Chapitre 22 : L'incontrôlable pouvoir (2/2)

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Quelques instants plus tard, Horis et Médis mirent du temps avant de remarquer leur retour. Leur corps s’était courbé comme leur cornée s’était humidifiée. Ils s’orientèrent à brûle-pourpoint vers Yuma, dont ils décelèrent le chagrin quand bien même elle s’évertuait à le dissimuler.

— Comment est-ce arrivé ? demanda Médis.

— Daget était trop déterminé pour son propre bien, dit Yuma. Je me suis méfiée aussi, mais j’étais sur le point de le rejoindre. Il m’a sauvé la vie, ce jour-là. Au prix de la sienne.

— Je suis désolé…, murmura Horis. Je ne voulais pas que vous reviviez cette scène tragique.

— Cela a été rude à revoir… Mais c’était nécessaire pour l’enseignement. Il ne doit pas toujours être agréable.

— Mais alors, vous n’avez pas toujours appartenu la tribu Iflak ?

Yuma se rembrunit davantage. Son expression est toujours compliquée à déchiffrer.

— Nous nous sommes fréquentés toutes ces années sans que j’aborde mon passé, regretta-t-elle. Tu as l’impression de seulement apprendre à me connaître, n’est-ce pas ?

— Je découvre une autre facette de vous, admit Horis. Au-delà de la chamane de mon clan. Vous m’avez guidé, vous m’avez enseigné la magie, pourtant je ne vous ai jamais remercié à votre juste valeur.

— Ta reconnaissance me touche, et ne t’inquiète pas, il n’est jamais trop tard pour l’exprimer. Pour répondre à ta question, je n’étais pas prédestinée à être nomade. J’ai grandi dans la capitale… et plutôt dans les classes aisées. À cette époque, Bennenike n’était même pas née, et les mages disposaient d’une grande influence dans le pays, surtout en Amberadie. Nous désirions aller dans des voies inexplorées. Percer des mystères enfouis. Des idées de jeunesse pas seulement naïves, mais aussi inconscientes.

— Donc vous avez voyagé jusqu’en Fodanie pour atteindre le portail relié à celui ici.

— Oui. J’ai tout perdu. La douleur n’a été que plus forte en revenant aux montagnes d’Ordubie. Si Salagan ne m’avait pas trouvé, je serais probablement morte.

— Et ainsi vous avez rejoint le clan…, commenta Médis. Votre histoire est tragique.

— Vous avez eu le courage d’affronter vos souvenirs, loua Horis. Je n’ai pas envie de vous en exiger davantage… Mais je me demande toujours qui était cet homme. Ce mage avec lequel vous deviez établir cette connexion. Vous êtes revenue après la mort de Daget. Il n’était plus là ?

Le silence se prononçait encore. Je crains le pire… Heureusement que Sembi et Milak ont préféré se reposer que d’assister à cela.

D’un geste Yuma enjoignit Horis et Médis à emboîter ses pas. Ils s’enfoncèrent dans de plus grandes profondeurs encore, les contraignant à générer un orbe doré afin d’illuminer le passage. Au-delà de l’opacité se marquaient l’étroitesse et l’exiguïté des passages. Parfois ils se baissaient, évitaient de se cogner la tête sur la roche humide. Ils redoublaient également de prudence car le vétuste pavé menaçait de craquer sous le poids de leurs pieds.

Leur voyage dans les entrailles des fondations d’antan dura peu. Au bout de quelques minutes, Yuma bifurqua et descendit une volée de marches, bientôt suivie par les deux autres mages. Une embrasure perçant une paroi voûtée dévoila alors le fruit de leurs affres : ici-bas était étendu un squelette.

Horis sentit sa respiration se saccader. Combien de drames y’a-t-il eu en ces lieux ? En l’empêchant de trébucher, Médis le soutint, les traits déformés par l’affliction.

— Nous avons notre réponse, chuchota-t-elle sur un ton sinistre.

Décidément, Yuma préfère toujours montrer au lieu de raconter. Horis déglutit. Il hésita d’abord à bouger, puis il affronta son ressenti et se déroba du toucher de son amie. Il sonda les ossements dans de meilleurs détails. Sa destinée est scellée depuis longtemps. Il n’y a rien à en tirer.

La chamane essuya une larme qui avait glissé sur son menton.

— Je suis arrivée trop tard, révéla-t-elle. Il s’est laissé mourir céans. Toute volonté l’a abandonné.

— Cette réussite lui tenait-elle tant à cœur ? fit Horis. Mais pourquoi ?

— Le temps est venu de révéler qui il était. Touméret Kewit. Il était le principal conseiller de l’empereur Chemen, avant de partir dans sa quête avec nous. Elewi Jaas l’a alors remplacé. C’est elle qui a incarné les premières raisons de la haine de Bennenike envers les mages. Bien qu’il aurait été peu probable qu’il puisse changer cette situation.

Horis et Médis se figèrent puis se consultèrent. Ces noms me sont inconnus. Ces titres en revanche… Un hoquet de stupeur cala ses premières paroles.

— Vous étiez amie avec un proche du précédent empereur ! s’exclama-t-il. Dans les hautes sphères de la société… Avec d’autres choix de vie, vous auriez pu voir grandir l’impératrice actuelle.

— Comme pour Touméret, j’aurais été incapable d’influencer le devenir des mages, songea Yuma. Trop de paramètres rentraient en compte. Au fond, Bennenike n’était que l’expression d’une aversion si longtemps portée par un peuple en manque de coupable désigné.

— On ne peut pas vous reprocher d’avoir abandonné ce milieu, dit Médis. Quand on sait ce qui a suivi…

— Loin de ce foyer de luxe, j’ai quand même tout perdu. Mon frère et mon ami. J’avais beau me méfier, j’avais aussi envie d’y croire. De m’imaginer que nous, les mages, étions assez puissants pour modeler la réalité à notre avantage. Était-ce la punition pour notre arrogance ? — Vous désiriez ardemment change le passé, intervint Horis. Mais si je comprends bien, Touméret était le plus motivé d’entre vous ?

Yuma observa longuement le squelette. Son sanglot résonna d’autant plus qu’il hanta les jeunes.

— C’était tout un pan de l’histoire qu’il voulait changer, déclara-t-elle. Il voulait que la dynastie Teos s’éteigne quelques générations plus tôt.

— Pardon ? s’étonna Horis, manquant de s’étouffer.

— Vous avez bien entendu. Il faut savoir que la famille Kewit a servi la famille Teos sur plusieurs générations. L’objectif de Touméret était de revenir un siècle plus tôt, auprès de son ancêtre Amondra. Elle était conseillère de l’impératrice Theribi la Tenace, laquelle avait hérité de son titre parce qu’elle avait survécu de justesse à de nombreuses batailles. Elle était à l’agonie après son affrontement dans l’arène pour la succession. Sans l’intervention d’Amondra, alors médecin expérimentée, elle serait décédée. Le titre impérial serait en principe revenu à une branche cousine, cependant, elle était très proche de son amie conseillère. Dans ses mémoires, elle l’estimait même meilleure politicienne qu’elle, ou que quelconque membre de sa famille. Une autre façon d’affirmer qu’elle aurait pu briser le cycle de sa dynastie. Qu’Amondra aurait pu devenir impératrice à sa place.

— Je me représente mieux la situation, intervint Médis. Touméret voulait rencontrer Amondra pour l’empêcher de sauver la vie de Theribi ?

— Ainsi la dynastie Teos se serait éteinte, et la famille Kewit aurait régné sur l’Empire Myrrhéen.

— C’est…, murmura Horis. J’en reste sans voix.

— Mieux vaut ne rien dire. Plus j’y réfléchis, et plus je me dis que ce châtiment était justifié. Touméret était un réformateur convaincu : il souhaitait que l’empire arrête ses conquêtes, que le système de succession ne soit pas aussi violent. Ses intentions étaient louables, néanmoins… Imaginez tous les changements que cela aurait engendré. Peut-être de nouvelles guerres, car les branches cousines de la famille Teos n’auraient pas accepté qu’une nouvelle dynastie se forme. Une vie de perdue, et le monde entier est bouleversé. Si la magie possède sa propre volonté, peut-être qu’elle l’a exprimée ce jour-là. Qu’elle a calciné Daget. Qu’elle a anéanti l’esprit de Touméret qui, dans ses derniers instants, a sombré dans le désespoir. Nous ne le saurons jamais. Ce chapitre de l’histoire est clos.

Sur ces mots, la vieille femme sécha les dernières gouttes agglutinées sur son faciès avant de s’éloigner des ossements. Horis et Médis, toujours paralysés, puisèrent en eux le courage de l’interpeller une dernière fois.

— Que retenir de tout ceci ? insista le mage.

Yuma s’arrêta. Se mura dans ses réflexions. Fixa ses deux protégés, lèvres retroussées, comme son regard s’exprimait mieux que ses propres paroles.

— Vous avez bravé tant d’épreuves, rappela-t-elle. Vous avez beaucoup perdu. Igdan était un gentil garçon que la mort a fauché bien trop tôt. Je ne connaissais pas Bérédine, mais elle ne méritait pas non plus de périr dans de pareilles souffrances. Le cycle se répète donc. Notre jeunesse est jalonnée de souffrances. Un macabre flambeau que nous reléguons d’une génération à une autre.

— Il existe un moyen de lutter, j’en suis persuadé !

— Moi aussi. Mais la jeune femme motivée à changer le monde n’existe plus. Cette année-là, j’ai réalisé qu’on ne pouvait pas reconquérir un passé mort depuis longtemps. Il ne faut pas s’y abriter ou s’y réconforter. Il faut s’en inspirer pour ne pas reproduire nos erreurs. Les anciens ont tendance à manquer de sagesse et de discernement, contrairement à ce que l’on pourrait penser. Horis, Médis, voici mon conseil : battez-vous pour l’avenir. Le passé est mort et figé. Le futur peut encore être façonné, sans bouleverser la réalité. Juste en faisant les bons choix.

Et la lueur magique s’éteignit comme Yuma retourna à l’obscurité. Horis et Médis restèrent immobiles, enfermés dans leurs interrogations, incapables de prononcer quoi que ce fût.

Je m’estimais avantagé d’avoir accumulé du savoir. J’ai surtout appris que beaucoup ont essayé, par tous les moyens, et ont échoué. Qui suis-je pour me dresser face à la tempête ?

Rien n’est perdu. Mais rien n’est gagné non plus.

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