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« Ça me fait bizarre de revoir nos valises. Nous les utilisons si peu souvent.
- C’est sûr, à part pour quelques missions nous n’avons pas sorti autant de bagages depuis nos dernières vacances. Qui remontent à… »
Il laissa sa phrase en suspens et fit mine de compter dans sa tête. Son frère d’armes sourit, puis considéra les divers sacs et malles regroupés au milieu du salon avant de remarquer :
« Tu n’es pas le plus à plaindre, Sergey, ton frère et toi passez chez vous presque à chaque fois que nous allons dans le royaume.
- Ce n’est pas faux. Mais j’ai quand même hâte de rentrer, pas toi, Gavriil ?
- Si, ne serait-ce que pour recevoir moins de courrier. Ils n’attendent parfois même pas ma réponse pour m’en envoyer.
- Il faut dire que tu n’as pas été en reste quand nous sommes revenus dans l’Empire.
- Oui, mais après ce que j’avais vu chez l’Assassin, je voulais m’assurer que tout allait bien.
- Ne t’en fais pas, ton château n’est pas près de tomber. »
Il marqua une pause, regardant le jardin au-delà de la véranda, et murmura comme pour lui-même :
« J’espère que les plantes tiendront pendant notre absence.
- Je pense qu’elles survivront, tu les as bien soignées.
- De toute façon je verrai bien en rentrant.
- Tu n’as même pas retrouvé les tiens que tu veux déjà revenir ? plaisanta Gavriil.
- N’exagérons rien, je compte profiter au maximum de ces deux semaines.
- C’est vrai que tu vas revoir Shynar.
- Oui. En parlant de famille, ça me fera toujours rire de voir tes bagages avec les armoiries de ta lignée.
- Ça va, il n’y a qu’un petit emblème dans un coin, c’est discret. Je n’avais que ça quand nous nous sommes installés à la capitale. Et puis tu n’es pas obligé de détourner le sujet dès qu’on évoque ta belle. »
Sergey lui lança un regard indéchiffrable qu’il interpréta pour ce qu’il était. Même s’il avait officialisé sa relation avec la jeune femme quelques mois auparavant, il n’acceptait toujours d’en parler qu’à moitié contre son gré. Il s’efforçait de séparer ses sentiments de son travail, se souvenant trop bien des dangers qu’elle avait encourus à cause de son rôle de Chasseur. De plus, il semblait que toute la timidité à laquelle il était étranger d’ordinaire émergeait dès qu’il était question de Shynar. Le jeune homme s’apprêtait à répliquer quand Desya entra dans la pièce.
Ah, vous êtes là ! Vous avez fini vos préparatifs ?
« Oui, confirma Gavriil, et toi ? »
Presque, il me manque une valise.
« Tu en as perdu une ? »
Non, mais je n’arrive pas à tout faire tenir dans les miennes.
« Je n’aurais jamais cru que tu aimais t’acheter des vêtements, Desya. » s’amusa Sergey.
Disons que j’avais dix ans quand je suis parti de chez moi, et que j’ai grandi entretemps, aussi étonnant que cela puisse paraître. Pavel et toi n’avez pas eu le même problème ?
« Il s’est arrangé pour faire tenir nos affaires dans la place exacte qu’occupaient nos vêtements d’enfant. Son don pour le rangement me fait presque peur. »
Je lui demanderais bien de l’aide, mais je ne veux pas le déranger.
« D’autant que la seule chose dont il a du mal à réduire le volume, ce sont les écharpes. Pas de chance pour toi. »
Je n’en ai pas des dizaines non plus, Sergey. Vous n’auriez pas des valises à me prêter ?
« Non, désolé. » répondit Gavriil.
Je vais demander à Nikita, alors.
« Au passage, ajouta Sergey, tu peux dire aux deux autres de venir ici ? »
Oui, pourquoi ?
« Tu as une promesse à tenir. »
Gavriil et Desya lui jetèrent un regard perplexe. Avec un sourire, leur camarade reprit :
« Avant la guerre, tu nous avais dit que tu nous expliquerais ce qui s’était passé, avec Nikita. Tout ce que je devine c’est que c’était lié à ta harpe. »
Le benjamin parut accuser le coup. Sur son visage se succédèrent l’hésitation, l’inquiétude et le doute, pour finalement céder la place à une évidente résolution. Il hocha la tête et quitta la pièce.
« Bonne mémoire. » commenta Gavriil.
Sergey esquissa un sourire avant de devenir songeur. Il s’était rappelé quelques jours plus tôt de cet événement et depuis cherchait une occasion d’amener le sujet. Sa curiosité ne pouvant attendre trois semaines de plus, il s’était décidé à le mentionner le dernier jour avant leur départ. Il ne savait pas à quoi s’attendre mais espérait que la révélation serait à la hauteur du mystère qu’en avait fait ses deux frères d’armes alors.
Quelques instants plus tard Desya revint avec Pavel, suivis peu après par Nikita. Celui-ci donna une valise brune au premier, qui la reconnut avec surprise.
C’est celle d’Alisa !
« Oui, je l’ai retrouvée par hasard. Tu peux la prendre. »
Merci.
Il la posa sur la table puis se tourna vers les quatre autres. Pendant un instant il chercha ses mots, les yeux fixés sur le bout de ses bottes. Lorsqu’il releva le regard un éclat déterminé y brillait.
Vous savez que je suis un sigao. commença-t-il.
Les autres acquiescèrent, intrigués. Pavel jeta un rapide coup d’œil à Nikita, qui conservait comme il s’y attendait un air faussement impassible. En face d’eux Desya perdit un peu de son assurance. Il s’efforça de surmonter un sentiment d’incertitude grandissante et demanda rapidement :
Vous vous rappelez à qui appartenait ma harpe ?
Un profond silence s’abattit dans la pièce. Gavriil, Pavel et Sergey arboraient la même expression incrédule, incapables de réaliser ce qu’ils venaient de comprendre. Après de longues secondes d’abasourdissement, le dernier parvint à articuler :
« Attends, quoi ? »
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