20 mars 1948. New York.
La nuit tombe au dehors de ce petit appartement modeste. Je ne suis plus seule. Après de longues heures de souffrance dans le secret de ma minuscule salle de bain, j'ai donné la vie. Sans l'aide de personne. C'est un garçon. Blond. Les yeux noirs. C'est mon fils. Et nous sommes seuls. Seuls dans le désarroi le plus total. À 20 ans, je suis mère célibataire au milieu de cette jungle urbaine sans pitié pour nous.
Comment lui montrer la voie à travers la violence humaine qui règne dehors ? Comment lui expliquer la complexité de la vie et lui raconter la beauté que je persiste à y voir encore aujourd'hui ? Comment élever ce petit bonhomme dans cette Amérique déchirée et encore marquée par tous ces conflits politiques et ces tensions sociales qui semblent interminables ? Comment l'aider à se construire en le persuadant qu'il a pleinement sa place au milieu de cette foule caractérisée ? Comment lui faire aimer son père malgré l'obéissance de convenance dont il a fait preuve envers sa famille en m'abandonnant pour en épouser une autre, plus "respectable", plus conventionnelle ?
Tout contre moi, enveloppé dans la petite couverture de fortune que j'avais mise de côté pour lui, mon bébé s'endort, encore loin de toutes ces turpitudes. Dors, mon trésor. Je te protègerai. Je nous ferai cette place au soleil qui symbolisera notre salut. Et tu seras un homme. Un américain. Quelqu'un de bien qui pourra réaliser tous ses rêves.
Épuisée, éperdue d'amour pour ce petit être innocent, emportée dans le tourbillon de la peur, de l'incertitude et du doute, je pleure encore. De colère. De rage. De fatigue. Peu à peu, d'ailleurs, à moitié allongée sur le carrelage froid et ensanglanté, le sommeil me gagne. Agité. Tendu. Vers un lendemain plus incertain encore.
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02 avril 1948. La Havane / New York.
- Graciela ! Tu es cubaine ! Ce petit est cubain ! Tout le monde en Amérique le verra en tant que tel !
- Mama, il est né sur le sol américain. Son père est américain.
- Où est-il alors ? Pourquoi reste-t-il avec sa petite épouse blanche quand, toi, tu accouches seule de son fils ?! Il t'a repoussée ! Il t'a reniée ! Toi et son enfant ! Comment espères-tu l'élever avec ton salaire miséreux de serveuse ?! Est-il seulement au courant de sa paternité ?! Reviens à la maison. Nous nous occuperons de lui.
- Il n'y a pas de travail à La Havane ! Écoute Mama, je serai une bonne mère pour mon enfant. Je l'ai appelé Santos. Ça le protègera. Il est parfait. Et je poursuivrai mon rêve américain avec d'autant plus de détermination et de force pour nous deux.
- Le rêve américain ? Il n'existe que dans ton esprit, ma fille ! S'il a la peau claire, la meilleure chose que tu puisses faire pour lui est de le faire adopter par une gentille famille de là-bas, qui fermera les yeux sur toi.
- Jamais !
- Graciela, tu as 20 ans !
- Et je suis sa Mama ! Rien ni personne ne me l'enlèvera !
- Graciela !
Je coupe la communication. Le souffle court, je tente de reprendre contenance après ce que je viens d'entendre. J'ai le cœur brisé, la gorge serrée par ma lutte pour ne pas craquer. Mais mon petit m'a transformée en guerrière. J'y parviendrai pour nous. Quitte à opérer de plus grands sacrifices encore, puisque j'ai perdu mon poste de serveuse dans ce bar miteux le jour où mon fils est apparu dans ma vie. Les bas fonds de cette société qui se veut moderne me guettent, veulent me happer par souci d'étiquette. Mais je ne me laisserai pas faire. Non. Je dois maintenant être un exemple. Son modèle. Son bouclier.
Il lève soudain ses grands yeux noirs sur moi. Il les tient de moi. Ses cheveux fins sont toujours aussi blonds, comme ceux de son père. Sa peau est claire à côté des tons cuivrés de la mienne. C'est l'amour incarné. Ce sera ma lutte acharnée...
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