Chapitre III Les pierres dressées
Effectivement la pente s’adoucissait graduellement pour perdre totalement sa déclivité entre deux gigantesques monolithes, grossièrement taillés en forme d’ogive, s’affinant vers le sommet. Le premier réflexe de Simon fut de déterminer la nature de la roche et sa première intuition alla vers le granit, pourtant, il le savait, les causses de la région relevaient d’un soulèvement calcaire, il était donc peu probable que ces pierres levées soit d’origine granitique. Il attendait de se rapprocher pour confirmer ou pour infirmer son appréciation. Cependant l’effet qu’elles représentaient était monumental et confinait chez le jeune homme à l’humilité, ayant au cours de ses pérégrinations dans la région, comme étudiant, déjà remarqué cette architecture primitive. Il savait qu’elles dataient de bien avant le déluge, comme le disaient les anciens, qui n’avaient que des références bibliques pour se situer dans l’espace et le temps, mais pour Simon, elles relevaient d’une époque affranchie du calendrier religieux et qui ne s’apparentaient tout de même pas avec les ères géologiques qu’il utilisait pour faire ses diagnostiques. Elles représentaient pour lui une époque infiniment lointaine, encore dépourvue d’écriture, où l’homme tentait laborieusement de se définir dans le monde hostile qui était le sien, où la superstition avait gage de science. Il en vint à penser à cet endroit prodigieux dans le sud-ouest de l’Angleterre dont il avait pu voir quelques gravures dans des revues spécialisées et qui témoignaient d’un haut degré de sophistication. Celles-ci étaient brutes mais néanmoins imposantes. L’effort qu’avaient dû produire les hommes pour les élever juste à l’entrée du causse lui donnait un aperçu de ce que la force de conviction pouvait produire chez les humains. Surtout à une époque où la technologie avait un champ d’action bien restreint, où seule l’ingéniosité pure et le hasard prévalaient.
— C’est majestueux ! dit-il.
— Vous trouvez vous aussi ? Les gens d’en bas les appellent « Adam et Eve. » Ceux du causse « la porte de la première union. » Moi je les appelle « le couple de bienvenue. » C’est comme s’ils me donnaient le bonjour quand j’arrive. Vous remarquez qu’y en a une qu’est plus grande que l’autre, celle de droite, et puis c’est pas tout, y’a des dessins dessus qui font penser à un homme et une femme. Moi en tout cas elles me rassurent. Je sais pas pourquoi, peut-être parce qu’elles seront toujours là quand mes fils seront arrière-grand-pères. Et que moi je serai plus qu’un souvenir…
Décidemment Emile plaisait de plus en plus à Simon, sa vision à la fois naïve et pleine de vérité l’attirait et, en dépit d’une faible instruction, il aurait largement pu être capable de lui enseigner clairement la sinuosité des rapports humains. De par sa franchise ingénue et par le caractère désintéressé de sa propre profondeur.
Pourtant Simon, devant la force immémoriale de ce spectacle, ne pouvait contenir un sentiment atavique de crainte, comme s’il fallait se montrer digne de ces productions humaines. Il sentait, au fond de lui-même une force sourde mais immuable qui se réveillait et qui avait attendu ce moment pour le faire… Comme si, orgueilleusement, ce long trajet ascensionnel depuis tôt ce matin, était une fin en soi. Le simple et naturel conditionnement d’Emile additionné à l’impact malsain qu’avait occasionné Etienne, tout concourrait à donner à son périple une orientation lourdement chargée de symbolisme.
Bientôt il put associer la notion de réel à la fadaise symbolique que son imagination avait construite, Emile arrêta sa bête entre les deux monolithes laissant à Simon le soin de vérifier d’une part la provenance géologique des pierres et d’observer, avec la curiosité maîtrisée de tout scientifique qui se respecte, la nature des formes gravées sur ceux-ci.
Il ne faisait aucun doute que les pierres étaient granitiques, ce qui ajoutait au mystère de leur surgissement. Voilà déjà une chose convenue, du moins ça laissait une question en suspens. Puis il se détourna de ces choses professionnelles et laissa libre cours à ce qu’il aimait par-dessus tout : sa remarquable sensibilité.
Les entailles régulières sur celui de droite laissaient présumer un corps masculin dont le sexe en érection ne prêtait pas à confusion. Cependant, le corps de celui-ci n’était pas proportionné aux dimensions de son membre viril. Ses yeux par contre étaient, on ne sait par quels raccourcis esthétiques, sans aucune correspondance avec l’Art qu’il avait pu admirer précédemment dans les musées, ils avaient une puissance évocatrice telle que le décorum des églises qu’il fréquentait, comme tout un chacun, semblait dénué d’énergie. Ils représentaient de la manière la plus primitive possible, la terreur de ses pires cauchemars. Il en fut foncièrement saisi.
Puis, ayant digérer cette première exploration, il se tourna vers la pierre de gauche. Le genre de celle-ci fut tout aussi évident, une vulve archétypale attira son regard en premier, cependant, en dépit de l’aspect primitif des traits, son corps était plus en rapport avec son sexe, ses seins lourds qui tombaient jusqu’à son nombril ne le choquèrent pas, ses épaules étroites, rapidement résumées par des traits précis et son cou, long, gracile, voire altier donnait à son port de tête une beauté sans âge, réuni à peu de traits, un peu comme avec l’économie dont se prévalaient les nouveaux peintres qu’on appelait par dérision « impressionnistes. » Mais par-dessus tout, son regard restait anthropomorphe, avec une parcelle infime de détail qui lui donnait, au contraire de l’homme de droite, un rayon de vie indicible que la couleur jusqu’à présent, tant dans l’académisme que dans l’Art dit « moderne », s’était évertuée à rendre. Seules quelques entailles, merveilleusement placées, donnaient à ce regard du fond des âges une puissance vivante. Sa chevelure attira plus encore son attention, par l’aspect excessif de celle-ci, elle se perdait en arabesques primitives et, du bout de ses mèches s’emparait d’objets cultuels, comme une coupe, une lame de pierre et surtout ce qui ressemblait à une tête dépourvue de peau et de cheveux. Une tête dont les orbites, justes suggérés par deux cercles asymétriques, s’ouvraient vers le néant.
Cette dernière impression fit sensation dans l’âme de Simon, car effectivement ces incrustations, en apparence hasardeuses, faisaient échos en lui comme une peur primale, une peur qu’il n’avait ressentie qu’au tout début de sa vie, nullement quantifiable, impossible à circonscrire, uniquement comprise comme une peur propre à tous les humains, issue des tréfonds de l’enfance alors que le temps n’a pas d’importance.
Il se sentait lié par un fil puissant à l’écologie ainsi qu’aux particularités d’une population qu’il allait découvrir sur le causse, cette filiation, comme il la ressentait lui semblait singulière. Pourquoi ressentir une ambition aussi grande pour un travail qu’on lui avait sobrement demandé d’accomplir ? Jamais ses expériences précédentes avec le haschich et l’opium n’avaient éveillé en lui une exaltation uniquement basée sur l’inconnu. Pourtant, il le savait, c’était cet inconnu qui le faisait se mouvoir dans le monde qui était le sien et aucune acceptation qui le rapprochait de cette intuition incontestable n’avait réellement répondu à ses attentes. Les poètes étaient, jusqu’à présent, les seuls qui assumaient le rôle guerrier qu’il ne pouvait assumer. « Les Fleurs du Mal » qu’il avait pu lire, sous le manteau, en dépit de son interdiction, avait été un catalyseur dans sa construction intérieure, éprise de liberté, surtout au niveau de l’expression de sa pensée intime, qu’il ne considérait pas comme une « chasse gardée », mais appréciable par tout le monde car naturellement enfouie en chacun de nous.
Cette frontière, délimitée volontairement par la main des hommes, accentuait encore plus, chez Simon, l’impression de pénétrer dans un monde à part entière. L’horizon s’ouvrait sur une vaste étendue pierreuse, offrant peu de prise à une quelconque végétation, excepté quelques Genévriers communs, quelques Buis et une prépondérance pour le Cheveux d’Ange, il pouvait également distinguer dans le lointain, une ou deux dolines qui confirmaient la nature calcaire du lieu. Mais l’impression première était la désolation. Le sol calcaire, majoritairement, ne pouvant retenir les eaux de pluie, lui offrait un spectacle désertique en dépit du printemps avancé. Il pouvait distinguer, dans l’imprécision due à la présence d’un brouillard diffus, un semblant de forêt vers le plein nord. A l’ouest, cette table posée par la logique indéchiffrable, ou si peu, des soubresauts de la croute terrestre, semblait monter en altitude pour se terminer en aplomb rocheux. A l’est, la nature semblait donner au voyageur une impression moins parcimonieuse, des champs cultivés, entourés de murettes de pierre, comme pour éviter toute déperdition d’une terre qui pouvait encore donner. Mais cependant, à part le chemin tracé par les allées et venues des hommes du cru, il ne distinguait rien de ce qui pouvait le rapprocher d’un établissement humain.
— Je ne vois pas Machecoul Emile, c’est encore loin ?
— Juste derrière la colline à quelques cinq cent mètres devant nous, ma Louison sera pas mécontente de boire leur eau. Et moi de revoir l’Auguste. Vous y êtes presque Monsieur d’Estac. Encore un peu de patience…
Il y avait tant d’apaisement et de bienveillance qui s’exprimaient de se ses paroles que Simon n’appréhendait plus ce premier contact. Il se sentait déjà accepté par la seule présence de son débonnaire charretier.
Une fois passée la petite hauteur qui tranchait avec la platitude de ce que son regard pouvait englober, il eut enfin une vision réelle de l’endroit qui devait l’accueillir pendant plusieurs mois. C’était un agglomérat de bâtisses de plain-pied, construites en pierres sèches dont l’anarchique déploiement rendait plus qu’improbable une planification géométrique, donc un rendu exploitable de l’espace. Un entrelacs contorsionné de ruelles étroites se donnait rendez-vous au centre, où un bâtiment plus grand et possédant surtout un étage, entouré sur tout son pourtour par un auvent couvert de lauzes, comme d’ailleurs toutes les toitures du lieu, une cheminée plus gaillarde que les autres accentuant son importance à la fois urbanistique, bien que le terme ne s’y prêta peu, et social, faisait que celui-ci réunissait tous les intérêts de la population. Pour Simon c’était là qu’il logerait, l’auvent qui l’enserrait facilitait le rapprochement avec une hôtellerie. Une placette se déployait devant l’entrée avec ce qui devait être sans doute un puit. Une auge se trouvait attenante. Un banc vermoulu de l’autre côté. Une seule couleur s’imposait, le gris du calcaire trop longtemps aux prises avec l’eau, un calcaire plus friable qu’il ne l’est en général, devenu poreux à force d’averses, de grésil, de neige et à la fois coupant par le travail destructeur du scalpel torride de la chaleur. « Une bien étrange configuration ! » se dit Simon.
Passant par l’est, suivant le mince cours d’un ruisseau qui entourait naturellement l’agglomération, qui devait servir d’eau courante à la population qui s’évertuait à rester recluse dans ses habitations plus que sobres et terriblement sommaires, il ne vit que la défiance des ombres qui voulaient le fuir. A part quelques échappées de fumée qui se laissaient aller par de primitives cheminées, il distingua des ombres qui passaient sauvagement au travers de fenêtres sans vitre, mais cloisonnées par d’immondes rideaux, Simon considérait sa venue comme le résidu d’une soldatesque qui allait vivre sur le pays.
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