10 août 1948. New York. En pleine rue.
- Mais enfin, que fais-tu ici ? me demande-t-il, visiblement partagé entre l'incrédulité et l'agacement.
- Je vis ici, lui dis-je, toujours agrippée à mon bébé.
Après un instant de silence à sonder mes yeux comme il avait l'habitude de le faire quand il se doutait de quelque chose, il décide d'approcher davantage. Par réflexe ou par instinct, peut-être, je recule moi-même d'un pas.
- C'est ton enfant ?
- Oui.
Les sourcils toujours froncés, il nous observe.
- Tu t'es mariée ?
- Non Ashton, je ne suis pas mariée.
Je peux maintenant lire l'étonnement sur son visage. C'est vrai, une femme, déjà maman, en 1948, devrait être mariée et vivre une vie tranquille à s'occuper de sa progéniture et de son homme. Et je suis tellement déstabilisée par son image que je lutte férocement pour essayer de garder contenance face à celui qui a illuminé mes nuits par son regard océan et ses promesses sucrées. Mais il m'a aussi brisé le cœur en m'abandonnant lâchement pour convenir aux usages de notre époque. Et cette pensée me donne malgré tout un peu de courage pour résister, même si ce moment ressemble pour moi à une séance de torture pendant laquelle l'homme que j'ai aimé s'emparait de mon cœur à pleines mains pour y planter lentement un couteau, et l'y tourner sans fin.
Soudain, ses traits se durcissent un peu.
- Quel âge a-t-il ? me demande-t-il en désignant Santos d'un geste du menton.
Il a compris. Non ! Pas mon enfant ! Je recule alors encore d'un pas, comme si c'était suffisant pour nous protéger. Mais je ne lui réponds pas et reste face à lui, mes yeux plantés dans les siens, dans une posture de défi.
- Graciela... Je suis le père de cet enfant ? me questionne-t-il, étonnamment calme.
J'ai envie de hurler.
Oui, c'est ton enfant ! C'est le souvenir que tu m'as laissé après m'avoir abandonnée ! C'est le cadeau involontaire de ta fuite ! Oui, c'est ton fils ! Et je l'ai mis au monde seule, dans le secret le plus total ! Tu as déchiré mon cœur en me quittant ! Tu as déchiré mon cœur par ton absence le jour de sa naissance ! Et je ne te laisserai jamais l'approcher si tu comptes lui faire autant de mal qu'à moi !
Oui, j'ai envie de hurler. Mais je ne le fais pas. Je me tais. Et il comprend, toujours aussi calme.
- Quand comptais-tu me l'annoncer ?
- ...
- Si tu n'es pas mariée, comment subviens-tu à ses besoins ?
- ...
- Je pensais que tu étais rentrée à Cuba après... enfin, je ne pensais pas te croiser ici. Encore moins avec un enfant qui, semble-t-il, est aussi le mien.
- ...
- Tu es devenue muette ?!
- ...
Ashton soupire alors, longuement. Toujours aussi beau. Mais, par la force des choses, j'ai appris que même les anges les plus admirables pouvaient posséder une noirceur intérieure. Après avoir passé une main dans ses cheveux, les yeux clos, il explose.
- Mais enfin, pourquoi ne m'as-tu rien dit ?! Nous aurions pu le faire adopter ! Ou je t'aurais donné de l'argent pour t'en débarrasser ! Ou alors tu espérais pouvoir me faire chanter, c'est ça ?! Tu veux que je paie ?! Tu veux que je te rejoigne dans le ghetto où tu vis probablement, c'est ça ?! Mais tu n'as jamais compris que notre histoire était juste un passe temps ?! Je me suis amusé à séduire une petite cubaine ! Tu étais exotique et Cuba ne faisait pas encore partie des pays que j'avais déjà... disons... explorés...
Il marque une pause, le regard emprunt d'un mépris qui me transperce de part en part.
- Jamais tu n'auras mon argent ! Et comme tu ne veux pas me dire comment tu te débrouilles pour nourrir cet enfant, j'en déduis que... tu profites de celui d'autres hommes, c'est ça ?!
En apparence droite et fière, j'encaisse ses remarques immondes sans rien montrer de ma colère. Mais quand les cris de cet homme que j'avais cru sincère commencent à faire peur à Santos, mon corps prend le relais sur ma raison. Mon fils en pleurs dans mes bras, je m'élance vers son père pour le gifler. Muet à son tour, il reste planté au milieu de la foule, me suivant du regard sur le chemin qui mène à mon appartement. Comment a-t-il pu en arriver à de telles conclusions ? Me voit-il vraiment comme une usurpatrice, ou a-t-il parlé sous le coup de la colère ? Compte-t-il en rester là ? Et s'il espère se débarrasser de moi en me forçant à rentrer à Cuba ?
La vue brouillée par les larmes que je ne parviens plus à contenir, c'est un soulagement de me réfugier chez nous. Mon petit dans son berceau devra apprendre aujourd'hui à se calmer seul. Assise par terre et épuisée par cette journée, je laisse libre cours à ma tristesse, à défaut de pouvoir m'arracher le cœur pour ne plus avoir à souffrir.
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