Chapitre 17 : Badinage et devoir (2/2)
Tant Nidroska que Liliath restèrent sans voix. Certaines informations ne sont pas à garder pour soi. C’est ce que ces mémoires prouvent, non ? Eneid aurait pu déjouer bien des complots… Si les mots peinèrent à émerger, si ses muscles se contractèrent, Docini soutint l’attention de ses amies.
— Des traces de pas sur la plage, révéla-t-elle après avoir ravalé sa salive. Probablement très récentes. Nous ne sommes pas seuls dans les parages.
— Oh, c’est pour ça que tu t’étais arrêtée ! devina Liliath. Tu as l’œil, décidément !
— Nos détours dans les tavernes le laissaient présager, songea Nidroska. J’hésitais à diriger notre navire vers les îles du sud, mais longer les côtes nous amène à des perspectives plus intéressantes !
— À supposer que ces personnes ne soient pas hostiles. Je pense que nous devons le découvrir avant eux.
— Une intuition à vérifier. Moi, je suis optimiste : l’adversité s’est dispersée après la bataille de Doroniak ! Même si on est des pirates et donc pas les bienvenus partout…
— Je préfère être honnête. Je ressens le besoin de suivre ces traces. Sans trop m’éloigner, cela va de soi.
À son tour, la capitaine porta sa main à son menton. Elle se plongea dans une réflexion que Liliath ralentit, désireuse de recevoir de nouveaux baisers.
— Tu sais quoi ? fit-elle, enroulant son bras autour de la taille de sa partenaire. Une petite marche de quelques minutes te révèlera sûrement une nouvelle vérité. Parfois elle se situe sous le sable, parfois il faut explorer plus loin. Tu ne manques pas d’ambition, Docini, ni d’objectifs, et c’est pour ça que tu es digne d’être des nôtres !
— C’est certain ! appuya Liliath. Tout ceci m’a rendue curieuse, mais j’ai déjà accompli mon but du jour. Découvrir une histoire si longtemps enfouie, la ténacité d’un homme, pont entre deux pays autrefois ennemis, c’est si beau ! Mais il faut voir au-delà du passé. Et ça, tu l’as très bien compris.
— Je hais le passé. Le mien, en tout cas. Autant m’orienter vers l’avenir.
— Tu as surtout bien besoin de positiver ! dit Nidroska. Si tu as besoin de te confier, ne garde pas tes sentiments pour toi-même. Nous sommes là, ne l’oublie jamais ! Aussi, dès que tu as du nouveau, n’hésite surtout pas à revenir nous voir !
D’accord, j’ai compris, je dois regagner de la confiance envers moi-même. Forte de cette conversation, animée d’une vigueur nouvelle, Docini abandonna Nidroska et Liliath dans leur intimité. Depuis l’extérieur elle perçut des gémissements, couinements et compliments qui éveillèrent une imagination trop active. Je suppose qu’elles ont trouvé une autre occupation que la lecture.
L’ancienne inquisitrice revint sur ses foulées. Elle allia hâte et sérénité afin de ne pas attirer de suspicions envers elle. Dans son esprit se bousculaient cependant toutes ses suppositions quant à l’origine des traces de pas.
Elle prit garde de ne pas cligner des yeux. Mais les images l’assaillaient, nombreuses et véloces. Une pénombre d’où surgissaient de multiples lames. Une lumière d’où jaillissaient des filets de sang. Parmi ces visions mouvantes claquait l’assourdissant. Des invectives proférées en chuchotements. Des menaces prononcées en hurlements. Tout au sein de décors aux limites étirées, presque indiscernables, noyés dans une dissonance de nuances. Pas un lieu ni un temps clair n’émergeait. Seulement un amas de projectiles, matérialisés sous diverses formes, lancinant Docini de part et d’autre.
Elle chuta à genoux, s’agrippant à son avant-bras, juste devant les traces de pas.
J’ai défait Horis Saiden ! J’ai combattu vaillamment lors de la bataille de Doroniak ! J’ai même failli terrasser Khanir Nédret ! Pourquoi les traumatismes restent ? Pourquoi je me sens faible ?
Elle se frotta les yeux avant l’émergence des larmes. Néanmoins échouait-elle à réprimer ses tressaillements.
Les doutes, encore. L’impuissance. Ai-je vraiment échoué ? M’a-t-on trop blâmé ? Tout est de ma faute ?
Elle s’appuya sur le sol, presque recroquevillée, et peinait à se redresser.
Docini, tu vaux mieux que cela ! À quoi bon chercher les faveurs d’une aînée qui me méprise ? C’est fini, désormais. Ils ne peuvent plus me faire de mal. Alors ils trouveront un autre coupable, comme Édelle Wisei. Ils en oppresseront d’autres.
Elle trémulait encore, quoiqu’à intensité réduite. Elle n’était pas encore debout mais s’y efforçait.
Quand on prend une décision, on s’y tient jusqu’au bout ? De quoi es-tu effrayée, au juste ? Tu es plus que ton épée. Tu es plus que ton armure. Si un danger se présente à la fin du chemin, sois prête à l’affronter !
Aussitôt courut-elle dès qu’elle eut anticipé la voie empruntée. Docini longea la côte près d’une minute durant. Ni la pointe sur sa poitrine, ni la sensation de ses jambes au niveau de ses jambes ne l’arrêtèrent. L’arrivée doit valoir le coup. Tantôt elle sprinta, tantôt elle ralentit pour mieux repérer son chemin.
Puis une silhouette apparut. Entre arbres et buissons, par-dessus des flaques clairsemées, un garçon pâle et blond la fixait. Immobile, l’expression indéchiffrable, face à une jeune femme essoufflée, ignorant sous quel angle le dévisager. Un enfant ? Alors j’ai pressenti une menace pour rien ?
— Pourquoi courir ? demanda-t-il. Tu es un nouveau visage.
Lui aussi parle bien myrrhéen. Mais cette base commune saura-t-elle combler nos différences ? Docini déglutit, pétrie d’hésitation.
— J’ignore exactement qui je suis, confessa Docini. Je me permets de te retourner la question.
— Nous ne sommes pas dangereux. C’est ça que tu crains, pas vrai ? Non, nous fuyons le danger.
— Il est bien réel. La question est de savoir : qui sont tes ennemis ? Sont-ils les mêmes que les miens ?
— Tu dois mieux le savoir.
Son cœur rata un battement. De biais surgit un bâton à double lame qui frôla son torse. Docini se plaqua contre le tronc derrière elle, la sueur lustrant son front. Devant elle paraissait une femme au masque argentée, les mains refermées sur une arme prête à transpercer.
— Larno ! lança-t-elle. Je t’avais prévenu de ne pas t’éloigner !
— Ça ira, rassura le garçon. Elle n’a pas l’air méchante. Elle est aussi perdue que nous.
— Pourtant elle porte une tenue de pirate ! Qui que tu sois, as-tu volé ces vêtements, ou bien endosses-tu clairement ce rôle ?
— Ni l’un, ni l’autre, répondit Docini. Mon histoire est plus compliquée.
— Je serai ravie de l’entendre. Permets-moi de garder mon bâton levé, la confiance ne se gagne pas en quelques mots.
— Mais Irzine ! interpella Larno. Nous avons déjà rencontré des pirates, et ils étaient gentils !
— Gentil serait peut-être exagéré. Ils ont refusé de nous emmener, et maintenant, regarde ce que nous sommes devenus ! Oui, certains se contentent de déterrer les trésors et de se saouler jusqu’à vomir sur les pavés des digues. Mais d’autres pillent, brûlent, et pire encore !
— Une minute…, murmura Docini. Qui étaient ces pirates que vous mentionnez ?
Le silence s’abattit. Les bras d’Irzine frémirent autant que Docini elle-même. Elle eut beau consulter Larno, elle restait indécise, comme ankylosée.
Soudain recula-t-elle d’un pas. Plus proche de Larno, elle avait orienté son attention en direction de la plage. Là où Decierno se dressait, saturé de résolution, poings plaqués contre les hanches. Il m’a suivi ?
— Une clarification s’impose, déclara-t-il.
— La coïncidence était trop grande, dit Irzine. Nous sommes fixés, maintenant. Plus de raisons de lever les armes. Pour l’instant.
— Je ne comprends rien ! s’écria Docini. Vous vous êtes déjà rencontrés avant ? Comment cela se fait-il ?
Tandis que les deux inconnus ne lâchaient ni Docini ni Decierno des yeux, tandis que ce dernier avançait avec prudence et assurance, l’ancienne inquisitrice demeurait cramponnée à l’arbre. Toujours raidie, incapable d’essuyer la transpiration humidifiant son faciès. Elle se détendit quelque peu comme le second posa sa main sur son épaule.
— J’étais inquiet, avoua-t-il. Tu t’étais effondrée avant de presser l’allure. Mais je crois que ta précipitation en valait la peine.
— Tu penses que cette rencontre était inévitable ? questionna Docini.
— Retrouvailles, plutôt. Mais oui, je le pense. Tout comme toi, Larno et Irzine sont des rescapés de la bataille de Doroniak. Ils nous avaient demandés de les emmener aux îles Torran, leur pays natal, mais nous avions refusé car nous pensions que c’était trop dangereux pour eux. Je regrette, maintenant. Il n’est pas trop tard pour nous rattraper, non ?
— La situation est différente, rapporta Larno. Nous sommes tellement, tellement plus nombreux à chercher un foyer.
— Ainsi tu es une rescapée comme nous, hein ? fit Irzine. Tu ne nous as toujours pas dévoilé ton nom.
Docini prit son inspiration. Au moins ses yeux sont difficiles à se percevoir. À se demander pour quelle raison elle se dissimule sous un masque. Le visage détendu de Decierno l’encouragea à s’exprimer :
— Docini Mohild, dévoila-t-elle. J’étais une inquisitrice de Belurdie. À présent, j’appartiens à l’équipage des maîtres de la mer. Ma nouvelle voie.
De la sueur perla sur le front de Larno comme ses dents claquèrent. Si bien qu’Irzine dut chercher son contact en vue de le rasséréner. Les rôles sont inversés ? Cette méfiance est insensée !
— Rassure-toi, murmura Irzine. Elle parlait au passé. Elle n’est plus des leurs.
— Vous connaissez les inquisiteurs ? s’étonna Decierno.
— Je vous aurais bien dit qu’on a déjà subi leurs dégâts lors de la bataille. Mais la blessure est plus récente. Pas plus tard qu’il y a quelques jours, un inquisiteur nous a attaqués près de notre propre campement. M’est avis que ses camarades vont bientôt suivre.
Docini crut qu’elle allait s’étouffer. Son sang s’était glacé. Les images promettaient de la tenailler de plus belle.
Pitié, non.
Ils sont encore proches.
Ils nous veulent encore du mal.
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