28. Questions de coloc

9 minutes de lecture

Adèle

Hélène éclate de rire en entendant la chanson qui passe dans mes enceintes, et je fais mine de ne pas l’entendre. Oui, j’écris sur des sites de rencontre, alors ma playlist est légèrement modifiée, aujourd’hui. James, en grand fan de Céline Dion, m’a plus ou moins convertie… Enfin, faut pas pousser non plus, je ne connais les paroles par cœur que parce qu’il met ses chansons à fond à la coloc.

J'voudrais apprendre jour après jour

Mais qui commande à nos amours ?

Je sais les hivers, je sais le froid

Mais la vie sans toi, je sais pas

Je sais pas

Je sais pas

OK, les paroles font chier. Comme si on ne pouvait pas vivre sans un homme. Quelles conneries !

Bon, je dis ça, mais étant sans nouvelles de mon collègue, autant dire que, pour le coup, je ne peux pas bosser sans homme. Du moins, sans lui. Le problème, c’est que si d’ordinaire la musique me permet de me mettre dans ma bulle pour bosser et écrire, là, j’ai davantage envie de chanter que de taper sur mon clavier. De toute façon, je ne sais pas quoi écrire sans Eliaz. J’ai fini ma chronique pour le site Internet, mais nous devions bosser sur l’article final qui sera présent dans l’édition spéciale. Réfléchir à un plan, au moins une ligne conductrice claire pour pouvoir viser certaines choses en particulier sur les deux autres rencards… Mais comme Monsieur n’a pas répondu au mail que je lui ai envoyé avec ma rubrique, j’imagine que Véronique doit être son seul contact au bureau.

Quand “J’irai où tu iras” prend la suite, Hélène m’embarque avec elle pour un petit show. Elle récupère deux petits bibelots sur mon bureau et se met à chanter en utilisant le dalmatien comme micro, et danse en m’incitant à en faire de même. Mon petit chat devient mon propre micro et nous alternons entre rires et envolées lyriques pas toujours très justes. Les regards se portent sur nous dans tout l’open space, entre amusement et dépit, mais tous les visages deviennent dubitatifs quand Véronique me vole mon chat pour chanter avec nous. Okay ! Si j’avais su qu’il fallait un bon coup de Céline pour la décoincer, j’aurais fait ça plus tôt !

— Allez, la fête est finie, scande-t-elle finalement. Au boulot ! Et celui qui reparle de ce moment d’égarement ira pointer chez France Travail dès le lendemain !

Je me retiens d’éclater de rire en la voyant regagner son bureau et baisse le volume alors que “D’amour ou d’amitié” a déjà débuté. Je vais buter James et sa playlist toute neuve sur YouTube. Ou lui faire avaler sa dernière romance… Au choix.

J’arrête tout et range mes affaires, je ne serai plus bonne à rien après avoir dansé. Je n’ai plus du tout la tête au boulot et il est seize heures passées de quelques minutes. J’envoie un mail à Véronique pour l’avertir que je vais bosser de chez moi, sous-entendu que je vais encore passer un bon moment sur ses sites de rencontre à la con, salue tout le monde et quitte le bureau pour rentrer à la coloc. Mes petits chats me manquent, tout le monde bosse trop en ce moment, ou alors je deviens une solitaire et travaille un peu trop dans ma chambre. Ce soir, je me mets aux fourneaux pour tout le monde et on va se faire un karaoké, c’est décidé !

James est le premier à rentrer, il me gratifie de son habituel smack et me serre contre lui alors que je suis en train de monter les lasagnes, son plat préféré. Heureusement qu’il n’est pas du genre à kiffer les plats plus élaborés, parce que la cuisine n’est pas mon fort.

Je grimace lorsqu’il jette un œil sur mon ordinateur allumé, et soupire quand il s’installe devant. J’ai commencé à remplir mon profil sur le troisième et dernier site de rencontre où nous devons nous inscrire avec Eliaz, et on peut dire qu’au moins, celui-là semble plus complet vu le nombre de questions auxquelles je dois répondre.

— Je te préviens, je n’ai pas dit que j’étais une pro de la turlute sur celui-là.

— Tu veux que je le note pour toi ? me demande-t-il en souriant.

— Non ! J’aimerais autant ne pas attirer les pervers, cette fois. Tu m’aides à le remplir ? lui demandé-je tandis que Pierre passe la porte d’entrée et vient renifler par-dessus mon épaule avant de planter un baiser mouillé sur ma joue.

— Oui, je ne connaissais pas ce site, mais il faut répondre à plein de questions, c’est ça ? Et après, tu as un taux de comptabilité ?

— C’est ça ! Je suis censée trouver l’homme de ma vie grâce à ce questionnaire.

— Alors, la première question est super philosophique, dis donc. Est-ce que tu es plus intense ou insouciante ? Moi, je sais que je suis insouciant, continue James qui clique sur une question.

— Sauf que c’est moi qui dois trouver l’homme de ma vie, mon petit Chat, pas toi, là, ris-je. Intense ou insouciante… Je suis les deux, non ? Peut-être plus intense. Sérieux, comment on peut savoir ?

— Ouais, tu es intense, tu vis tout à fond ! intervient Pierre. Tu sais que tu peux aussi passer les questions auxquelles tu ne veux pas répondre ? Et il faut mettre ce que tu veux chez l’autre. Tu cherches un mec intense ou insouciant ? Ou tu t’en fous ?

— Tu es inscrit sur ce site, toi ? lui demandé-je, étonnée qu’il sache tout en ayant simplement jeté un petit coup d'œil sur mon écran.

— Ouais, il y a plein de gays et de gens ouverts sur ce site. Tu as beaucoup de questions qui te classent du côté des libéraux et franchement, moi, je peux sortir avec n’importe qui mais pas un queutard de droite qui n’a aucune valeur écolo ou pro-LGBT !

— Donc il est pas mal, ce site ? Cool. Je cherche… J’en sais rien, un mec intense, oui. Droit, honnête…

— Attends, c’est pas la question, ça ! rit James qui continue à cliquer. Là, je crois que je peux choisir pour toi, je pense. Tu es plutôt à la recherche de sexe que d’amour, n’est-ce pas ? Enfin, peut-être que, pour tes recherches sur ton article, tu vas mettre “amour” ?

— Pour mon article, va pour “amour”, oui.

Pour mes recherches… ou pour devenir définitivement adulte ? Je ne sais plus.

— Oh, une question sur l’environnement. Est-ce que c’est important de recycler ? Elle est con, cette question, ça sert juste à faire monter le pourcentage, non ?

— Tu déconnes ? ris-je. L’un de mes plans cul, y a quelques mois, a sorti des bouteilles d’eau comme s’il mangeait des smarties à la pelle. Il a dû en ouvrir quatre petites dans la nuit pour les siffler ! J’ai fini par lui dire que l’eau du robinet était potable, et que j’avais ma dose. Un vrai tue l’amour, un mec qui s’en fout de laisser la planète encore plus dégradée pour les générations suivantes.

— Purée, ce site va peut-être te permettre de trouver l’âme sœur, se moque Pierre. Tu fais partie du public cible, toi. En plus, tu es féministe et tu as un beau cul. Ça devrait le faire !

— Ah, celle-là est faite pour toi, s’amuse James qui continue à faire défiler le questionnaire. As-tu déjà fantasmé sur un collègue ? Et le choix des réponses : oui et j’en ai profité, oui mais je n’ai rien fait, non, mes collègues sont tous laids ou non, no zob in job. Tu vas répondre honnêtement ?

— Ben… je suis plutôt no zob in job, mais c’est pas pour autant que je n’ai jamais fantasmé sur un ou une collègue. Si vous aviez connu Jeanne, là où je bossais avant, vous auriez viré hétéros pour elle, les mecs ! D’ailleurs, une fois qu’il n’y avait plus la barrière du job…

— Vas-y raconte, insiste Pierre. Je suis curieux de savoir ce que vous avez fait ! C’était mieux ou moins bien qu’avec Aya ?

— Pourquoi comparer ? C’était… différent. Aya est toute douce et sensuelle. Jeanne… c’est une tigresse, souris-je. Et une exhibitionniste, aussi. Elle m’a embarquée dans un club lesbien échangiste. On a joué à deux, mais il y avait des spectateurs. Bref ! Aya ne ferait jamais ça, et moi, j’ai trouvé ça cool, pour une fois, mais je ne suis pas non plus très fan. Bref ! Disons que je fantasme, mais que je n’ai rien fait.

— Eh bien, on en apprend encore sur toi ! s’étonne James en souriant. Je continue les questions ou tu as bientôt fini de préparer à manger ?

— Le plat est au four. Une tournée de Mojitos en attendant Aya ? Et balance encore quelques questions, c’est moins insupportable quand je réponds avec vous.

Je sors déjà le nécessaire pour notre péché mignon et prépare les cocktails en écoutant James raconter ses expériences avec des collègues. Pas de no zob in job pour lui, apparemment, et j’en viens à me demander pourquoi on dresse des barrières de la sorte, au final.

— Santé, mes petits chats beaux gosses ! A cette coloc pleine de vie et de rires, bien loin de la morosité du boulot !

— A tes recherches ! Je sens que ton rencard sur ce site va être intéressant. Ne prends personne en dessous de quatre-vingt-dix pour cent, sinon tu seras déçue, crois-en mon expérience.

— Santé à notre chère cuisinière du jour ! Ca sent trop bon, je vais marquer que tu es bonne cuisinière !

— Nooon surtout pas ! Ce serait mentir, m’esclaffé-je. Allez, balance la prochaine question, et je veux vos réponses à vous aussi, hors de question que je sois la seule à galérer.

— Comment préférez-vous dormir ? Collé contre votre partenaire, juste en le touchant, avec votre partenaire sans le toucher ou… seul ? Alors, moi, c’est clair, j’ai besoin d’un doudou, je dors collé contre mon partenaire ! Facile comme question, s’enthousiasme James.

— Et tu n’as pas trop chaud ? lui demande Pierre. Moi, une fois qu’on a fini de baiser, je reprends mes distances, sinon je meurs de chaud. Mais surtout pas seul, c’est la lose, ça. Cela ne sert à rien d’avoir un mec si c’est pour dormir chacun dans son coin. Et toi, alors ? Tu préfères quoi ?

— Quand je ne fuis pas au beau milieu de la nuit parce que le mec a été décevant, j’avoue que j’aime bien m’endormir contre lui. Je suis plutôt doudou aussi, enfin sauf en pleine canicule à Paris, quoi.

— Purée, j’adorerais être ton doudou, je crois, sourit James. Oh, et cette question, je veux connaître ta réponse. Qu’est-ce que tu penses de tomber amoureuse ? Tu adores et tu le souhaites de tout ton cœur ? Tu essayes d’éviter ? Tu laisses faire les choses naturellement ou cela t’indiffère ? Alors, romantique, ou pas ?

— Je ne suis pas romantique, James ! Les mecs qui offrent des fleurs à leur nana me font rire, ceux qui dînent au resto en se bécotant me filent la gerbe ! On peut vouloir tomber amoureux sans être romantiques, non ?

— Moi, je trouve ça bien quand un mec me sort le grand jeu, répond James. Je crois qu’il suffit qu’il me tienne la porte ouverte pour que je tombe amoureux. Tu ne sais pas ce que tu perds, Chérie ! Mais donc, je réponds quoi ? Que tu le souhaites de tout ton cœur ? rit-il en insistant sur les derniers mots.

— Bonne question… De tout mon cœur, je ne sais pas, mais je l’envisage. Franchement, leurs réponses toutes faites, c’est chiant, bougonné-je.

— Eh bien, je te le souhaite, me répond le grand blond en cliquant. Et au moins, tu vas pouvoir critiquer leur façon de faire dans ton article.

Je hausse les épaules alors que le four se met à sonner. Ni une, ni deux, mes colocs débarrassent la table pour y déposer assiettes et couverts. Aya choisit ce moment pour rentrer, mon ordinateur est remisé dans un coin de la pièce surchargée de bordel, et l’odeur des lasagnes fraîchement cuites embaume l’air. Une soirée entre colocs, c’est ce qu’il me faut pour arrêter de me poser des questions sur ce qui a poussé Eliaz à prendre ses distances avec le boulot.

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