Chapitre 30 : Contre les marées
JIZO
Une matinée, où des estomacs s’étaient noués, où les nerfs s’étaient tendus. Émergea la nitescence dans une spirale de doutes parmi lesquels Jizo ne faisait guère figure d’exception. Il s’était réveillé durant la nuit, cherchant réconfort auprès de Nwelli, Larno et Taori.
Tous partageaient des craintes semblables aux siennes.
Jizo avait tempéré ses propres affres au départ de Docini. Dans l’azur de ses iris se reflétait le sentiment qu’elle manifestait en regardant l’ancien esclave. Une main tremblante, un murmure calfeutré, et les conversations nocturnes ressurgissaient. C’était sur cette note que Docini adressa ses adieux. Qu’elle disparut en compagnie de ses camarades pour une mission décisive.
Notre rencontre était éphémère. Juste le temps de faire connaissance, de comprendre les enjeux, de joindre nos objectifs. Un parcours jonché d’obstacles desquels nous ne sommes pas sortis indemnes. Docini s’expose à une menace directe, mais je sais qu’elle se débrouillera. Elle est plus forte qu’elle ne le prétend. À moi de m’assurer que ses efforts ne soient pas vains.
Jizo se retourna une fois qu’ils furent bien éloignés. Derrière lui se congloméraient les réfugiés en vue de leur départ, aux abords de Nobak. Des visages devenus si familiers avec les semaines, marqués par les déboires du trajet, illuminés à l’idée de s’engager dans les mers. Parmi eux contrastaient les palpitations de Nwelli avec la vigilance de Taori. Larno lui-même, exhorté par son aînée, ne cessait de scruter les alentours, sourcils froncés et traits affaissés.
Si Irzine demeurait indiscernable à cause de son masque, Jizo décela ses impressions quand elle posa sa main sur l’épaule de son cadet. Il remarqua à peine que Vouma imita le geste. Reste tranquille et je ferai de même. Épargne-nous tes sarcasmes habituels.
— Nous y sommes, fit Irzine. Trois bateaux où nous nous répartissons, qui partiront l’un après l’autre. Nous serons un peu serrés, mais ça pourrait être pire. Qui sait comment la situation aurait été si nous ne nous étions pas séparés ?
Souvenirs et perspectives se bousculèrent. Difounir a déjà été plus que généreux avec nous. Aurait-il accepté de nous aider davantage ? Pas sûr que le village aurait eu assez de navires… Jizo se massa les tempes, s’efforça de chasser cette pensée, ce alors que le sourire inadapté de Vouma l’assaillait. J’espère qu’ils sont à l’abri dans leurs demeures de pierre. Qu’ils n’angoissent pas en sachant que nous avons apporté des ennemis avec nous.
— Restons groupés et organisons-nous bien ! enchaîna Irzine. Même si nos camarades pirates s’assurent de leur part, je n’ai pas pleinement confiance à ces inquisiteurs et mercenaires. Prudence ! Que celles et ceux sachant se défendre montent les derniers.
Sitôt informés que les réfugiés se dispersèrent de part et d’autre du rivage. Ils restèrent à proximité les uns des autres tout en s’évertuant de couvrir une assez large zone. Priorité était accordée aux enfants et personnes âgées, même si quelques-uns s’ajoutaient afin d’équilibrer les bateaux.
Une vingtaine de minutes suffit pour charger le premier. Ils étaient parés à prendre le large pendant que des réfugiés s’attelaient sur la passerelle du deuxième. Petit à petit, une quiétude s’installait dans la régularité. Une succession de grincements et de claquements complétait le clapotis. Telle mélodie berçait leurs oreilles et modérait leurs tressaillements en dépit du contexte. Jizo s’y conformait tandis qu’il alternait allers et retours en compagnie de Taori et Nwelli.
Plus vite nous serons partis et plus vite je serai rassuré. Il n’y a aucune raison de paniquer, mais les craintes se transmettent facilement. Un instant de déconcentration et la situation dérape.
À mesure que le soleil progressait, leur cœur s’arrêtait de battre à tout rompre. Leurs ombres s’allongeaient sous la différente inclinaison des rayons lumineux. Leur cadence ralentissait. Ils se rassuraient en un coup d’œil. Presque tous avaient grimpé à bord, et bientôt abandonneraient-ils ces terres sur lesquelles le malheur s’était acharné.
Mais une flèche transperça le cou d’un réfugié. Il chuta dans l’eau, par-dessus le bastingage, et expira dans un sinistre borborygme.
Des cris survinrent de part et d’autre des navires.
— Larguez les amarres des deux bateaux pleins ! ordonna Irzine. Tout de suite !
La tension se resserra. Leur souffle se coupa. Au grondement des embarcations, parées à affronter les flots, s’opposèrent de vicieux sifflements. Des traits émergeaient en paraboles à une vitesse vertigineuse. Si rien n’est fait, elles vont percer la coque ! Et notre départ sera compromis…
D’aucunes chutèrent dans la mer. D’autres sur les passerelles. Plusieurs touchèrent des réfugiés, et des nouveaux hurlements tonnèrent dans la densité.
Alors s’érigea Taori. Pas un pli ne déparait son visage. Fixée sur l’adversité, rythmée par de lourdes inspirations, son corps entier paraissait vibrer sous sa propre impulsion. Diaprèrent des nuances de flux, enroulées en filaments le long de ses bras, comme ses cheveux flottaient. Un gain d’énergie la porta sur cette plage où elle s’imposa.
— Vous allez regretter d’être venus ici, lâcha-t-elle.
La mage déploya un bouclier sur une hauteur immense. Aucune flèche n’y passa à travers : tout juste parvinrent-elles à engendrer oscillations autour des points d’impact. Elles tombèrent mollement sous la déception des Rodulim, campés sur une élévation, bandant déjà de nouveau leur arc.
Même en l’observant de dos, Jizo et Nwelli restaient bouche bée quant au pouvoir que libérait Taori. Elle l’avait déployé par le passé, pourtant sa puissance ne cesse de me surprendre. Où a-t-elle appris à le maîtriser ? C’est un atout dont nous aurons besoin.
D’éblouissants éclats surgirent de ses paumes. Taori abattit son poing sur le sol qui se fissura aussitôt. Des secousses se propagèrent dans un assourdissant vacarme : mercenaires et inquisiteurs durent bondir pour éviter l’impact.
— Nous gagnons du temps ! s’exclama Irzine. Continuons !
Un intense flux continuait à envelopper Taori. Elle l’arracherait totalement de la nature si elle en était capable. Après une expiration, ses forces rechargées, elle généra deux sphères incandescentes qu’elle projeta sur ses adversaires. Cependant, les inquisiteurs avaient déjà commencé se ruer vers leur principale cible.
Alors Jizo avait dégainé son sabre. Il se positionna auprès de son amie, et avisa la moue inquiète de Nwelli.
— Pas le choix ? murmura-t-elle.
— Non, répondit Jizo. Nous devons nous défendre.
Ils se consultèrent une dernière fois avant de se focaliser sur leurs opposants. Je sais que je t’ai entraînée au sabre, alors que tu possèdes une épée. Ils outrepassèrent leurs tremblements. Se fondirent dans cette bataille.
Une parade, et Jizo ripa avec fluidité. Désormais derrière un inquisiteur, il lui trancha la nuque, repartit de plus belle. Il s’apprêtait à plonger dans la mêlée, à s’immerger dans une sérénade de tintements. À force de mouliner dans le vif, enchaînant sauts et esquives, il s’exposait à des taillades, aussi il dut reculer pour se prémunir d’attaques de biais.
Jizo se fendit d’une respiration hachée. Je suis trop loin. Il tourna la tête et s’aperçut que des inquisiteurs cernaient Taori. Même si elle avait conçu une égide hyaline, elle échouait à riposter, car leurs lames déviaient ou absorbaient la plupart des sorts.
Non ! Je dois l’aider ! Jizo les assaillit par derrière, trancha avec vivacité. Dans de telles circonstances, l’honneur du combat n’existe plus. Quelques inquisiteurs parèrent, lancèrent la contre-offensive, et le jeune homme devint leur nouvelle cible.
Jizo perdait le sens de la réalité.
— Défendez la position ! somma Irzine.
Il balayait rapidement ses alentours. Muscles crispés, gorge nouée, il se refusait de laisser quiconque attaquer les plus vulnérables.
— Aidez mon père ! s’égosilla une réfugiée. Il a une flèche dans la poitrine !
Une escalade de cris. Un dédale de hurlements. Une nuée de sifflements. Et s’enchevêtraient des corps à la chute de l’aubaine. Et entonnaient des sanglots au creux des peines.
— Nous y sommes presque ! s’écria un autre. Quittons ces terres !
Il se défendait par instinct comme s’abattait une pluie de coups. Des pointes brillantes, aptes à capturer l’essence de l’existence, réduits à l’ordinaire face à la simplicité. Tous haletèrent, resserrèrent leurs mains moites sur leur pommeau, se dévisagèrent avec hargne.
C’est à mon tour d’être cerné. Pas le temps de réfléchir. De me demander ce qu’il en est de nos compagnons pirates…
Il leva son sabre, échappant de peu à une fatale offensive. En l’absence d’ouverture, pris d’assaut de tous les côtés, Jizo peinait à répliquer. Soudain s’élevèrent des tourbillons de sable qui réduisirent les perspectives de tout un chacun. Toutefois aveuglèrent-ils les inquisiteurs en priorité : ils irritèrent leurs yeux, infiltrèrent leurs voies respiratoires.
Une occasion dont Jizo se saisit.
Il empala une inquisitrice, embrocha un autre. Quand la voie se libéra, il rejoignit Taori en exhalant un soupir. Cette dernière le gratifia d’un sourire, elle aussi essoufflé, bien qu’elle chargeât encore et toujours sa magie.
— Ils sont hors de portée des flèches, annonça-t-elle. Plus que notre bateau !
Jizo opina. Évaluant l’étendue des dégâts, il vit que Nwelli était débordée, et ses cheveux se hérissèrent sur son crâne. Pas elle, non ! Pourquoi suis-je incapable de protéger tout le monde ? Un inquisiteur l’avait désarmé. Il était sur le point de l’occire. Sans sourire ni réjouissance, juste persuadé d’accomplir son devoir. Nonobstant son exténuation, nonobstant sa douleur à la poitrine, Jizo se précipita pour la secourir.
Irzine surgit latéralement. Elle plaqua l’inquisiteur sur le sol et lui perça le cou de son bâton, qu’elle tournoya aussitôt extirpé de la chair. Aussi Nwelli comme Jizo put souffler.
— Ce n’est pas ton jour, commenta-t-elle en la relevant. Monte sur le bateau, maintenant ! Nous avons couvert la fuite des autres, couvrons maintenant la nôtre !
La femme masquée rejoignit son cadet. Ils s’assuraient avec Jizo que Nwelli atteignît le pont en toute sécurité. Ils n’étaient plus que quelques-uns, dressés comme ultime rempart face à une menace opiniâtre.
Je ne savais pas leur force si considérable lors des négociations !
Jizo se mordilla les lèvres en observant la débâcle. Des gens mutilés, agonisant, rampant vers leur unique espoir.
Qu’est-ce qu’ils font ? Ils nous abattent sans distinction ! Qu’ils veuillent l’argent, qu’ils souhaitent la sécurité, quel est l’intérêt ? Pourquoi tenter de couler vieillards et enfants en quête d’une meilleure terre ? Pourquoi nous démembrer, nous éventrer, nous décapiter ?
Ses yeux s’humidifièrent en déplorant les morts. Des dépouilles à perte de vue, étendues sur une mare vermeille.
Nous arriverons bien moins nombreux. Nous avons beau œuvrer contre l’injustice, elle nous assènera. Alors nous résisterons. Jusqu’au bout.
Ils craignaient l’afflux. Mercenaires et inquisiteurs envahissaient en reflux, telle une indomptable marée qui ensevelirait le moindre grain de sable, le moindre rocher. Un déferlement humain, un ressac de métal. Insubmersibles combattants, prévenant l’inondation, luttant contre la houle.
Lorsqu’ils se réduisirent à une poignée sur la plage, Taori s’illumina derechef, des spirales de flux circulant autour d’elle.
— C’est le moment ou jamais, dit-elle. Allez-y ! Je les repousse !
Jizo relâcha ses bras comme du sang s’égoutta de son sabre. Larno dut le tirer de la manche pour l’extirper de son hésitation. Une fois sur le navire, encore secoué par le combat, il s’agrippa sur le bastingage et se suspendit aux actions de Taori.
Qui libéra une décharge d’énergie colossale. Repoussa ses adversaires sur plusieurs dizaines de mètres. Assurée qu’ils étaient hors d’état de nuire, elle sauta sur le bateau, s’évertua à s’y accrocher. Jizo l’attrapa en l’air, l’amena sur le pont.
— Un vrai héros ! félicita Vouma. Dommage que ce soit pour elle…
— Maintenant ! ordonna Irzine. Partons, tout de suite !
L’ancre avait été retirée. Bientôt le navire suivrait les flots, rattraperait ses homologues pointant à l’horizon. Bientôt les côtes s’esquisseraient comme contours du lointain, et Nobak apparaîtrait comme l’ultime réminiscence de l’Empire Myrrhéen.
Ils étaient bien éloignés au moment où mercenaires et inquisiteurs survivants reprirent conscience. Nous sommes hors d’atteinte. Nous avons réussi, malgré nos pertes… Jusqu’à la prochaine épreuve.
L’heure n’était cependant point aux réjouissances. Plusieurs cadavres percés de traits gisaient au pied du mât principale. Enfants, parents ou grands-parents, les projectiles n’avaient commis aucune distinction. Bien que sur ce navire, telles pertes se dénombraient à une demi-douzaine, au moins le double avait été meurtri. Une multitude de réfugiés courait de part et d’autre pour les soigner.
À son échelle, Jizo aida Taori à se redresser. Outre son teint plombé et sa figure dérobée d’expression, elle était devenue apathique. Elle réagissait à peine aux stimuli des amis, qui finit par l’accueillir dans ses bras.
— Sans toi, nos pertes auraient été plus terribles encore, remercia-t-elle.
— Je devais me rattraper…, souffla Taori. C’est ma magie qui a détruit les murailles de Doroniak.
— Pas de ton plein gré, contrairement à cette bataille. Là est toute la différence.
— Même avant que l’inquisition me capture, je n’ai jamais eu le choix… Cette histoire n’est pas pour aujourd’hui, hélas. Je dois me reposer.
— Tu l’as bien mérité. Je t’accompagne.
Jizo enroula son bras autour de l’épaule de Taori. Ils se déplacèrent avec lenteur, puis Nwelli les rattrapa en guise de soutien. Une lippe morose creusait ses traits.
— Je le dois aussi, dit-elle.
— Ne te sens pas obligée…, murmura Taori.
— Il le faut. Je dois effacer mes craintes. Combien d’entre nous sont morts ? Combien de temps durera le voyage ? Nos ennemis survivants vont-ils laisser les villageois tranquilles ? Oh, mes espoirs sont mis à mal… Quand notre calvaire s’achèvera-t-il ?
Difficile de lui donner tort. Ils se courbèrent par-devers cette géhenne mais parvinrent à avancer. Ils devaient s’en détourner pour mieux endurer le moment.
Autour d’eux régnait une étrange sérénité. Bringuebalant sous l’action des vagues, le navire voyageait vers l’est, vers l’inaccessible, engagé dans une mer impétueuse. À son bord erraient des réfugiés, transportés vers leur but, affrontant leurs propres traumatismes.
— C’est bientôt fini, dit Jizo. Je l’espère.
Où qu’il irait, cette ombre pernicieuse, cette silhouette souriante le suivrait.
On ne s’extirpait pas si aisément de ses attaches de l’empire.
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