Chapitre 13 : L'histoire enfouie (2/2)
La salle ovoïde s’élevait sur près d’une cinquantaine de mètres. Si des roches jouxtaient le plafond, des zelliges aux nuances saphir devançaient en courbes régulières et surannées. Cinq piliers noirâtres les tutoyaient, orientées vers le bas en leur bout, rassemblées en un cercle d’un large rayon. En son centre trônaient deux arcs connectés par le dessus, fixés sur des ellipses concentriques aux nuances effacées par le temps.
Une telle vision bloqua les jeunes mages dans l’ébahissement. Leur bouche comme leurs yeux s’ouvrirent en grand tandis qu’ils foulaient les traces d’anonymes ancêtres. Partout où ils observaient, l’architecture affichait sa vétusté, au contraire de la magie. Chaque pas les emplissait de la pureté même.
— C’est comme si les lieux avaient attendu notre venue, murmura Horis.
— Une impression intentionnelle, déclara Yuma. Les mages de jadis ont transféré une part considérable de magie ici. Dans cette nature qui a repris ses droits, elle respire, elle vit, elle se développe.
— Quel est le but ? interrogea Médis.
— Il existe une manière simple de le voir. Un privilège mage, qui permet une connexion entre le passé et le présent.
— Vraiment ? Une magie qui transcenderait le temps ?
— Je confirme mes propos de plus tôt, dit Sembi. Je serais ravie d’en apprendre plus… À condition que la perspective soit optimiste.
— Nous l’avons déjà rencontrée, se remémora Horis. Souviens-toi dans notre repaire… Khanir s’y enfermait. Dans un espace et temps différents.
— Posez votre paume sur l’un des arcs, proposa Yuma. Et découvrez.
Les quatre jeunes mages s’appliquèrent juste après leur guide. Ils se consultèrent une dernière fois, indécis, pourtant désireux d’emplir leur soif de savoir. Aussitôt subirent-ils l’engloutissement. Aussitôt perdirent-ils le contrôle de leur corps.
Que se passe-t-il ? Je… Au début, ce fut le noir complet. Un environnement sans âme ni substance, aux contours infinis. Si opaque que rien ne s’entrevoyait. Si isolé qu’aucun son ne se propageait. Tel se présentait l’apparent néant, néanmoins éphémère. Car rapidement surgit une lumière blanchâtre et omniprésente, obligeant Horis à clore les paupières.
Lorsqu’il les ouvrit, il avait été projeté ailleurs. Ses pieds reposaient sur un sol stable comme ses poumons s’emplissaient d’un air frais. Balayant les alentours, il repéra ses compagnons à proximité, quelque peu égarés. Bien vite s’intégrèrent-ils à ces collines verdoyantes que limitaient des alignements de saules et chênes. Yuma était à leur tête, à ses aises dans cet environnement pourtant inconnu
— Où sommes-nous ? demanda Milak.
— La véritable question serait plutôt : quand sommes-nous ? dit Horis.
— Cela paraît si réel…, murmura Médis
— Parce que ça l’est, affirma Yuma. Ou plutôt, ça l’était.
Les jeunes mages déglutirent face à l’âpre teneur des faits. Des dizaines de dépouilles gisaient le long de la plaine, à côté de laquelle se trouvaient haches et épées en fer. Leurs armes ont l’air si rudimentaires… À quelle époque sommes-nous ? Pas seulement des morts emplissaient toutefois le champ de bataille. D’ici percevaient-ils les râles d’agonie, ponctuels et dispersés, mais assez forts pour s’inscrire dans leur tête. Horis voulut intervenir, mais Yuma le devança et plaça son bras, lui bloquant ainsi le passage.
— La violence et l’injustice indignent à juste titre, déclama-t-elle. Hélas, nous ne sommes pas physiquement présents. Seuls nos esprits ont été projetés ici.
— Sommes-nous condamner à voir le mal se perpétrer ? s’indigna Horis.
— Le cours des événements ne peut être changé. Ce jour-là, d’ailleurs, une action a influencé l’histoire du monde à tout jamais. Observez.
Arriva un homme singulier. Il cachait ses boucles dorées et son bouc pointu sous une épaisse capuche, tandis que sa cape battait sous le vent. Il aperçut une guerrière aux gémissements moins espacés, dont il se rapprocha en toute hâte. Il s’agenouilla, tendit sa paume.
Puis la magie fit son œuvre.
Des particules smaragdines s’agglomérèrent, s’infiltrèrent dans la peau de la soldate. Petit à petit, ses plaies se refermèrent, et sa souffrance s’atténua. Quand sa respiration redevint régulière, quand un sourire embellit son faciès, le mystérieux sauveur souffla de soulagement.
— Qu’y a-t-il de si exceptionnel ? fit Horis.
— Ce qui est banal aujourd’hui était un exploit lors des temps anciens, rappela Yuma. Nul ne sait si ce niguirois, Baldria Leedan, fut le premier à employer la magie de guérison. Par contre, son intervention et sa dévotion popularisèrent la pratique. Grâce à lui, des blessures auparavant intraitables pouvaient être soignées, et des maladies auparavant incurables disposaient d’un traitement. D’aucuns l’accusèrent de sorcellerie, d’autres l’acclamèrent en héros. À la fin, l’histoire retint de lui qu’il influença la médecine traditionnelle, permit le développement des sociétés telles qu’on les connait aujourd’hui,
— Pourtant on voit que la réputation de la magie n’est pas toujours favorable…
— Certaines histoires moins positives ont été récupérées à des fins de propagande.
Sitôt que leur vision perdit en netteté, les jeunes mages perdirent d’équilibre. La lumière eut beau les aveugler, la sensation se révéla trop vive pour les marquer. Notre esprit est-il paré pour des telles téléportations ? Ils n’eurent pas à agir, juste à subir, suivant les flots de l’espace et du temps en mouvance permanente. Coupures et ondulations saccadées rythmèrent l’apparition du nouveau paysage.
Un terrain dépourvu de vie. Pas le moindre brin d’herbe ni de quelconques arbres ne le décoraient.
Je crois deviner où nous sommes… D’épais nuages surplombaient le sinistre et silencieux paysage grisâtre où seules les roches avaient survécu. Cette couleur dominante accompagnait le bleuté des éclairs qui s’abattaient par centaines et l’écarlate des corps meurtris et déchiquetés.
— Cette vision associe la magie à la destruction, déplora Médis.
— Pas encore, désespéra Milak.
— À juste titre, cette fois-ci, je le crains, rapporta Yuma. Une histoire bien plus récente, aux conséquences sans précédent.
Point d’agonie sur ce champ de bataille. Juste deux femmes aux robes de mage striées de protection en cuir. Lacérations et déchirures tempéraient la pâleur de leur teint comme elles se fixaient avec rage, leur longue chevelure châtaine démêlée, leurs yeux bruns luisant d’une magie destructrice. Depuis leurs bras jaillissaient des étincelles dont elles se nourrissaient pour accroître leur puissance. Seules, face à face, elles dominaient ce champ de ruines et de morts.
— Iema et Isim, présenta Yuma. Lors des derniers instants.
— Les responsables de la destruction d’Oughonia, devina Sembi.
— Un épisode tristement célèbre. Un système politique fragile, doublé d’une insatiable ambition de pouvoir de deux sœurs que tout opposait. Elles ont prouvé, à l’aide de leurs armées de fidèles ici nourrissant la terre morte, que la conquête d’un simple trône pouvait engendrer des centaines de milliers de victimes. Mais les détracteurs n’ont retenu que l’outil employé. Celui qui a annihilé la faune et la flore. Celui qui a détruit l’Oughonia, un pays riche de plusieurs siècles d’histoire, et toujours inhabitable de nos jours en dépit des tentatives de reconquête. Celui qui a impacté le climat et dès lors le développement des contrées voisines.
— Une tragédie, marmonna Médis. Qui en a entraîné tant d’autres.
— Les discriminations contre les mages se sont en effet amplifiées depuis. La question est de savoir si elles s’arrêteront un jour.
— Bennenike aurait-elle perpétré son génocide si cet événement n’avait pas eu lieu ?
— Difficile à savoir. La folie trouvera toujours son chemin. Les tyrans disposeront toujours d’une justification pour leurs massacres. Ils blâmeront leurs victimes plutôt que leur propre malfaisance.
— Quelle est la morale de cette histoire ? questionna Horis. Je peine à m’y retrouver…
— La magie est capable du meilleur comme du pire. Soyons conscients de ses méfaits pour les combattre. Soyons conscients de ses bienfaits pour les employer. Seulement ainsi notre réputation s’améliorera, et nous voyagerons tous vers un avenir prospère.
Une illumination apparut dans l’esprit de Horis. C’était si évident. Je m’étais fourvoyé dès le début. Avec du recul, avec du savoir, j’aurais su que la solution se présentait devant moi. Iema et Isim, au sommet de leur haine, au paroxysme de leur pouvoir, rassemblèrent les éclairs accumulés autour d’elles. En projetant leurs ultimes jets, elles éblouirent derechef les témoins.
Leur projection se poursuivit, plus brusque, moins claire. Des images imprécises et rapides se bousculèrent par-devers Horis. Un groupe de mages escaladant une paroi, un rayon incandescent fendant l’épaisseur du névé, des colonnes de sables écrasant de minuscules silhouettes, et ces corps, par dizaines, par centaines, par milliers, projetés dans les abysses, perdus à tout jamais.
Au contraire d’eux cinq, de retour dans la salle ovoïde. Les jeunes mages se vautrèrent à terre, ralentis au dernier moment, incapables de se rattraper. Oh, on n’en sort pas indemne ! Ils crurent que des brûlures entaillèrent leur peau, il n’en fut rien. Ils se relevèrent sans l’ombre d’une plaie, mais étaient sonnés : une vive douleur vrillait leur tête.
Yuma, quant à elle, était exempte de toute douleur. Elle effleurait l’arc central de son index, le visage creusé de sillons, le regard fixé par-delà le concret. Tout n’a pas encore été dévoilé.
— Vous êtes secoués, nota-t-elle. Mais l’histoire ne s’achève pas ainsi. Il vous reste tant à apprendre. Des jours entiers seront nécessaires.
— Au-delà de la création et de la destruction…, songea Médis. La place des mages doit être explorée en profondeur. Ces pylônes contiennent une puissance inconcevable, pourtant… Un flux plus impressionnant y circulait naguère, n’est-ce pas ?
— Bien deviné. Les mages de jadis ne se ne sont pas arrêtés aux voyages de l’esprit.
— Ah bon ? s’étonna Horis. Mais cela requiert déjà de grandes compétences !
— Ainsi ont-ils été dépassés par leur propre ambition. Comme tant d’autres avant eux. La technique avortée, pourtant améliorable, a été ensevelie avec eux. Cela aurait tout changé.
— De quelle technique parlez-vous ?
— La téléportation. Une des plus frustrantes limitations de la magie. Tout au plus sommes-nous capables de nous déplacer sur quelques kilomètres, et si nous en abusons, cela laisse des irréparables séquelles au corps.
— Mais nous avons réussi une téléportation de groupe vers Doroniak ! avança Sembi.
— Car Khanir était un des plus puissants mages de sa génération, justifia Médis. Et même dans ce cas-là, beaucoup ont souffert.
— Il existait d’autres esprits aussi brillants que le sien, dit Yuma. Pour lui comme pour d’autres, c’est le meilleur compliment qu’on peut leur adresser. Et ces mages-là désiraient ardemment de compenser les conséquences de la téléportation.
— Comment ? demanda Horis.
Il avait tremblé en posant sa question, par-delà des compagnons tout autant intrigués que lui. Les yeux de Yuma se plissèrent comme sa tête s’inclina vers le bas.
— Cet arc était supposé être un portail, dévoila-t-elle. Une connexion entre toutes les parties du monde. Entre tous les lieux… Mais aussi toutes les époques.
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