Chapitre 9 : Accueil impérial (1/2)
ORANNE
Je n’ai plus le choix. Je vais devoir me séparer de Phedeas. Autant profiter tant que nous sommes ensemble.
Par-dessus le potentiel héritier se dressait la négociatrice. Habile, pour sûr, tant elle rythmait le mouvement. Toutefois se risqua-t-elle peu à une quelconque brusquerie, au lieu de quoi elle privilégia une cadence aussi sereine que leur environnement. Ils étaient nus dans la pénombre, la lueur d’une bougie pour unique scintillement. Laquelle libérait son parfum depuis la table de nuit et se mêla aux odeurs corporelles du couple.
— Tu as l’air songeuse, constata Phedeas. Tu es sûre que tout va bien ?
— Bien sûr, mentit Oranne.
Personne pour nous importuner. Personne nous priver de notre épanouissement. Il est là, nous nous complétons. Pourtant la sueur perle sur mon front pour la mauvaise raison. Mes dents ne devraient pas claquer autant. Oranne tenta de dissimuler les signes traîtres. Hélas, Phedeas n’était pas dupe : ses sourcils se froncèrent entre deux gémissements de plaisir. Elle avait beau le chevaucher en profondeur, le regard de son partenaire se faisait plus perplexe. Garder un balancement continu tout en la dévisageant lui coûtait sa vigueur.
— Ne cache pas ton ressenti, suggéra-t-il. Je suis à l’écoute, tu le sais bien.
Oranne s’arrêta d’un coup. Recueillant les lèvres de son fiancé, infiltrant sa langue à même son palais, elle se cabra derechef. En contrebas de sa vision persistait une attention dont elle ne s’extirpait guère. Il insiste… Mais il mérite une réponse, après tout.
— Je suis inquiète, confessa-t-elle. Je trouve à peine le courage de m’épancher.
— Qu’est-ce qui te préoccupe ? s’enquit Phedeas.
— Tout. Nous nous engageons dans une mission périlleuse, pas vrai ? L’assassinat de Bennenike l’Impitoyable, ce n’est pas rien, quand même !
— Je trouve aussi. C’est précisément qui est intéressant. Nous risquons nos vies pour un avenir meilleur. Il n’y a rien de plus noble.
Oranne fit la lippe, conservant le mouvement, penchée sur le jeune homme au sourire déterminé. Des belles paroles pour m’impressionner ? Ou bien pense-t-il vraiment ce qu’il dit ? Elle posa sa main sur sa poitrine moite, s’imprégna de cet excitant toucher, tandis que Phedeas s’accrocha à ses avant-bras avec affection.
— Comment tu fais ? demanda-t-elle. Tu me donnes l’impression qu’il est anormal pour moi d’angoisser ! Mais c’est un sentiment humain, non ?
— Assurément, dit Phedeas. Je ressens de la peur, moi aussi. Je la garde juste à l’intérieur.
— Une mauvaise idée ! La terreur te consumera si tu ne la libères pas !
— Ton empathie me touche, mon cœur… Mais je ne la laisse pas m’envahir. Je lutte contre. Elle en devient de l’adrénaline, et me pousse à donner le meilleur de moi-même.
— Tu transformes quelque chose de négatif en positif ?
— Oui, Oranne. Ainsi j’en deviens plus fort.
— Je t’envie… Mon sang se glace rien qu’à l’idée de rencontrer l’impératrice. C’est pour bientôt, n’est-ce pas ?
— Elle arrivera dans quelques jours, tout au plus. Notre ambitieux plan sera dès lors pleinement amorcé.
À l’étirement de son sourire, à la flamme dansante dans ses yeux, Phedeas adopta le contrôle. Il plaça la main de sa fiancée au niveau de son cœur. Quelle intensité… C’est presque comme si ses battements se transmettaient jusqu’à moi !
— Tu trépignes d’impatience, je me trompe ? remarqua Oranne.
— Et pas qu’un peu ! s’enthousiasma Phedeas. La dernière fois que j’ai rendu visite à ma tante, j’étais encore un enfant. Aujourd’hui je suis un adulte à l’intelligence mûre. Prêt à la renverser.
— Cette première rencontre nous permettra de la jauger. Voilà pourquoi je la crains. Elle possède une telle réputation…
— Seule, elle n’est pas dangereuse. Il est facile de triompher lorsqu’on se réfugie derrière une colonne de miliciens. Bien sûr que ses décisions ont engendré des milliers de victimes, mais il a bien fallu que des fidèle aveugles l’obéissent. Elle contemple le sang se déverser, confortablement installée sur son trône, bouffie de condescendance.
— Tu as raison, il faut que cela cesse. Merci, mon amour. Grâce à toi, je sais que nous ne nous exposerons pas en vain.
— C’est l’ironie de Bennenike : elle est puissante, mais faible. Politicienne futée, peut-être, mais piètre guerrière. Jamais elle ne serait devenue dirigeante si mon père avait été vivant pour la combattre. Il est encore temps de rattraper cette injustice.
— L’affrontement ne sera pas que physique. Certes je commence à maîtriser les outils de la négociation, mais je glisse sur une pente dangereuse.
— Nous nous échaufferons dans notre propre terrain. Jaugerons notre adversaire, probablement réfugiée derrière son escorte. Oh, nous avons l’avantage. J’ai hérité des savoirs guerriers et politiques de mes parents, et tu as aussi des talents à revendre. Et puis, nous sommes privilégiés.
— Dans quel sens ?
— Notre situation. Mon héritage. Mon sang. Même si la populace ose s’opposer à la despote, jamais ils ne parviendront à la faire chuter de son trône. Nous, en revanche, disposons de ce potentiel. Nous pouvons l’atteindre. Voilà ce qui anime ma motivation. Ensemble, Oranne, nous briserons les chaînes de la tyrannie.
Ils s’embrassèrent derechef, mus par leurs ultimes sursauts d’énergie. Leur synchronisation ralentit, tout comme leur fougue, atteignant leurs limites. Lentement, quoiqu’avec assurance, Oranne se retira du contact subtil afin de s’allonger aux côtés de son fiancé.
Quelques secondes suffirent à Phedeas pour s’endormir. Il en fallut bien davantage pour sa partenaire. Tête bercée par son épais oreiller, bras enroulés autour de sa taille, elle admira des minutes durant ce corps si bien sculpté abritant un esprit si bien affûté.
Phedeas réussira de son côté. À moi de me montrer à la hauteur.
Bientôt leur patience fut récompensée. La délégation tant attendue obombra la route incarnadine arriva deux jours plus tard. À l’embouchure des chemins, aux pieds de leur palais, des dizaines de visiteurs achevèrent leur voyage de plusieurs semaines. Notre ennemie, si proche de nous. Il est temps de l’accueillir en bonne et due forme.
Oranne rejoignit Phedeas à l’entrée latérale avec promptitude. Tous deux, accompagnés d’une myriade de gardes et servants, se rendirent auprès de cette foule qui réclamait logis. Des puissants et des suiveurs. Nous voici tous réunis. Peut-être est-ce un moment clé dans notre histoire. D’emblée Phedeas jaugea les arrivants tout en se plaçant en évidence. Il était en tête de son propre cortège, face à sa propre famille.
Bennenike l’Impitoyable se présenta fièrement et intimida ses hôtes d’un simple regard, Oranne la première. Elle est aussi grande que Phedeas… L’incarnation de la puissance absolue. Pourtant arborait-elle un sourire qu’elle adressa à tous. Une attention toute particulière, dévolue à son neveu, acheva de susciter les interrogations de la négociatrice.
L’impératrice déposa un baiser sur le front de Phedeas, lequel l’accueillit d’un frisson inopiné.
—Voilà tellement longtemps que je ne t’ai plus revu, dit-elle. Phedeas, tu as beaucoup grandi !
— Je suis maintenant un adulte, affirma Phedeas. Je connais mes ambitions, désormais.
Bennenike lui rendit l’étincelle de ses yeux. Il ne s’agenouille même pas devant elle ! Les liens familiaux priment sur le statut impérial ? Amène, Phedeas dissimula toute pernicieuse intention derrière une gestuelle engagée.
— Je vous remercie d’avoir accompli ce long trajet ! s’exclama-t-il. L’Empire Myrrhéen est vaste, mais ses citoyens récompensent le courage et la dévotion ! C’est pourquoi nous vous offrons le logis dans de spacieuses et confortables chambres.
— Quel accueil ! complimenta Bennenike, battant des cils. J’aurais seulement souhaité qu’il s’effectue dans d’autres circonstances. Mes condoléances pour ta mère, Phedeas. Je ne l’avais vu qu’à de rares occasions, notamment lors de son mariage avec ton père. Je regrette de ne pas avoir su me rendre à ses funérailles.
— Votre compassion me touche, ma tante ! fit son neveu. Je ne vais pas vous blâmer pour cela : après tout, Amberadie est à des centaines de kilomètres d’ici.
Feindre la joie est un exercice auquel mon aimé se prête bien. Je reconnais bien là l’hypocrisie de ce genre de milieux… Dans ce cas-ci, elle est nécessaire. Pas certaine non plus que la mention de sa mère aide Phedeas à canaliser ses émotions. Restée en retrait, trop focalisée à réfléchir au lieu d’agir, Oranne ne s’attendait guère à devenir le centre de l’attention. Sa belle-tante, de plus d’une tête plus grande, salua la jeune femme de la même manière que son fiancé. Aussi Oranne manqua de sursauter, quoiqu’elle rougît inévitablement.
— Si on passait à de plus complètes présentations ? suggéra-t-elle, affable. Toi qui te tiens aux côtés de mon neveu, tu ne dois pas être n’importe qui.
— Je…, hésita Oranne. Oui, en effet.
Outre ses épaules voutées, la négociatrice sentait des formulations se perdre, envolées, gâchées. Fichtre ! Je suis rompue à ce genre de rencontres, en principe ! Je dois absolument paraître normal, sinon la méfiance de nos ennemis va s’accroître ! Phedeas surgit à sa rescousse, enroulant sa main autour de sa taille.
— Il s’agit d’une négociatrice de talent, affirma-t-il. Issue d’une prestigieuse famille marchande. Mais c’est aussi ma charmante fiancée. Elle s’appelle Oranne Abdi.
— Eh bien, enchantée de te rencontrer, Oranne ! s’ébaudit Bennenike. Si je puis me permettre, tu me laisses une excellente première impression. Vous vous êtes bien trouvés.
— Peut-être aurez-vous l’occasion de davantage vous connaître. Mais nous aborderons ce sujet plus tard.
— Lancer une idée sans la poursuivre ? Du peu que je l’ai côtoyé, Haphed était l’exact opposé. Je n’ai pourtant pas l’impression que tu sois si différent. Vous vous ressemblez tant… Mais assez d’impolitesse ! J’ai moi-même des personnes très importantes à vous présenter.
Elle a langue bien pendue. J’imagine que cela contribue à son charisme. Elle n’a aucune raison de se douter de notre plan, mais rappeler à son neveu qu’il a échoué à devenir héritier est-il une bonne idée ? Oranne jaugea l’impératrice avec discrétion comme Phedeas se détachait lentement de son toucher. De suite prêtèrent-ils attention aux deux hommes qui s’avancèrent. Un individu à la splendide brigandine en velours et un autre engoncé dans une broigne solide. L’un a de jolies tresses et l’autre en porte des épaisses. Ils ressemblent tous les deux à des guerriers… Mais appartiennent à des catégories différentes.
— À ma droite, Koulad Teos ! déclara Bennenike tout en admirant le désigné. Ancien chef de la milice, et mon actuel mari. À ma gauche, Lehold Domaïs, le nouveau chef de cet ordre. Tous deux se sont portés garants de la sécurité de l’empire.
Oranne et Phedeas serrèrent la main des deux concernés. Elle a bien dit que son mari était « actuel » ? D’accord, c’est inquiétant… Déjà qu’elle a assassiné ses deux précédents époux. Phedeas est indéniablement plus dévoué à son amour. Il ne dissimule pas ses intentions et ne complote rien sans m’en avoir avertie au préalable. Mais tandis que les salutations s’enchaînaient, un grognement résonna. Il provenait d’un homme d’un certain âge, dépourvu de cheveux, à l’équipement semblable à Lehold, et aux traits similaires à Koulad.
— Louée impératrice, ironisa-t-il. Ne m’as-tu pas oublié ? Je suis l’oncle de ton mari, quand même !
— À mes yeux, Nerben, tu n’es qu’un milicien comme un autre, répliqua Bennenike. Lutte contre les mages, protège les personnes qui le méritent, c’est tout ce que j’exige de ta part. Surveille ta langue, tu sais ce qui survient lorsque je suis contrariée.
— Pas de mauvaise ambiance, s’il vous plaît ! tempéra Phedeas. Je crois qu’il est temps pour vous de vous installer. Vous devez être épuisés. Et comme vous êtes nos convives, nous vous proposerons une célébration dans la salle de réception dès le coucher du soleil.
Un autre râle se perdit dans la mêlée. Sitôt le discours achevé que la multitude pénétra dans le faste et la luxure, non pour y admirer ses fioritures, plutôt pour y trouver fraîcheur et repos. Au moment d’entrer dans le palais, Oranne avisa une silhouette encapuchonnée progresser à hauteur de l’impératrice. Une paire de dagues courbes ornait sa ceinture. Elle n’est pas ordinaire. Pourquoi omettre de la présenter ? C’est très étrange…
La négociatrice n’eut pas le temps d’interpeller qui que ce fût. D’autres responsabilités l’attendaient.
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