La pire âme hideuse
Arkoïe avait imaginé la Falaise comme quelqu’un d’immense, dur et droit, mais se retrouva face à une petite personne toute menue. Son crâne était rasé d’un côté et couvert de l’autre par une longue frange tressée. La peur et le respect de ses disciples pouvaient cependant s’expliquer par le sourire démentiel qui lui barrait le visage.
– Ô guide, pardon pour le dérangement, commença l’Aurore. Voici l’émissaire d’un lointain village qui souhaite engager un commerce avec nous. Il m’a semblé opportun de présenter son cas à ton bon jugement.
– Ô guide, dit précipitamment le Plomb, dont la tête ronde venait d’atteindre le haut des escaliers, c’est moi qui l’ai…
– Je ne fais pas de commerce, trancha la Falaise d’une voix rocailleuse. Les autres villages n’ont rien à m’apporter.
– Mon nom est Arkoïe, je suis l’émissaire du bourg du lac. Nous avons…
Un claquement de langue coupa son élan. L’Aurore lui saisit fermement les épaules et les mains, l’immobilisant douloureusement.
– Ton village ne m’intéresse pas, crissa la Falaise. Je ne veux pas de visite, pas de commerce, pas d’émissaire. Rien n’est aussi précieux que mes gemmes, et aucune autre terre n’en a d’aussi pures.
La Falaise s’approcha brusquement d’Arkoïe et se mit sur la pointe des pieds pour lui faire face. Dans les derniers rayons du jour, sa peau se révélait boursoufflée de cicatrices et, maladroitement dissimulé sous sa frange épaisse, un côté de son front semblait difforme, gondolé.
– On ne rentre normalement pas dans mon village, souffla la Falaise en enveloppant Arkoïe de son haleine fétide, et on n’en sort certainement pas. Les secrets qui sévissent ici ne peuvent pas être répandus. J’ai plusieurs idées pour t’éliminer, mais peut-être as-tu une préférence personnelle ?
Arkoïe déglutit et ferma les yeux. Son front meurtri et ses bras comprimés lui donnaient la nausée. Derrière, l’Aurore savourait le moment en resserrant son étreinte. Du coin de l’œil, Arkoïe vit le Plomb s’agiter. Ses lèvres articulaient quelque chose en silence, et son index boudiné faisait des allées et venues en l’air, comme pour dessiner un cercle. Arkoïe comprit soudain et, faisant au mieux pour rester digne et calme, s’empressa de dire :
– J’ai une offrande qui te plaira.
Une courte hésitation, un nouveau claquement de langue, et l’emprise se relâcha. Arkoïe se précipita dans sa besace et en sortit l’œuf récupéré en vitesse dans la jungle. C’était un œuf quelconque, terne et lisse. Mais Arkoïe avait pris le temps d’y peindre des étoiles à l’aide de baies pourpres dont le jus formait une encre indélébile.
La Falaise écarquilla les yeux, lui arracha l’œuf des mains et le contempla une seconde avant d’exploser d’un rire strident. Puis l’œuf fut violemment jeté au sol. L’abattement gagna Arkoïe qui, réalisant la naïveté de son cadeau, comprit que son destin était scellé et que le seul pouvoir qui lui restait était de choisir comment mourir. Des larmes de panique firent surface. Arkoïe baissa les yeux. Des morceaux de coquille jonchaient les lattes de bois. L’œuf s’était désintégré et l’oisillon gisait, mi-mort, mi-fœtus, au milieu de son blanc. Autour, pourtant, les débris de coquille ne lui appartenaient pas tous. Arkoïe les suivit du regard et découvrit avec stupeur que la pièce entière était couverte de coquilles. Elles étaient de toutes couleurs et épaisseurs, tantôt dispersées aléatoirement, tantôt disposées en piles délicates.
Gloussant encore, la Falaise s’agenouilla pour trier les nouveaux morceaux. Les deux disciples attendaient, ne sachant quelles conclusions tirer sur le sort réservé à leur otage. Arkoïe calcula qu’il lui faudrait quatre enjambées pour gagner la porte, et un bon moment pour descendre le raide escalier sans trébucher. L’Aurore aurait largement le temps d’avertir les autres sentinelles pour qu’elles l’attrapent en bas. De plus, aller se perdre dans la jungle après la nuit tombée serait trop risqué. Comment convaincre la Falaise de lui laisser la vie sauve ?
La question ne se posa pas longtemps : la Falaise inclina la tête pour planter son regard dans celui d’Arkoïe et décida d’une voix amusée :
– Ton offrande était bien choisie, je ne t’éliminerai pas ce soir. Pars d’ici immédiatement et ne reviens jamais. Si la jungle te tue entre temps, tu pourras maudire ton impudence et ta convoitise. Qui scrute l’ombre succombe !
Arkoïe soutint le regard pour déceler une éventuelle trace d’ironie, mais le verdict semblait sincère. Ses yeux dérivèrent du front cabossé de la Falaise au côté rasé de son crâne puis vers sa frange. Dans cette étrange position, la tresse balançait dans le vide et ne cachait plus l’autre partie du crâne. La peau y était glabre et l’os s’incurvait jusqu’au milieu de la tête.
Le dégoût dut transparaître sur le visage d’Arkoïe car la Falaise se recoiffa d’un geste brusque et reprit son tri de coquilles. L’oisillon, qui n’avait pas d’utilité, atterrit sur un tas de déchets près de la porte. Tâchant de s’enfuir sans tarder, Arkoïe remarqua le Plomb se baisser pour ramasser la bête grelottante et la fourrer discrètement dans sa poche.
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