14. Une convocation pour des rencards

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Adèle


J’enfile mes écouteurs et mets en route ma playlist, un sourire en coin plaqué sur les lèvres. Je joue avec le fil qui, évidemment, n’est pas branché, alors que les premières notes d’Overkill de Motorhead font sursauter mes collègues alentour. Je baisse un peu le volume pour ne pas les importuner plus que nécessaire et sifflote en commençant à traiter mes mails. Ma tête dodeline en rythme avec la musique et je suis sûre que les parisiens déprimés qui m’entourent meurent d’envie de me jeter par la fenêtre. Ils devraient plutôt me remercier d’avoir mis des baskets plutôt que des talons, au moins, ils ne m’entendent pas battre la mesure du pied.

Pourquoi est-ce que je fais ça ? Allez savoir. La première fois, je voulais voir s’il y aurait des réactions, et c’est Hervé qui est venu me dire qu’il était interdit de mettre de la musique si nous n’avions pas un casque ou des écouteurs sur les oreilles. Voilà qui n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde. J’ai noté sa phrase, recommencé le lendemain, ce qui l’a un peu agacé, mais il a eu l’air totalement dubitatif quand je lui ai dit que j’avais des écouteurs. Je l’ai vu aller fouiner dans son bureau, en sortir un papier qu’il a étudié pendant une bonne dizaine de minutes avant de ronchonner en se dirigeant vers le couloir où se trouve la machine à café. Moi, ça m’a fait rire. Je l’ai lu, le règlement, en arrivant ici. Quand on ne sait pas manier les mots, on finit par se faire avoir.

La vérité, c’est que je varie les styles et les interprètes. Je sais qu’Hervé, justement, adore Motorhead. Alors je fais plaisir à au moins une personne quand je mets la musique. Et puis, plus personne ne dit rien. En général, Hélène, installée derrière moi, chantonne de sa jolie voix les titres qu’elle connaît sans même s’en rendre compte, Guillaume finit par venir faire un boeuf avec moi quand les Red Hot fendent le silence, utilisant ce qui lui passe sous la main pour simuler un solo de guitare. Véronique lève les yeux au ciel quand elle passe, mais son déhanché est toujours plus marqué quand la musique emplit l’espace. Bon, je ne fais pas cas d’Eliaz. Il ne dit plus rien, mais si chaque fois qu’il m’a lancé un regard noir, j’avais gagné un euro, j’aurais sans doute pu me payer un séjour aux States pendant mes vacances d’été. Le pire ? J’adore ça.

Ces deux dernières semaines, nos relations se sont un peu apaisées. Avec l’article sur la salle de sport que nous avons bouclé il y a dix jours, avec deux jours d’avance sur la deadline pour qu’il ne panique pas, nous sommes parvenus à rédiger deux autres chroniques pour le site Internet sans nous écharper. A croire que survivre au coach macho et son parcours du combattant a un peu calmé nos ardeurs. Je ne suis pas sûre que ça dure bien longtemps, j’ai failli lui sauter au cou, et pas pour l’embrasser, il y a deux jours alors que nous terminions la rédaction d’un Elle et Lui sur l’accueil des clients et clientes dans un garage automobile. Autant dire qu’il y avait matière à rédiger un papier de dix pages, je peux vous le garantir !

— Adèle, Eliaz ! Dans mon bureau.

Je lève le nez de mon ordinateur et grimace en observant Véronique, dont la crispation ne me dit rien qui vaille. Ça sent l’entourloupe à plein nez, et si j’en crois le regard que me lance mon collègue, il l’a également remarqué.

— Tu ne lui fais pas remarquer qu’elle t’interrompt dans ton travail, à elle ? soufflé-je à Eliaz en le rejoignant devant son box alors qu’il se lève, son calepin en main.

— On m’a toujours appris à respecter l’autorité de la hiérarchie. Que veux-tu, je suis bien élevé, moi.

— Je rêve ou tu critiques mon éducation ? Fais gaffe, mes parents viennent sur Paris, ce weekend, je vais te les coller dans les pattes, ça va te détendre, ris-je.

— Ah non, ça, je ne me le permettrais pas. Par contre, la façon dont toi tu t’es emparée de cette éducation, là, je peux me lâcher, non ?

— Que veux-tu, j’adore n’en faire qu’à ma tête, c’est ce qui fait tout mon charme, outre ma jolie poitrine et mon cul d’enfer, j’entends !

Oui, depuis qu’il a sorti ça au coach, j’en joue à mort. J’adore voir ses pommettes se teinter de rouge et le voir détourner le regard, mal à l’aise. Vilaine Adèle, toujours avec lui. Et la grimace qu’il me sert à cet instant accroît mon sourire alors que je frappe à la porte vitrée du bureau de notre boss.

Nous nous installons docilement tous les deux devant elle, et je jurerais qu’elle nous regarde avec appréhension. Qu’est-ce qu’elle mijote ?

— Tu nous as convoqués pour qu’on se regarde dans le blanc des yeux ? me moqué-je. Y a un problème avec les chiffres de l’édition spéciale ? J’ai vu quelques retours sur les réseaux sociaux, notre article a l’air de plaire.

— Eh bien oui, c’est ça. Il plaît et il plaît beaucoup, même ! On n’a jamais eu de tels chiffres ! s’exclame-t-elle en quittant son air mystérieux. Bravo à vous deux ! Je savais bien que votre duo allait faire des étincelles.

— Pourquoi tout ce tralala alors ? Tu ne pouvais pas nous faire venir de manière plus joyeuse ? grommelle Eliaz avant de sourire.

— Elle est surtout en train de se féliciter elle-même pour son idée loufoque, pouffé-je.

— J’avoue que j’ai fait fort, non ? Je suis sûre que la moitié de vos collègues pensaient que vous alliez vous entretuer sous quinze jours.

— J’ai essayé, mais j’ai dû abandonner. On ne dirait pas comme ça, mais sous son cul d’enfer, elle est coriace.

J’éclate de rire, aussi surprise qu’amusée par sa répartie. Oui, nos relations se sont plutôt améliorées, j’en conviens, ce qui semble faire plaisir à Véronique.

— Contente que tu aies raté ton coup, Eliaz. Le comité rédactionnel a déjà déterminé la date de sortie et le thème du prochain numéro spécial, les jeunes, et vous aurez un sujet imposé pour le prochain article d’Elle et Lui.

Ah… Voilà le retour de la gêne. Tu m’étonnes. Depuis quand on ne peut plus choisir nos sujets dans le thème ?

Je me renfrogne dans mon siège et décide de rester silencieuse, histoire de marquer mon mécontentement.

— Et pourquoi un sujet imposé ? Vous pensez qu’on n’est pas assez bons journalistes pour choisir nous mêmes ? s’indigne Eliaz.

— Non, pas du tout. A vrai dire, l’idée est réellement géniale, et je suis sûre que vous seriez enthousiastes si l’un de vos collègues l’avait eue pour lui. Sauf que… Bon, soupire-t-elle en tapotant son stylo sur la table. Le thème c’est l’amour.

Magnifique… Je sens que ça ne va pas me plaire, en fait.

— Cool. J’imagine que l’objectif ce sont les sentiments amoureux ? Et que vous avez des idées fabuleuses genre… prendre le contrepied avec un article sur l’amour fraternel ou un truc dans ce style ? C’est ça, hein ?

Mon cerveau carbure à fond en voyant le léger mouvement de tête négatif de Véronique. Je jette un coup d'œil à Eliaz qui ne dit plus rien, et je me demande ce qui lui passe par la tête, à lui, parce qu’en ce qui me concerne, c’est le bazar là-haut.

— Si tu veux nous demander de témoigner sur nos propres relations amoureuses, je suis la mauvaise personne pour ça. A la rigueur, je peux te pondre un truc sur mes parents, mais… Bon tu accouches, oui ? Et toi, bougonne-je en direction d’Eliaz, tu ne dis rien ?

— Moi, je refuse de participer à ce thème, finit-il par dire. Je… je n’ai rien à dire dessus. Il faudra trouver un autre binôme à Adèle, sinon je vais tout faire foirer, c’est sûr.

— Et pourquoi tu refuserais ? Tu étais un expert en fitness avant de faire l’article ? Je me moque de vos réticences, je sais que vous allez vous engueuler, mais vous ferez l’article ensemble ou vous pouvez ranger vos affaires et aller chercher du boulot ailleurs, s’énerve-t-elle. Et puis, le thème va forcément vous plaire et vous aurez bien quelque chose à dire. Nous souhaitons que vous fassiez votre chronique sur les sites de rencontre. Alors, je ne veux pas un comparatif, hein ? Mais il faut que vous trouviez des choses intéressantes à dire, je compte sur vous. Des questions ?

— Heu… oui. Tu te fous de nous, n’est-ce pas ? lui demandé-je, l’air sans doute ahuri. Je n’ai jamais utilisé ces conneries, y a un truc magique qui s’appelle sortir et faire des rencontres physiques. On passe nos journées à écrire, ce n’est pas pour faire connaissance en virtuel avec des pervers qui t’envoient des photos de leur queue comme première approche !

— Ben tu vois que tu as déjà des choses à dire ? Je veux bien un comparatif des plus belles queues, par contre, répond-elle en souriant, insensible à nos protestations.

— On a un budget pour les inscriptions ou on n’essaie que les versions gratuites ? Parce qu’en tant que mec, sur ce type d’applications, je ne suis pas sûr de tenir les délais pour avoir des choses à dire, s’interroge mon collègue, sans relever la remarque de Véronique.

— Oh, je suis sûre que bizarrement, on n’aura aucun souci de budget pour ça, contrairement aux semaines d’attente pour avoir du matériel, grimacé-je.

Véronique hausse les épaules et nous sourit en faisant glisser devant nous une feuille A4 qu’Eliaz saisit pour la consulter. Je me penche dans sa direction pour y découvrir toute une liste de sites de rencontre. Bon sang, c’est un vrai cauchemar… J’en viendrais presque à regretter de bosser ici. Je m’arrête alors que je me penchais davantage et inspire l’effluve du parfum d’Eliaz qui me parvient. Une note marine des plus agréables qui me pousse à me redresser et à froncer les sourcils. Merde, je n’avais jamais fait gaffe à son parfum, c’est quoi le délire ?

— Donc… Sortie dans six semaines, c’est ça ? Et vous attendez quelque chose de particulier de nous ? Parce qu’honnêtement, l’idée de m’inscrire, ça passe, je veux bien faire un effort pour papoter en virtuel, mais les rencards…

— Un site de “rencontres” sans “rencards”, Eliaz, fait-elle en mimant les guillemets, ça ne sert pas à grand-chose. Je suis sûre que vous aurez plein de choses à raconter ! Et d’ailleurs, vous pourrez aussi faire vos articles persos sur ces “dates” comme disent les Américains, j’ai hâte de vous lire !

— C’est hyper personnel comme sujet, Véronique ! On ne va pas raconter nos rencards, quand même ? Bon sang, tu as dû fumer plus de Marijuana que mes deux parents réunis, bougonné-je.

— Franchement, je ne suis pas sûr d’être l’homme de la situation. Tu es sûre que tu veux me garder sur ce sujet ? insiste une nouvelle fois Eliaz.

— Bon, ça suffit pour aujourd’hui. Grâce à vous deux, on a les meilleurs chiffres depuis la création de LifeX, alors, je vous laisse fêter ça et je compte sur vous pour faire au moins aussi bien sur ce nouveau thème. Encore bravo, hein ? conclut-elle en ouvrant ostensiblement la porte de son bureau.

— Fais gaffe, Boss, tu es à deux doigts de passer du côté obscur de la force, soupiré-je en suivant Eliaz à l’extérieur de ce foutu bureau.

Le silence est de retour dans l’open space et il est difficile de passer à côté des regards qui nous observent en feignant la discrétion. Je jette un regard à la pendule et décide que ma journée est terminée. Je crois que j’ai ma dose. J’éteins mon ordinateur, dépose un baiser sur la joue d’Hélène en lui promettant de lui raconter demain, récupère mes affaires et toque à la paroie du box d’Eliaz avant de m’incruster à l’intérieur. J’aurais peut-être dû enfiler une blouse blanche, des surchaussures et une charlotte, parce que, comme d’habitude, tout est nickel et à sa place…

— Je vais boire un verre avec des amis d’ici une heure. Tu veux nous accompagner ? On a de bons chiffres à fêter et une proposition pourrie à oublier…

— Euh… non, je ne préfère pas… Il faut que je commence à réfléchir au prochain article, répond-il, visiblement gêné par ma proposition.

— Bien, comme tu le sens… Tu ne devrais pas te tuer à la tâche comme ça, surtout quand on voit ce qu’on va nous obliger à faire, soupiré-je.

— On se voit demain pour discuter de notre plan d’action ?

OK, Monsieur Control Freak est de retour, magnifique.

— Ouais. Prévois pas ça trop tôt, je sens que je vais boire plus que de raison ce soir, lui lancé-je en lui faisant un clin d'œil. Bonne soirée.

Direction la maison pour me changer. Je voulais juste boire un ou deux verres avec mes colocataires, danser et rire, mais je pense que je vais finalement avoir besoin d’un peu plus que ça pour me changer les idées. Dommage que Rémi ne vienne que la semaine prochaine, même si j’avoue que le moment de séduction est tout aussi excitant que l’acte en lui-même et qu’avec lui, c’est plié d’avance.

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