Atmosphère plombée
– Qu’est-ce que tu fais là ? grogna une voix languide, l’interrompant dans une position pour le moins inconfortable, au summum de l’abnégation. Arkoïe se redressa brusquement, manqua de se cogner une nouvelle fois, croisa les mains derrière le dos pour masquer la pierre, et chercha à faire bonne figure en affichant un air cordial et serein.
– Je suis Arkoïe, émissaire du bourg du lac, par-delà les collines.
Une silhouette carrée émergea des fourrés. Peu impressionnée par cette présentation, elle s’approcha en claudiquant, et ce n’est que quand elle fut à quelques pas que son envergure apparut clairement : la cage, dans laquelle Arkoïe pouvait se tenir debout, atteignait à peine son nombril prominent, et ses bras aux longs doigts noueux ballottaient comme deux arbres déracinés. Sa face couleur ébène semblait déconcertée et un scintillement de sueur sur ses joues trahissait l’effort qu’avait dû représenter cette virée en forêt.
– Est-ce qu’on peut envisager de me libérer ? suggéra sobrement Arkoïe, comme si échapper aux fourmis carnivores n’était pas une urgence vitale.
– Émissaire ? fit l’autre après un silence éberlué. Tu n’as pas le droit d’être ici.
– Nous discuterons de ceci dans une minute, mais extrais-moi d’abord de ce piège intolérable. Quel est ton nom ?
– On m’appelle le Plomb. C’est interdit d’accéder au village. Les pièges sont là pour ça, la Falaise le répète toujours : qui scrute l’ombre succombe. Mais c’est bien la première fois que quelqu’un tombe dedans ! Je ne sais pas comment tu as pu arriver ici. Enfin… Les fourmis te régleront ton compte.
Son ton rustique était parfaitement indifférent. En croisant son regard, Arkoïe ne vit aucun signe de plaisanterie, ni d’ailleurs la moindre émotion. Son sang se glaça. Il fallut une nouvelle morsure de fourmi pour lui faire détourner les yeux et négocier sa survie.
– Libère-moi, le Plomb. Je suis ici pour commercer avec ce village, tenta l’émissaire, et voyant le peu d’effet de ses paroles, insista : nous avons des bêtes et du beau bois, des fruits du lac et du bocage…
Mais déjà l’imposante créature s’était retournée. Ses premiers pas nonchalants affolèrent une colonne de fourmis, qui ramenait d’insignifiants butins sans se douter qu’un festin s’annonçait dans la colonie.
– Attends ! Nous avons du tissus ! gémit Arkoïe à toute vitesse. Laisse-moi parler à la tête du village ! Nous pouvons troquer tout ceci contre vos gemmes !
Le mot magique avait été prononcé. Le Plomb fit volte-face et revint vers la cage avec une vivacité inattendue, empoigna les barreaux et s’accroupit pour se mettre au niveau d’Arkoïe, qui recula d’un pas en voyant ces yeux exorbités et ces lèvres charnues.
– Tu es au courant pour les gemmes ? souffla le Plomb en l’enveloppant de son haleine terreuse. Qui te l’a dit ? C’est le Zéphyr ? Non, c’est la Mare ? C’est forcément la Mare, j’aurais dû l’empêcher de parler. Il ne faut pas faire confiance à ce genre de vipère.
– Personne ne m’a rien dit, trancha Arkoïe pour interrompre ce flot d’élucubrations inquiètes. Un grand mystère entoure votre village car aucun hameau de la région n’en n’a jamais reçu d’émissaire. La seule rumeur qui court dit qu’il est construit autour d’une source de gemmes d’une pureté inouïe. Au bourg du lac, ceci nous intéresse beaucoup, car tout ce que nous avons de précieux ce sont des écailles de poissons et des cornes de zébu.
Le Plomb avait marmonné d’autres hypothèses soucieuses avant de se calmer. Arkoïe eut un sursaut nerveux, comme une soudaine envie de rire devant ce colosse secoué par la crainte enfantine d’avoir fauté, que l’on apaise par n’importe quel propos doux et bienveillant.
– Maintenant, il faut que je rencontre la personne qui gouverne ton village, poursuivit l’émissaire avec patience. Comment s’appelle-t-elle ?
– Notre guide, tu veux dire ? On l’appelle ô guide, tout simplement, fit le Plomb dans un haussement d’épaules, avant de continuer en chuchotant : son vrai nom c’est la Falaise. Mais il ne faut pas dire ce mot en sa présence, ça l’énerve. Beaucoup de choses l’énervent. C’est quelqu’un de génial, très charitable.
Alors que l’émissaire perdait patience sous les morsures des fourmis, les yeux du Plomb se perdirent dans le vague et sa voix reprit, nostalgique :
– Quand j’étais enfant, je n’arrivais jamais à dormir. Mes proches s’inquiétaient car j’étais faible et fragile. Un jour, la Falaise a déboulé de nulle part et, alors que personne ne voulait l’autoriser à m’approcher, a mis fin à mes cauchemars, comme ça, d’un coup ! mima le Plomb en écartant très vite ses deux mains. Dès la nuit suivante, j’ai dormi d’un sommeil de plomb. J’ai vite repris des forces, puis la Falaise m’a proposé de suivre son chemin. Mes proches ne voulaient pas, alors j’ai fui, bien sûr. De toute façon, je ne serais rien sans son aide ! Merci, ô guide ! Quelqu’un d’incroyable. Il ne faut juste pas l’énerver, c’est tout.
– Ce n’est pas dans mes intentions que de l’agacer, répondit Arkoïe avec le ton onctueux que l’on réserve aux enfants. Bien au contraire, je souhaite que nous puissions échanger en toute confiance afin de développer les échanges entre nos villages. Mon but est de satisfaire tout le monde. Sais-tu quelle offrande lui ferait plaisir ? Je n’ai pu prendre avec moi qu’une outre en peau d’anguille et un arc de bambou, sourit Arkoïe, présentant fièrement un objet dans chaque main.
– Voyons, grogna le Plomb, toujours accroupi, en se grattant le front. Tu as des gemmes ?
– Non. C’est d’ailleurs pour cela que nous voudrions commercer avec ton village.
– Ah. Une offrande mais pas de gemmes ? Voyons… La Falaise aime bien contrôler les gens. Peut-être un nouveau fouet pour les gens qui posent problème ?
– Je n’en ai pas, déglutit Arkoïe avec dégoût, mais n’y a-t-il pas un produit de la jungle qui lui conviendrait ? Des fleurs des cimes, une natte de lianes, une tunique de fourrures ? Je peux rester quelques jours ici pour les confectionner.
– Tout simplement, je sais ! s’écria le Plomb, le visage éclairé d’une fierté touchante. Offre-lui des œufs. N’importe quel œuf, pas trop petit. La Falaise adore les œufs. C’est ça, je vais te libérer pour que tu ailles chercher des œufs, et je t’emmènerai à sa case.
Sans voix, Arkoïe regarda le Plomb se redresser de toute sa hauteur, attraper les lourds maillons métalliques et tirer dessus pour activer un mécanisme de poulies. Usant de sa force surnaturelle, le Plomb fit crisser la chaîne et ployer dangereusement la branche qui la retenait, engagea tout son corps en contre-poids, lutta, pesta et batailla, dérapant sans cesse sur le sol moite et suant comme un bœuf. Le bois craqua, les fourmis s’agitèrent et, enfin, sous le regard médusé d’Arkoïe, la cage fut soulevée.
– Voilà, dit humblement le Plomb en frottant ses énormes mains tuméfiées. Va chercher des œufs, je t’attends ici.
Pas besoin de le dire deux fois : Arkoïe sauta de la souche et courut vers un arbre quelconque. L’arc en bandoulière, les genoux enserrant le tronc, ses mouvements agiles lui firent atteindre les premières branches sans effort. D’ici, entre les feuillages, on distinguait encore le Plomb, qui avait étalé toute sa musculature au sol et s’amusait à dévier les routes des fourmis. Une telle puissance et une telle naïveté rassemblées en une seule personne paraissaient incompatibles. Le Plomb avait laissé l’émissaire partir, sans aucune garantie sur ses intentions. Et devant la folie qui semblait ronger ce village, Arkoïe savait que la meilleure option était de déguerpir. Le piège était visiblement destiné à éliminer les excursionnistes trop tenaces, et la Falaise avait l’air de profiter de la faiblesse des autres et de maltraiter son peuple. Le plus sûr serait de mettre un maximum de distance entre cet endroit et soi, et d’oublier toute l’histoire.
Toutefois, Arkoïe n’avait pas choisi ce métier pour rester en sécurité. Sa vie avait été une longue séquence de menaces et d’esquives, mobilisant toute son ingéniosité et provoquant souvent blessures et humiliations. Telle était la diplomatie dans cette vallée sauvage : laborieuse et risquée, mais aussi fascinante voire parfois salutaire. Arkoïe secoua la tête pour se ressaisir et se mit en quête d’un œuf, se laissant guider par le doux roucoulement de la faune.
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