Chapitre 31 : Sang et chaleur (1/3)
ORANNE
Un doux parfum régnait au sein de cette pièce. Sur les colonnes de teinte bronze chatoyaient des torches qui éclairaient les pavés hexagonaux en albâtre. Par-delà les grésillements résonnaient les bruits de pas qu’émettaient Bennenike et Oranne en cheminant céans.
L’impératrice disait que nous nous détendrions ici avant la célébration. Au vu de la chaleur, nous sommes dans ses ablutions. Était-ce réellement utile de faire une pièce aussi immense ?
De la vapeur s’exhala droit devant elles. Un bassin rectangulaire était creusé à environ un mètre et demi de profondeur, en-deçà duquel se dressait une embrasure incurvée et bâtie en briques. Suant à grosses gouttes, Oranne détailla la structure, doigts appuyés sur son menton.
— Quel est ce dispositif ? questionna-t-elle.
— Un hypocauste, révéla Bennenike. Ne t’en fais pas, nous avons ravitaillé du charbon, aussi avons-nous le temps de nous mettre à notre aise.
— J’en ai à peine entendu parler…
— Pourtant tu vivais dans un palais en compagnie de Phedeas. Il n’y en avait donc pas à l’intérieur ?
— Non. Juste des baignoires ordinaires.
— Quelle tristesse. Serais-je donc en train de faire l’étalage de mon opulence ? D’exposer mon surplus de richesse alors que le charbon est déjà une ressource rare dans cette région de l’empire ? Peut-être, mais j’assume mes défauts. Allons de l’avant et rattrapons le temps perdu.
L’impératrice se fendit d’un sourire tout en s’approchant de l’eau bouillonnante. Dès qu’elle eut ôté ses chaussures, elle y trempa ses orteils, et des frémissements se transmirent des pieds à la tête. Pareille réaction plongea la marchande dans la perplexité, elle qui demeurait en retrait, bras parallèles au corps.
— À la bonne température, se pâma Bennenike. N’est-ce pas merveilleux ?
— Sans doute, fit Oranne en haussant les épaules. Si vous le dites.
— Tu n’as pas l’air convaincue.
Oranne eut beau s’élever sur la pointe des pieds, en bonne position pour l’admiration, elle ne pouvait que s’imprégner de l’odeur de la salle. Tout est réuni pour nous immerger dans un état de torpeur. Cette détente pourrait être une stratégie de déconcentration. Ou bien je suis trop paranoïaque et Bennenike nourrit des bonnes intentions, aussi incongrues soient-elles.
— Je me demande juste ce que vous trouvez de si impressionnant à ceci, impératrice, s’exprima-t-elle après avoir dégluti.
— J’exprimais juste ma fierté pour notre patrimoine. Figure-toi que ces systèmes de chauffage, de canalisation et de filtrage trouvent leur origine dans cette partie du monde. Ce n’est pas pour rien que les myrrhéens sont considérés comme des fondateurs. Ce que nous prenons comme acquis était révolutionnaire, à une lointaine époque. Les premières mentions de battellements remontent à mille six cents ans. À se demander comment ils se débrouillaient avant…
— Votre culture est impressionnante ! Comment vous faites pour accumuler autant de savoir ?
— Mon devoir de dirigeante me laisse certes peu de temps libre, mais je m’efforce de l’employer à bon escient. Et si nous en débattions plus en profondeur ?
Un rire l’emplit comme elle lança un coup d’œil assuré à sa belle-nièce. Ce faisant, elle retira l’ensemble de ses vêtements, qu’elle déposa au coin du bassin. Aussi vite ? Mais c’était abrupte ! Par réflexe, Oranne détourna le regard, et ne le réorienta qu’au moment où Bennenike s’était complètement immergée.
— À ton tour, proposa-t-elle. Rejoins-moi !
La négociatrice recula sans le vouloir, si bien qu’elle manqua de trébucher. Un ricanement résonna en écho alors qu’elle s’agrippait à la colonne derrière elle. Je me suis encore ridiculisée. Charismatique femme de pouvoir, vraiment ?
— Tu es gênée ? s’amusa Bennenike. Je ne t’imaginais pas si prude ! Ce contraste est stupéfiant.
Qu’insinue-t-elle ? Oranne eut beau ciller, elle échoua à se dérober de l’attention de la dirigeante. Je ne pourrais pas y échapper, je suppose. Peu à peu se rapprocha-t-elle des bords du bassin.
— C’est que…, bredouilla-t-elle. Depuis que je suis fiancée avec Phedeas, je ne me suis jamais retrouvée nue avec une autre personne que lui.
— Oranne, te souviens-tu du lien qui nous unit ?
— Eh bien, vous êtes ma belle-tante.
— Nous appartenons donc à la même famille. Donc si tu te déshabille devant moi, nous sommes certaines qu’il n’y aura pas la moindre ambiguïté entre nous.
Elle n’a pas tort. J’imagine que certaines peurs sont irrationnelles. Au-delà de son tâtonnement planaient les nécessités : Oranne retira son médaillon, ses chaussures, sa robe et ses sous-vêtements. Une fois nue devant l’impératrice, son corps se crispa, et elle tenta de se dissimuler avec ses bras. Puis elle constata que sa belle-tante la lorgna.
— Ta grêle silhouette te procure un charme indéniable, complimenta-t-elle. Je comprends pourquoi mon neveu s’est entiché de toi.
— Nous nous aimons au-delà de notre simple apparence, rétorqua Oranne.
— Bien sûr. Toute une liste de facteurs rentre en considération. L’amour est un phénomène à la fois simple et complexe. Mais cet aspect n’est pas à négliger. D’ailleurs, Phedeas est un bel homme également.
— Je ne peux que confirmer.
— Mes oreilles aussi. Bien, qu’attends-tu désormais ?
Oranne trempa un orteil dans l’eau, avant de l’en extraire aussitôt. C’est vraiment bouillant ! Elle ressaya progressivement, immergeant une jambe, et enfin y entra de tout son corps. Si la température lui sembla trop élevée, quelques dizaines de secondes l’aidèrent à s’y habituer.
Au bout d’une minute, ses muscles s’étaient détendus. Elle s’installa plus confortablement, et la chaleur se diffusa en une agréable sensation.
— Je trouvais l’eau brûlante, dit-elle. Maintenant je me sens mieux !
— Tu vois ? Parfois, il faut prendre le temps d’apprécier les plaisirs modestes de la vie.
Modeste ? Je doute que beaucoup de citoyens ordinaires puissent installer de telles ablutions dans leur foyer. Oranne craqua ses doigts sous l’eau tout en étendant ses jambes. Elle avait imité sans le savoir la position de sa belle-tante, qui la fixait intensément, tête penchée.
— Je suis décontractée, affirma Bennenike. J’aimerais que tu le sois aussi.
— J’essaie… Me trouvez-vous trop angoissée, impératrice ?
— C’est à toi de savoir comment tu te sens le mieux. Il est difficile de fuir ses responsabilités lorsqu’on s’engage avec un membre de la famille impérial. Phedeas et toi sembliez vivre dans une idylle, isolés de tout devoir politique. Une jeunesse que j’envie, mais hélas, les devoirs finissent toujours par vous rattraper.
Bennenike recueillit un peu d’eau en croisant ses paumes, puis se mouilla le visage avec délicatesse. Des gouttes glissèrent le long de ses joues et de ses mèches. Une vision à laquelle s’accrochait Oranne, qui étudiait chacun de ses mouvements.
Sans ses ornements, sans sa flamboyante cape, sans son armada de miliciens, de servants et de nobles, Bennenike Teos semble… si ordinaire. Certes elle possède une certaine stature, et je ne voudrais aucunement l’affronter en combat singulier, mais les conditions peuvent changer l’impression. Je ne vois plus une tyrane pour le moment.
De son côté, comment me perçoit-elle ?
— Je te comprends, reprit l’impératrice. Tu es ici depuis plusieurs semaines, mais cela reste un monde nouveau pour toi.
— En effet, confirma Oranne. Amberadie dépasse toutes mes conceptions. Votre palais, surtout.
— Il ne s’agit pas uniquement de mon palais : je le partage avec des centaines de personnes. Je siège juste en son trône, jusqu’au moment où un de mes enfants prendra ma place. Mais évitons d’aborder ce moment fatidique. Tu es le centre de la discussion.
— Que voulez-vous dire par là ?
— Tu possèdes un potentiel immense, Oranne. Je décèle en toi une intelligence et une sensibilité hors norme, des atouts indispensables dans ce milieu. Si tu le souhaites, je peux t’aider à les peaufiner.
— Comment ?
Inopinément, Bennenike se plaça à côté d’Oranne. Son déplacement souleva une masse d’eau, bientôt sous forme de vaguelettes, éclaboussant le visage de la négociatrice. Laquelle ressentit juste de petits picotements, incapables de lui retirer sa sensation de bien-être.
— Un adage populaire dit que le savoir est lié au pouvoir. Et même si je préconise la pratique, la théorie est parfois à même de nous prodiguer une réflexion sur notre monde. Peut-être pourrais-je te prêter mon actuelle lecture de chevet ?
— Voilà qui me rend curieuse.
— À la bonne heure. C’est un ouvrage à la fois politique et historique. « La théorie du renouvellement », par Déramonne Andef et Manuth Owulf Lasata. Tous deux étaient des intellectuels renommés il y a plus de deux siècles. Déramonne était myrrhéenne : une fois adulte, elle a abandonné sa patrie afin de découvrir de nouvelles contrées. Elle s’est arrêtée au Dunshamon, où elle a rencontré Manuth. Ils ont filé le grand amour, quoique guère son expression charnelle à laquelle tu es si familière. Toujours est-il qu’ils ont écrit ensemble près d’une quinzaine d’ouvrages, et celui que je cite est à mes yeux le plus important.
— Est-il si fondamental ?
— Pas exactement. Certains livres ont influencé les dirigeants ultérieurs, or le leur a eu un impact plus discret. C’était plutôt une réflexion philosophique, même si enrichi par une grande connaissance de l’histoire et de la géographie. Parmi leurs chapitres principaux, on retrouve des argumentaires sur les connexions entre diverses sociétés, ainsi que la faculté de l’être humain à répéter les erreurs d’antan.
— Au vu du titre, j’imagine qu’il s’agit du sujet principal de l’ouvrage ?
— Entre autres. La répétition occupe en effet une grande partie du contenu. Mais s’ils ont choisi cette appellation, c’est aussi parce qu’ils ont analysé l’évolution de diverses civilisations et ont constaté que les idées reçues étaient fausses. L’histoire n’est pas forcément une ligne droite. Des pays peuvent grandir, annexer des régions voisines, former des empires, mais l’inverse est susceptible de se produire également. Quand les contrées éclatent en territoires indépendants, est-ce un recul de l’histoire ? C’est une machinerie complexe, dont seules quelques tendances sont prédictibles. Pour sûr qu’il y aura toujours des guerres, des conquêtes, des colonisations, des massacres, des alliances et des traités de paix. Mais la façon dont elles se déroulent change drastiquement en fonction des circonstances.
— Je ne suis pas certaine de tout suivre…
Un sourire éclaircit la figure mouillée de l’impératrice. Elle flanqua une œillade complice à la marchande.
— Cette lecture a l’air complexe, reconnut-elle, mais on s’accoutume rapidement à leur style. Je te réserve la surprise.
— J’espère que j’aurai du temps à y consacrer, dit Oranne.
— Outre tous tes devoirs ? Au besoin, je peux t’offrir davantage de temps libre. Tu dois te changer les idées, explorer la capitale, mais aussi enrichir ta culture et ton esprit. Regarder des pièces de théâtre semble un bon début.
— Je concède, mais la fête des instaurateurs est bientôt, non ?
— Demain, plus précisément. Nous y repenserons donc après. Les préparatifs risquent d’être fastidieux, cela dit les efforts en vaudront la peine.
Oranne et Bennenike cessèrent alors de débattre. Même si le devoir les appelait, elles se prélassèrent encore un long moment, désireuses de profiter d’un répit avant que surgissent les responsabilités. La chaleur ne cessait de s’imprégner en elles, et leurs membres se relâchaient, et des soupirs emplissaient le sous-sol du palais. Rivées sur le plafond, toutes deux profitèrent de l’instant où la réflexion mûrissait.
Demain, déjà… La première étape de notre plan s’enclenchera, que je le souhaite ou non. Demain, Bennenike aura perdu ses enfants, Demain, elle subira le pire drame de son existence, et perdra en rationalité. Pourquoi devons-nous en arriver là ? Il devrait avoir d’autres solutions que d’empoisonner des enfants. Je me sens ignoble. Monstrueuse. Je l’écoute déclamer son savoir, comme si j’étais naïve et innocente, comme si je n’ourdissais aucun complot derrière son dos. J’ignore si elle se doute de quelque chose ou si je m’apprête à totalement trahir sa confiance.
Sacrifier mon humanité pour le bien commun. Suis-je prête ?
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