Chapitre 13 : L'histoire enfouie (1/2)
HORIS
— La vérité se situe au-delà des lieux connus, avait déclaré Yuma.
Cette quête est la mienne. Si seulement je m’en étais aperçu plus tôt. Ils avaient fendu des vallées encaissées, enfoncées en contrebas de déclives rocheuses. Ils avaient grimpé le long des versants boisés, où ils durent chasser des bouquetins pour se nourrir. Ils avaient découvert que dans les montagnes d’Ordubie se terraient des secrets insoupçonnés. J’y ai vécu huit années, et c’est comme si je ne les connaissais qu’en surface…
À l’horizon pointaient les nimbés de neige éternelle, dans lesquelles vivaient les tribus les plus reculées. Dessous se dressaient des moraines de glacier, recouvrant des pans rocheux à même les cols. Horis, Sembi, Milak Médis et Yuma demeuraient bien éloignés de ces merveilles, alors jugées inaccessibles. Au lieu de quoi ils remontaient le cours d’une rivière qui serpentaient le contrebas de deux flancs.
Il est étrange de fouler des pentes aussi herbeuses, moi qui ai l’habitude de ce sol luisant d’orange… Mais l’air est frais, et encore très respirable à cette hauteur. C’est presque agréable. Le mage avisa l’avancée de Yuma, s’accrochant habilement aux rochers incrustés dans la terre lorsque le chemin se faisait trop abrupte. Elle a de l’endurance à revendre ! Comme quoi l’âge n’est pas toujours un frein. Par contraste, ses compagnons peinaient à pareille hauteur. Ils se courbèrent, essoufflés, transpirants, aussi Horis se précipitèrent vers eux.
— Vous y arrivez ? s’enquit-il.
— Il faudra bien…, se plaignit-elle. Peu importe où ta guide nous emmène.
— Ordubie est fascinant, jugea Milak. Mais aussi farouche. Je suis épuisé, mais je ne m’arrêterai pas.
Comme Médis s’épongea le front, Horis lui offrit sa gourde, et elle en déglutit de grosses goulées. Elle orienta son attention en direction de Yuma.
— Un regard tout sauf amical, remarqua Horis.
— Nous n’avons pas besoin d’une telle animosité ! commenta Sembi.
— Je la connais depuis quelques jours, rétorqua Médis. Pardonne-moi de ne pas lui accorder ma totale confiance…
— J’ai vécu avec elle il y a huit ans ! justifia Horis. Je sais qu’on peut se fier à elle.
— De là naît la trahison. Nous croyions aussi en Khanir, pas vrai ? Regarde ce que cela a engendré… Nous partons plus faibles que nous avons débuté, obligés de nous exiler hors de la civilisation. À quoi cela va nous mener ?
— Yuma est différente.
— Pourquoi ? Parce que j’étais amoureuse de Khanir, je ne voyais pas ses défauts ?
— Ce n’est pas ce que je voulais dire !
— Nos pensées divergent, les possibilités sont les mêmes. Des vieux mages trop accrochés à leur passé pour bâtir un avenir stable.
Horis et Médis ravalèrent leur salive, s’échangèrent un coup d’œil fuyant, par-devers la perplexité de Sembi et Milak. Il ne s’était guère aperçu que Yuma s’était arrêtée, orientée vers eux.
— Si vous souhaitez vous reposer, dites-le-moi, proposa-t-elle. Mais arrêtez de parler dans mon dos.
— Vous nous avez entendus ? fit Médis, stupéfaite.
— Vous êtes moins discrets que vous ne le croyez. Quand on vit dans un tel environnement, on est capable de ressentir le moindre remuement des feuilles, la moindre caresse du vent. Ainsi, d’intruses et dissonantes voix résonnent comme d’assourdissants échos.
— Je suis une fille du désert. Ces hauteurs m’écrasent, me dépassent… m’étouffent.
— Tu auras le temps de t’y habituer. C’est peut-être l’endroit idéal pour te redécouvrir, et c’est aussi valable pour vos deux compagnons. Pour toi, Horis, aucun doute n’est permis.
La parole fendit le cœur du jeune homme à l’instar d’un éclair. J’ai commis des erreurs. Je me suis jeté dans une tempête de sables sans savoir comment la balayer. Pourtant je n’ai aucune idée de la nature de l’apprentissage qui pourrait me forger. Les jeunes mages songèrent à leur situation, ce même si Yuma leur accorda peu de temps pour leur réflexion.
Il leur fallut d’abord atteindre le sommet de la déclive avant qu’elle daignât leur accorder une once de repos. Ils passèrent assis, à se sustenter de pain sec et de viande réchauffée sous un feu magique. Un court moment lors duquel le mutisme régna en maître. Lors duquel insinuations et pensées se transmettaient plus aisément que les mots. Où Milak, en retrait, n’osait pas regarder autrui. Où Sembi, moins indécise, peinait néanmoins à partager son opinion.
Ils poursuivirent leur route. Sur des sentiers de moins en moins praticables, sur une terre à l’humidité grandissante, sous des rafales de plus en plus intenses. Par-delà la dense végétation, dans laquelle ils s’enfoncèrent plusieurs durant, se terraient des mystères de plusieurs existences. Cela, Horis le percevait au plus profond de lui. Un flot d’authentique magie s’écoulait, lui prodiguait une énergie nouvelle, le vivifiait.
Il en allait de même pour ses compagnons.
Enfin, ils réalisèrent. Un plateau de calcaire, sec et presque aride, jurait à une altitude des premières neiges. Étendu, cerclé par des flancs de roche noirâtre, similaire à un cratère. Un endroit d’apparence dépourvu de naturel, d’où aucune vie n’émergeait. Pour sûr qu’un tel panorama laissa Yuma dans l’indifférence, mais la bouche de Médis s’entrouvrit et sa voix s’étrangla, tandis que Milak et Sembi se répandaient en murmures. Sommes-nous impressionnés… ou choqués ? Horis choisit de devancer sa guide. D’appréhender cet environnement. De s’ouvrir à cette terre vierge sous laquelle une inabordable magie semblait être enfermée.
— Toutes ces années dans l’ignorance, dit-il. Comment se fait-il qu’un tel endroit imprègne les montagnes d’Ordubie ?
— Peu connaissent son existence, expliqua Yuma. Si cela peut te rassurer.
— Au contraire. J’en suis encore plus inquiet.
— De même, appuya Médis. J’ai ressenti ce flux m’envahir. Quelque chose se cache là-dessous.
— Je croyais que j’étais prête, fit Sembi. Est-ce que je me trompais ?
— Vous le découvrirez bien assez tôt, révéla Yuma. Je vous ai amené ici de raison et non de désespoir.
— Le chemin de la vérité…, envisagea Horis. De quelle époque parle-t-on ici ?
— Lointaine. Je ne puis révéler une date exacte. Parce que je n’en ai qu’une vague estimation, mais aussi parce que vos conceptions sont déjà toutes bouleversées. Il vaut mieux montrer plutôt que raconter.
Horis haussa les sourcils avant d’opiner. Elle a raison. Nous méritons des réponses, mais trop d’informations seraient néfastes. Encore que nous ne disposions pas d’un temps illimité… Malgré son retard, il rattrapa avec aisance ses compagnons pour mieux s’enfoncer dans le cratère. Il constata que leur guide marchait avec lenteur, s’attardait sur chaque pan du paysage, chaque élément émergeant du décor. Pourquoi cette contemplation ? Elle connait déjà les lieux. À moins qu’elle cherche à remarquer ce qui a changé depuis sa dernière venue.
D’apparentes vétilles éclaircirent l’esprit du jeune homme. Des morceaux de brique et tuile affleuraient de part et d’autre, enfouis sous des amas de terre et de poussière. Ce qui exhorta Horis à prêter un œil plus attentif, à sonder les lieux d’un doigté magique. Il remarqua des traces de poterie déchiquetée et de sculpture rudimentaire.
— Bon sang…, commenta-t-il, le souffle coupé. C’est au-delà de l’ancienneté.
— Voilà une réflexion bien arrogante, jugea Yuma. Personne n’a su déterminer avec précision quand l’humanité était née. Mais les historiens et archéologues penchent sur l’hypothèse selon laquelle nous sommes jeunes comparés à la nature. C’est à partir de cet aspect primitif que nous nous développés en sociétés si avancées. Pour le meilleur comme pour le pire.
— Je n’aurais jamais imaginé quelque chose de tel, dit Médis. C’est fascinant… et renversant. Il est nécessaire de démolir les préjugés.
— Je ne me suis jamais intéressé à l’histoire, dit Milak. Il est peut-être temps.
— Ce que vous voyez n’est qu’un aperçu, avança la chamane. Il y a une porte dérobée, un peu plus loin, qui mène aux entrailles de montagnes. Soyez prêts.
Horis désirait fouiller davantage. Médis s’était figée, admirative. Milak avait porté la main à son menton, les traits renfrognés. Sembi examinait la terre cuite jonchant les environs. Tous se conformèrent finalement à la cadence de Yuma.
Elle les conduisit à l’entrée, une structure en grès, lézardée, incrustée dans la roche. Cela ressemble à peine à une porte. La guide se contenta de pousser le baillant, aussi Horis en écarquilla les yeux. Pas même protégé par la magie ? Avaient-ils tant confiance en l’inaccessibilité des lieux ?
Des interrogations déjà nombreuses multiplièrent au moment où ils s’engouffrèrent dans l’obscurité.
Horis échouait à estimer le nombre de marches. Érodées, glissantes, sur le point de s’effondrer. Nonobstant l’orbe lumineuse de Yuma, ils peinèrent à discerner quoi que ce fût au-delà de plusieurs mètres, tant la structure gagnait les profondeurs. Cette forme d’architecture m’est peu familier. C’est à la fois complexe et hasardeux. Des carreaux de faïence parsemaient les lieux, craquelées par endroits dont la teinte s’était effacée avec les siècles.
Des minutes à se diriger vers l’inconnu, à émettre moult hypothèses, à subodorer ce que sous-entendait leur guide. Combien de mètres descendons-nous ? Ça paraît interminable ! Et insensé. Horis garda son scepticisme de côté puisque ses camarades se contenta d’avancer de bonnes foulées. Médis s’avéra la plus rapide d’entre tous, et daignait à peine jeter des coups d’œil derrière elle.
Lorsqu’ils cessèrent de descendre, leurs ombres baignèrent dans une pénombre sur laquelle nul n’avait pénétré depuis si longtemps. Striait un dallage anthracite à moitié en lambeaux, longeant un chemin tracé par des roches piquetées et irrégulières. Aucun temps ne leur fut accordé : Yuma progressait, encore et toujours, à vitesse constante mais rapide. Son objectif lui tient tant que cela à cœur ? Horis la rattrapa afin d’en avoir le cœur net. Son expression demeurait néanmoins indéchiffrable, ses yeux rivés vers l’avant.
— Ce que nous avons aperçu à la surface se confirme, dit-il. Naguère, il y avait de la vie ici.
— Une société, rectifia Yuma. Les mages ont toujours aimé se réfugier dans des montagnes reculées pour se redéfinir. Peut-être est-ce même l’un des premiers exemples.
— Que d’énigmes, que de non-dits ! Notre patience va-t-elle donc être récompensée ?
— Si tu es prêt à sortir de ta zone de confort. À te remettre en question. À envisager la place des mages au-delà du contexte de notre époque.
— Une leçon à tirer de vos enseignements, sans doute. J’ai tout oublié, tant j’étais aveuglé par mes idées de vengeance.
— Il n’est jamais trop tard pour réapprendre.
Soudain Horis sentit de la chaleur s’infiltrer dans sa peau. Il jeta un œil derrière et avisa que Médis s’essuyait son front humide Sembi et Milak résistèrent mieux ou le feignirent.
Or grandissait un éclat issu d’une lumière droit devant eux. Leur voix s’étrangla comme ils durent s’adapter à ce changement.
— Nous ne devrions pas avoir aussi chaud, pas vrai ? demanda-t-il.
— Pas naturellement, en effet, confirma Yuma. Lumière et chaleur constituent les reliquats de la magie présente en ces lieux. De cette énergie circulant partout.
— Je n’ai jamais rien ressenti de tel ! s’écria Sembi. Je croyais avoir exploré les recoins de la magie… Je suis encore une novice.
— Tu l’as employé à une fin très utile, et depuis tu te sens plus épanouie. Ce que je m’apprête à montrer est de nature totalement différente.
— Effectivement, fit Horis. Je ressens autre chose.
— Bien sûr, nous avons palabré : nous y sommes.
Ils abandonnèrent l’exiguïté du couloir pour une pièce plus grande.
Bien plus imposante.
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