30 avril 1948. New York. Dark Night Cabaret.

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- Non, j’en ai déjà des pépettes comme elle ! Allez, descends, ma jolie ! Suivante !

C’est mon tour. Après une grande inspiration et un regard rapide là où j’ai posé mes affaires (et dissimulé mon trésor), je monte doucement sur la scène. Un silence s’installe. Hank, le gérant du cabaret, me regarde de pied en cap.

- Comment tu t’appelles ?

- Graciela.

- Qu’est-ce que tu viens faire dans mon cabaret ?

- Je voudrais vous proposer un numéro de danse burlesque.

Hank lève les yeux au ciel.

- De la danse burlesque ? Tu crois être la seule à vouloir danser ici ? Tu es américaine au moins ?

- Je suis cubaine.

- Une cubaine ! répond-il, méprisant. Allez, sors et va danser ailleurs !

Mais au lieu de partir, je récupère rapidement les éléments dont j’ai besoin et les installe tranquillement. Assise à côté de lui, celle que je suppose être son assistante se penche à son oreille. Tout à coup furieux, il se lève et avance dans ma direction. Le bruit de ses chaussures vernies claque contre le parquet. Je me relève et lui fais face, mes yeux plantés dans les siens, muette. J’y reconnais de la colère, cette envie de violence qui n’est que trop présente dans l’esprit de tous en ce moment. J’ai peur, mais je tiens bon. Il le faut. Je suis déterminée. Le temps semble s’arrêter une éternité dans cet affrontement de quelques secondes.

- Je t’ai dit de sortir d’ici, siffle-t-il entre ses dents, les poings serrés.

Les yeux écarquillés, les traits déformés par cette agressivité à peine contenue, il s'approche assez de moi pour que je puisse sentir son haleine chargée de tabac, le tout noyé dans une odeur de sueur moite.

- Hank, laisse-la te montrer son numéro. Elle partira après, si tu veux.

Son assistante. Blonde, les yeux clairs particulièrement maquillés, elle pose sur moi un regard interrogateur, une main sur le bras levé de Hank qui me fixe, féroce. Puis, dans un haussement d’épaule révélateur, il fait volte face pour reprendre sa place dans son fauteuil, suivi de près par cette jeune femme.

- Bon, fais vite, qu’on n’en parle plus !

C’est maintenant ou jamais. Je suis venue en Amérique pour cette raison. Pour devenir une étoile, un diamant, une lumière. Et aujourd’hui plus qu’hier, un symbole pour mon fils. Alors, le plus calmement possible, je reprends la mise en place de mon numéro. Du coin de l’œil, j’aperçois Hank, un cigare à la bouche, se tourner vers cette petite blonde qui s’empresse de le lui allumer. Réprimant mon dégoût pour ce style de personnage, je retire rapidement les vêtements dont je n’ai pas besoin, me place derrière mon paravent, et demande à ce que l’on dirige une lumière dessus pour mieux plonger la salle dans la pénombre.

La musique se met alors en route. En ombres chinoises, mes mouvements se font chaloupés, doux. Mon paravent me protège. J’exagère légèrement les cambrures et les déhanchés pour davantage d’effets visuels. Je joue avec ma chaise, mes plumes, ma ceinture de perles fabriquée à la hâte la veille... Je m’imagine peu à peu dans un décor tout en couleurs, devant un public hypnotisé, intéressé, chaleureux. Je suis leur lumière, leur diamant. Une danseuse qu’ils admirent et dont ils attendent le retour chaque jour avec impatience. Je me laisse porter par la musique, par les visions qu’elle m’inspire. Je m’évade et respire. Je suis dans mon rêve. Je me sens bien. Je me sens moi-même. Et je suis forte.

Enfin, la musique s’arrête. J’ouvre les yeux et me souviens de tout. La lumière s’éteint. Je me fige soudain quelques secondes, puis je me précipite sur mes vêtements. Aucun bruit. L’air est chargé de ce mélange d’odeurs d’alcools et de tabac. L’Amérique d’aujourd’hui, comme diraient mes parents. D’ailleurs, quelle serait leur réaction s’ils étaient au courant de ce que je viens de faire ici ? Un frisson me gagne quand, timidement, je me décide à réapparaître pour m’avancer sur le bord de la scène. Hank me regarde, tirant avec force sur son cigare, au-dessus de son ventre trop serré dans sa chemise. À sa gauche, celle dont je ne connais pas le nom lui jette des regards en coin, tendue.

- Tu comptes toujours danser derrière ce paravent, n’est-ce pas ? finit-il par me demander.

- Oui, Monsieur.

- De toute façon, tu n’as pas le choix. Tu es cubaine, et si ma clientèle le sait, je peux tirer un trait sur mon chiffre d’affaires.

Je suis frappée par la violence de tels propos, même si j’y suis pourtant habituée. Mais je m’efforce de ne rien montrer. Je lutte. Je résiste. Et je me tais, en apparence docile.

- Bon, puisque personne ne te verra au grand jour, tu commences demain. Et ne t’avise pas de te montrer au public ! gronde-t-il dans un geste empressé pour que je m’en aille.

Très vite, je rassemble mes affaires, le remercie malgré tout de m’embaucher, et repars plus vite que j’étais venue. Quand je pousse la porte du cabaret, je me retrouve submergée par cette foule quotidienne qui semble avancer sans but réel, sans conscience. Chacun vaque à ses occupations. Personne ne se distingue. Alors, doucement, à une centaine de mètres de l’établissement, je lève le manteau que j’avais posé sur mon grand sac. Santos, qui y était caché, y dort toujours à poings fermés. La musique ne l’a pas réveillé et j’ai pu décrocher un autre emploi sans soulever aucun soupçon. Mon trésor a l’esprit tranquille. Pas d’inquiétude, mon fils. Mama monte sur scène demain soir. Notre vie commence peut-être ici. Et l’amour que j’ai pour toi est chaque jour plus fort.

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