10 août 1948. New York. Dark Night Cabaret.
- Messieurs Dames, veuillez applaudir chaleureusement Black Diamond pour son tour de danse burlesque ! Merci, ma jolie !
La voix éraillée de Hank résonne dans toute la salle. Le public est ravi. Des voix masculines se font entendre. On siffle. On applaudit ! On apprécie mon travail ! Derrière ce paravent qui a participé à ma notoriété dans ce cabaret, je salue cette foule que je ne vois jamais et descends rapidement de scène pour laisser place à la danseuse suivante, Mila, qui me serre rapidement la main et me sourit dans un clin d'oeil en me croisant.
Je file dans la loge qui m'a été récemment attribuée pour retrouver mon petit garçon, toujours caché. Tellement tranquille. Personne encore n'est au courant de son existence, à part Mila, justement. Celle qui était présente à mon audition à côté de Hank. Je l'ai trouvée un soir en train de bercer Santos qui s'était réveillé pendant mon numéro.
Hank l'a recueillie à 16ans un soir où elle avait encore fui le foyer où elle était en souffrance. Et il en a fait peu à peu sa poupée en la faisant danser dans son cabaret, en lui promettant les paillettes et la sécurité, en jouant avec elle et son cœur déjà en miettes. Dans sa prison dorée où elle avait déjà côtoyé d'autres poupées... Tout en elle respire la douceur. Mais la douleur se ressent également dans l'éclat de ses yeux. Sourde. Latente. Persistante. Elle ressemble à un animal fragile, comme tombé du nid et dont les ailes cassées ne se sont jamais bien rétablies. Discrète et pudique quant à leur relation tumultueuse, elle s'est toujours montrée bienveillante avec moi. C'est elle qui a convaincu Hank de me donner une loge. Elle a utilisé l'argument de mon origine cubaine qu'il ne veut pas que quiconque remarque, alors, il a cédé.
Je prends doucement mon fils dans mes bras et le cajole pour nous donner de la force. Combien de temps vais-je devoir garder notre secret ? Combien de temps encore supporteras-tu toutes ces précautions ? Je n'ai pas eu d'autres contacts avec mes parents depuis la veille de mon entrée ici. Je leur avais assuré que tout allait bien. Je commence à avoir du succès, mais est-ce une vie pour nous deux ? Peut-être avaient-ils raison, finalement ?
Je parcours lentement du regard les murs de la pièce. S'ils pouvaient me raconter ce qu'ils ont vu... Nus et passés par le temps. Vides, craquelés et abîmés. Pas de photos ni de coupures de presse accrochées à la hâte comme pour se rappeler des différentes étapes d'une carrière d'artiste. Pas de lumières spéciales ni de matériel de maquillage en abondance, signes d'une notoriété installée. Juste un grand sac contenant ma tenue de scène pour accéder à mon rêve, et protégeant le trésor de ma vie.
Le doute s'empare alors de moi, comme à chaque retour à la réalité, quand mon bébé lève les yeux vers moi et me sourit de cette innocence que seuls les enfants sont capables d'incarner. Il me donne sa force, comme s'il avait senti ma détresse. Mon tout petit guerrier, déjà si fort.
Le coeur gonflé d'amour, je nous prépare à sortir discrètement de ce lieu hors du temps pour lui et moi. Fébrile, comme à chaque fois, je m'arrange pour ne pas croiser le chemin de Hank, ce dragon redoutable avec tous.
Une fois dehors, et assez loin de l'établissement, je sors mon fils de sa cachette pour le porter contre moi. La nuit tombe à peine et l'air est encore chaud dans cette ville qui ne dort jamais. Je respire dans cette foule toujours aussi dense et bruyante. Mon fils observe le monde de ses grands yeux, et je suis avec lui.
- Graciela ?
Le temps arrête sa course. Le monde disparaît. Je me fige. Je connais cette voix dans mon dos. Non. Pas lui. Je resserre mon étreinte autour de mon bébé et me retourne doucement. Il se tient là, droit et fier. Aussi beau et séduisant qu'au premier jour.
- Graciela ?
Je reste muette. Non. Pas toi. Pas maintenant. Non !
Il me regarde et ses yeux bleus passent doucement sur Santos. Son enfant...
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