et prêt à agir. Ça ne dure pas bien longtemps, mais ça m’est quand même passé par la tête.

Je jette un coup d'œil à James qui m’observe en se demandant ce qui se passe, hausse les épaules avant de fusiller du regard mon collègue.

— Donc, ça fait plus de deux semaines que tu me mènes en bateau ? Et ça va, tu le vis bien ?

— Tu refusais de m’écouter, j’ai… j’ai utilisé un autre moyen de communiquer avec toi. Et c’était plutôt agréable, non ? Je ne l’ai pas super bien vécu, non, mais je n’ai pas trouvé d’autre solution. Je suis désolé, Adèle. Je crois qu’il vaut mieux que je te laisse, en fait. C’était la pire idée de ma vie, indique-t-il tristement en faisant un pas en arrière.

— Certainement pas ! Tu t’assieds, je compte bien vider mon sac, je déteste les non-dits et demain on doit bosser ensemble, alors hors de question qu’on se sépare sans avoir posé les choses.

— Et je reste en tant qu’Eliaz ou je dois continuer à me faire appeler Monsieur 88% ? demande-t-il en esquissant un sourire avant de poser sa main sur la chaise.

Je me retiens de sourire et l’observe en silence jusqu’à ce qu’il finisse par s’installer en comprenant que je ne lui répondrai pas. Après quoi, je fais signe à James qu’il peut rentrer à la coloc, je sais qu’il veut finir sa petite romance tranquille, mais également qu’il ne dormira pas tant que je ne serai pas passée sur le grill pour lui raconter ma soirée. Pire, il est capable de m’envoyer des messages toutes les cinq minutes pour m’obliger à rentrer ou à lui répondre.

— Lequel des deux est le vrai ? Eliaz, ou Monsieur 88% ?

— Eh bien, ce n’est pas facile de faire la différence… Pour moi, les deux sont vrais, non ? Tu n’as pas l’impression que nous sommes les mêmes ? Et que ça matche bien par écrit ou en vrai ? m’interroge-t-il, plein d’espoir.

— Moi, j’ai vraiment été moi, sur l’application. Je veux dire que je ne me suis pas cachée derrière un pseudo, que je n’ai pas gardé l’anonymat volontairement, que… je ne savais pas qui était de l’autre côté. Contrairement à toi. Donc, je te pose sérieusement la question, tu t’es joué de moi dans nos échanges, en plus de le faire globalement, ou tu étais sincère dans tes réponses ?

— Je ne t’ai jamais menti sur rien, Adèle. Sinon, vu comme je te connais, tu crois bien que j’aurais dépassé les 88%. Et puis, honnêtement, si tu avais vu ma tête sur mon profil, tu m’aurais parlé ?

— Pour quoi faire ? Sérieusement, je… j’ai du mal à comprendre ta démarche. Je me sens juste flouée, là, même si je salue ton culot de faire ça et d’oser venir ce soir.

— Si tu savais combien de fois j’ai failli faire demi-tour, tu te moquerais de moi. Je… Avoue que c’est la première fois qu’un type tente cette approche avec toi ! dit-il en arborant son sourire si charmeur.

— Evidemment, puisque jusqu’à ce que Véronique nous oblige à nous inscrire sur ces merdes, je n’y étais jamais allée, grimacé-je.

Le serveur nous interrompt pour prendre notre commande et pour la première fois de ma vie, je ne suis pas très agréable avec lui. Pas mon genre non plus, ça, mais l’interruption me dérange, j’ai déjà le cerveau en vrac, si en plus il nous coupe dans nos échanges, je vais vriller de la caboche, moi. Sans compter que je suis obligée de faire signe à Eliaz de commander, vu qu’il ne sait pas trop sur quel pied danser de son côté. Bien fait. Quitte à me la mettre à l’envers, il paiera l’addition complète, je vais faire ma Diva.

— Et tu penses arriver à quoi en t’imposant, ce soir ? l’interrogé-je une fois le pauvre serveur parti.

— Je ferais mieux de te laisser, Adèle. Je savais que ce n’était pas une bonne idée et que tu le prendrais mal. Mais je ne cherche pas du tout à m’imposer… Enfin, si, un peu, mais ça ne se dit pas, si ?

— Non, reste, Eliaz… Je… je te demande simplement d’être honnête avec moi. Arrête de passer par quarante chemins pour dire ce que tu as à dire, bon sang. Tu détournes toutes mes questions, c’est… Bref, j’ai besoin de comprendre ce que tu fiches ici, pourquoi tu as fait ça, et ce que tu attends de moi, au juste, après ça.

— Mais je suis honnête avec toi ! Toujours ! C’est toi qui ne veux pas m’écouter ! Qui ne m’entend pas ! s’emporte-t-il un peu. Tu n’as pas compris que je veux plus qu’une nuit avec toi ? Et tu sais, j’ai réfléchi, hein ! On ne dirait pas en me voyant parler comme ça, en agissant comme un imbécile un peu fou, mais des fois, j’ai trois pensées qui s’enchaînent et des neurones qui se connectent. Et quand ça se produit, je me dis que notre rencontre est trop belle pour s’arrêter à ce simple one-shot. Tu te rends compte que je suis prêt à foutre en l’air ma carrière pour toi ? Parce que si tu ne ressens rien pour moi, si tu ne partages pas mes envies, je sais qu’après ce soir, il ne me restera plus qu’à démissionner. Je ne me vois pas t’imposer de me côtoyer au quotidien après un fiasco comme celui qui est en train de se dérouler là. Et ça m’étonnerait que ce soit ce cocktail maison qui sauve la soirée.

Je doute qu’il apprécie ma réaction, mais en le voyant s’emballer comme ça, je ne parviens pas à retenir mon éclat de rire. Le pauvre, j’agis vraiment n’importe comment, ce soir, mais c’est lui qui m’a totalement déstabilisée, aussi ! Je ne l’ai absolument pas vue venir, celle-là. Eliaz en Monsieur 88%... Ça ne m’a même pas traversé l’esprit.

— Détends-toi, mon Lapin. Je serais déjà partie si je l’avais voulu, soufflé-je en tentant de me calmer parce que le sujet est tout de même sérieux. Ne pose pas ta dem’, Véronique en ferait une syncope et je suis sûre que tu serais bien incapable de te retenir de lui dire qu’on a couché ensemble si elle cherche à te tirer les vers du nez.

— Je te fais rire, c’est ça ? Je pensais que j’aurais pu te faire peur, t’énerver, te mettre en colère, mais t’amuser, j’aurais pas cru. Je pense que c’est pour ça que je ne suis qu’à 88%. Tu es encore pleine de surprises pour moi… Et je sais tenir ma langue, au fait. Tu n’as rien vu venir pour cette rencontre, je sais me taire quand il le faut.

— Hum… En fait, je suis un peu en colère quand même. De m’être faite avoir, j’imagine, et peut-être aussi que tu sois si insistant. C’est… flatteur, mais j’ai peur que tu t’acharnes pour rien, Eliaz. Je te l’ai déjà dit, je n’ai jamais été en couple et je doute de savoir faire. J’aime ma liberté, j’aime… dormir seule quand je n’ai pas envie d’être accompagnée, rester tranquille à la coloc ou sortir avec mes amis sans avoir de comptes à rendre… Et pas la peine de me proposer un plan de sex-friends ou je ne sais quoi, on a beau n’avoir que 88% de compatibilité, je sais que ce n’est pas ce que tu attends d’une relation…

— Pour toi, je suis prêt à m’adapter, Adèle. Tu sais, quand je m’imagine un futur sans toi, je déprime. J’ai l’impression que ce n’est pas possible. Et je ne te demande surtout pas de changer, ce serait un crime que de transformer ta personnalité. Tu es tellement… merveilleuse. Et moi, le journaliste, je suis à court de mots quand je pense à toi. Je ne dis pas que ça me ferait plaisir de ne pas être avec toi quand tu sors avec tes amis ou que tu me dis que tu préfères être seule qu’avec moi, mais ça, je suis prêt à l’accepter. Ce que je ne supporterais pas, par contre, c’est que tu n’aies plus aucune place dans ma vie. Enfin, je dis ça, mais si tu me le demandes, je ne suis pas non plus un malade mental, je te laisserai tranquille.

Je reste silencieuse le temps que le serveur dépose nos crêpes salées devant nous, mais aussi un petit moment après cette déclaration. Parce que c’en est une, on est d’accord ? Je ne sais même pas quoi lui répondre, alors, comme d’habitude, je dévie vers l’humour, affichant mon sourire taquin.

— Tu es sûr ? Parce qu’il me semble t’avoir déjà dit non plusieurs fois…

— Oui, c’est vrai, ce n’est pas cool de ma part d’avoir autant insisté. Mais quand on rencontre la femme de sa vie, ça mérite un petit effort non ? Je… je n’avais pas envie d’avoir de regrets en ne tentant pas le tout pour le tout. Mais là, je te promets que si tu me dis à nouveau non, tu n’entendras plus parler de moi. Enfin, sauf si tu mets de la musique de merde dans le bureau. Il y a des limites à ne pas franchir, quand même !

Je vois qu’il tente de faire de l’humour mais qu’il est pris par l’émotion et je suis étrangement touchée par son discours.

— Définis la musique de merde, pour voir ? souris-je.

— Non, mais qui écoute encore Emile et Images à notre époque ? demande-t-il en levant les yeux au ciel. Franchement, les démons de minuit, ça fait longtemps qu’ils auraient dû passer le jugement dernier et nous laisser tranquilles ! Tu as beau être la plus belle femme que j’aie jamais vue, il y a des choses qui sont difficiles à accepter.

— Je t’ai vu sourire en nous regardant danser avec Hélène dans le box. Et pas seulement parce qu’elle a failli m’envoyer dans le décor, ris-je. On vit tous trop sérieusement, tu sais ? Au bureau, les trois quarts font la tronche tous les jours, et si je mets de la musique de merde, c’est pour les faire réagir. Tout le monde a forcément un souvenir ridiculement drôle sur les Démons de minuit, non ?

— Moi, mon souvenir sur cette musique, c’est toi. Si je souris, c’est parce que tu es toi. Si je souris, c’est aussi parce que tu es là. Je sais que ça va encore te paraître trop sérieux, mais je crois que sans toi, je ne suis pas sûr de savoir ce que c’est que rire et être heureux. Et s’il faut que je vienne au boulot habillé dans un costume de lapin pour te faire plaisir, je le ferai. Tu as déjà bouleversé mon monde et ma vie, alors, un peu plus ou un peu moins, je ne suis plus à ça près.

Je secoue la tête en souriant et prends le temps de l’observer, une fois encore. Je pense que, pour la première fois de ma vie, et les premières arrivent un peu trop ce soir à mon goût, j’envisage de tenter le coup. Sauf que je ne sais pas si je suis prête à passer ce cap. Il a beau dire qu’il ne veut pas que je change, Adèle, c’est la fille libre qui vogue de bras en bras au gré de ses envies. La fille suffisamment folle pour parler d’elle à la troisième personne et trouver ça fun plutôt que bizarre.

La vérité, c’est que j’ai les mains moites et le palpitant qui déconne depuis qu’Eliaz est arrivé, tout beau dans sa chemise noire, dans son attitude mal à l’aise, vindicative, sérieuse, un peu drôle aussi… Il me retourne aussi facilement qu’une crêpe, en fait. Et la comparaison est étrange, j’en conviens.

D’un autre côté, je dois avouer que le fait qu’Eliaz et Monsieur 88% soient la même personne me rassure un peu. Ou beaucoup. Le feeling sur le site de rencontre était bien réel, et si je suis honnête, j’aime passer du temps avec Eliaz, au boulot comme en dehors. C’est naturel, ça coule de source… Et je suis perdue, encore et toujours. J’aurais peut-être dû demander à James de rester, j’ai besoin d’une séance psy avec lui, je crois. Et si je faisais tout foirer ?

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