Chapitre 31 : Sang et chaleur (2/3)
Les deux femmes finirent par émerger du bassin. Elles se séchèrent auprès de la source de chaleur et se rhabillèrent avec promptitude. Après quoi leur chemin se sépara pour la fin de la journée, comme le crépuscule était à leurs portes. Une fois encore, Bennenike déposa un baiser sur le front de sa belle-nièce avant de tracer sa propre voie.
N’importe quel despote peut-il être humain, ou bien n’importe quel humain peut être un despote ?
Ce soir-là l’attendait Oukrech. Juste derrière la porte. Au creux de ses paumes, une petite fiole, dans laquelle apparaissait un liquide transparent. Sur ses traits, une grimace intéressée, et des yeux sondant l’impénétrable.
Oranne se figea face à lui. Je devine de quel type de liquide il s’agit… Oukrech la contourna, scruta le couloir et referma les battants seulement lorsque la patrouille de gardes fut passée. Renâclant, sourire au coin des lèvres, il tendit la fiole à la marchande.
— Notre amie alchimiste s’est vouée des heures entières à l’élaboration de cette merveille, révéla-t-il. Elle est unique en son genre !
— En quoi ? demanda Oranne, sa bouche repliée en moue.
— Ils n’y verront que du feu ! C’est un poison sans goût ni odeur. L’idéal pour notre plan. Ce serait dommage qu’il tombe entre de mauvaises mains, j’en connais qui se battraient pour avoir accès à cette substance. Heureusement, cette chère alchimiste gardera le secret de sa conception.
Oranne prit la fiole qu’elle détailla précautionneusement. Un clappement plus tard, elle chercha où le ranger en discrétion. Le parfait tueur d’enfants, quelle invention !
— Mais comment suis-je supposée l’utiliser ? se renseigna-t-elle.
— La fête des instaurateurs est une excuse à la beuverie extrême, dit Oukrech. Tu n’y trouveras pas le moindre banquet, juste des cruches d’alcool à en détruire les plus vaillants des estomacs. Tout le monde en boira, à une exception près.
— Les enfants de Bennenike ? Ils n’ont aucune raison d’y assister, surtout s’ils sont entourés d’adultes !
— En principe, oui. Sauf qu’ils sont spéciaux. L’impératrice voudra les exposer, montrer à quoi ressemble son héritage. C’est précisément cette vanité qui causera leur perte.
— C’est tout ? Juste verser la fiole dans l’unique cruche d’eau de la célébration ? Et comment puis-je procéder sans être repérée ?
— Tu attendras que beaucoup d’invités soient saouls. Bennenike ne risque pas de l’être, mais ils abaisseront alors sa vigilance. Ce sera ton moment. Ensuite, nous admirerons. Ensuite, l’impératrice entamera sa chute.
En chemin vers son lit, Oukrech s’arrêta pour ajouter :
— Repose-toi bien. Il ne faudrait pas que la fatigue t’empêche de faire ton devoir.
Facile à dire pour toi. Tu n’es qu’un intermédiaire. Tu n’auras pas leur sang sur la conscience.
Réprimant ses tremblements, dissimulant la fiole, Oranne se blottit à son tour sous ses couvertures.
Il lui fut ardu de trouver le sommeil.
Quand d’obscures pensées cessèrent de l’assaillir, les rayons matinaux percèrent déjà par-delà les rideaux. Une vive douleur à la tête la lancina. Sombre éclat, quelle heure est-il ? Pas question que je sois en retard ! Quoique… Oranne cogita, au chaud sur son matelas, explorant des yeux une chambre dont elle connaissait déjà chaque recoin. Des minutes entières lui furent nécessaires pour s’en extirper, et se diriger vers le placard où elle choisit ses vêtements. Tant son pantalon en velours aux nuances amarante que son chemisier à bandes argentées s’accordèrent bien. En outre, elle noua une écharpe smaragdine autour de son cou, admirant sa silhouette derrière le miroir.
Je dois bien paraître au milieu de ces nobles. Être discrète tout en étant visible de tous. Voilà qui sera difficile…
Oukrech patientait derrière elle, silencieux, mains plaquées sur ses hanches. Si Oranne ne lui gratifia d’aucun sourire ou clin d’œil, elle le rejoignit à brûle-pourpoint, et ainsi abandonnèrent-ils leur chambre pour la rencontre publique.
En d’autres circonstances, lorsque du temps libre lui était offert, Oranne aurait pu passer des heures entières à contempler les jardins. Sous les ombres des orangers et des palmiers, là où pavots et lys diffusaient leur exquise odeur, rayonnaient les richesses de la nature conquise.
Mais elles se tamisaient sous le parfum tout relatif des liqueurs et des vins.
Plusieurs tables étaient dressées en-deçà des murs de plâtre. Ici les nappes aux motifs fleuris trouvaient leur utilité, puisque des invités déjà éméchés ne manquaient pas de renverser leurs coupes. Des dizaines de nobles circulaient, avec leur gobelet rempli à ras bord, jabotant en dépit des modulations du joueur de luth motivé à égayer.
Des riches qui étalent leur savoir et leur haute couture. Je suis l’une d’eux. Je me sers une coupe, je m’intègre, sans m’enivrer, pour ensuite mettre mon plan à exécution.
Flanquée de son garde du corps, Oranne repéra peu à peu des visages familiers parmi cette multitude. Bennenike, immanquable plus grande que la plupart d’entre eux. Sa cape écarlate comme son mari suivait chacune de ses foulées. Badeni, d’ordinaire à proximité, surveillait les convives depuis un point stratégique. Xeniak et Djerna, au contraire, réalisaient de rapides allers et retours. Amenis, médecin impériale, dont la potentielle utilité révèlerait bien plus que des déboires.
Si je pouvais murmurer à Oukrech, je le ferais. Mon ami a oublié quelques détails. Comme le fait que les miliciens risquent peu d’avaler des cruches entières. Avant toute chose, je dois trouver les enfants ? Où sont-ils ?
— Ulienik ! Renys ! Asseyez-vous !
Un garçon aux mèches noirâtres broussailleuses. Une fille aux soyeuses boucles de jais. Deux enfants vêtus d’ample tunique immaculée, aux intenses yeux bruns. Le portrait craché de leur mère. Des incarnations de l’innocence. Je ne peux pas, non… Je ne peux pas ! Ils se réfugièrent dans les bras de leur génitrice, laquelle les ébouriffa avant de les ramener à leur nourrice. Clédi se courba, anhéla, puis ses lèvres se déformèrent en moue.
— Mes excuses, impératrice ! s’écria-t-elle. Je suis censée les surveiller !
— Et tu le fais à merveille, reconnut Bennenike. Des chérubins au milieu d’adultes trouvent difficilement leur remarque. Je pense qu’ils ont le droit de courir un peu. Donc ne te tracasse pas, Clédi, tu ne me déçois jamais.
La nourrice rendit la sourire de la dirigeante avant de revenir auprès d’Ulienik et Renys. Telles étaient les personnes qu’Oranne devait avoir à l’œil, même si c’était contre sa volonté.
Mais avant, elle se servit une bonne coupe de liqueur à la figue et s’incrusta au milieu des invités.
Ainsi que Bennenike le lui avait annoncé, les nobles se présentaient en une variété de profils. Un vieil homme radotant sur le passé regretté et sur l’évolution trop brusque de la société. On connait le couplet, merci. Un jeune chaland, sillonnant d’un groupe à l’autre, courtisant chaque femme qu’il jugeait à son goût. Pourquoi ne s’approche-t-il jamais de moi ? Aucune importance, mon cœur est déjà pris. Une viticultrice vantait les mérites de son vin épicé pour les papilles gustatives. Serait-ce cette Tanéhisse Oudora que l’impératrice avait mentionné ? S’incruste-elle à chaque événement où on trouve de l’alcool ? Si c’est elle qui l’apporte… Un homme d’âge moyen discourait sur l’importance des exportations d’un pays à l’autre. Ah, enfin un sujet intéressant !
— Un échange mutuel nous profiterait à tous ! expliqua-t-il. Vous me rétorqueriez que nous le faisons déjà. Je confirme, mais nous pouvons encore accroître les quantités transportées, quitte à doubler les patrouilles pour sécuriser les cargaisons ! Gagner du pouvoir par les conquêtes, c’est désuet. Ceci est peut-être une opinion impopulaire, mais je pense que l’avenir est dans le commerce ! Quelques taxes bien senties, des droits d’importation, et nous exercerons un contrôle presque absolu sur l’est du globe !
Oranne s’accrochait à ses propos, désireuse de connaître les tenants et aboutissants. Quelques-uns soutinrent son opinion, d’aucuns objectèrent, parfois avec virulence. S’ensuivait un débat enflammé que la marchande observait sans formuler son propre avis. Jusqu’au moment où Oukrech lui tapa l’épaule.
— On a assez attendu, marmonna-t-il. C’est le moment ou jamais.
Déjà ? Mais c’est trop tôt pour… Interloquée, Oranne souhaita rétorquer, mais Oukrech n’étendait plus son ombre. Il palabrait avec Djerna et Xeniak, et par sa carrure, leur camouflait une bonne partie de la vue. Autour titubaient et trébuchaient des invités à l’avenant, requérant l’intervention d’autres miliciens ainsi que d’Amenis. Je n’ai pas vu le temps passer, ni les convives se saouler…
Oranne marcha à côté de la table sur laquelle trônait une dizaine de cruches argentées. Or un servant venait de déposer une contenant de l’eau au milieu de toutes, comme le remarqua la négociatrice, pour quand rafraîchissement serait exigé.
Il le faut… Oh, je suis tellement désolée…
Des tressaillements la ralentissaient. Son estomac se nouait. Sa gorge se séchait. Malgré tout, elle versa la fiole en un preste geste, et le mélange parut strictement identique. Elle rangea la fiole dans un soupir.
Prudence, Oranne. Amène la cruche auprès de Clédi, pleine de bonnes intentions, mais comme si de rien n’était. Il ne faudrait pas que d’autres invités s’empoisonnent…
Oranne s’apprêta à saisir la hanse quand une femme l’agrippa subitement. Sur sa figure parcheminée luisaient des iris azurs comme des boucles grises cascadaient jusqu’à sa nuque. Elle portait une robe carminée dotée d’un gallon et de manches trompettes, dont le laçage sur la poitrine luisait d’or. Quelques taches de vin souillaient la beauté de l’ensemble, alors que seulement Oranne avisa combien elle était maigre pour une noble.
— Tu es la petite nouvelle, non ? interpella-t-elle.
Oranne hocha du chef, comme paralysée, exsudant contre la surprenante force avec laquelle la vieille femme restait agrippé à elle. Reste sur moi, et ne prends surtout pas la cruche d’eau. Enfin, tu as l’air de préférer le vin.
— Tu es bien timide ! badina-t-elle. Mais je sais déjà tout ! Oranne Abdi, fiancée de Phedeas Teos, neveu de notre chère impératrice ! Première fois que tu séjournes en Amberadie, n’est-ce pas ? Pour être honnête, tu détonnes plutôt dans cet environnement.
— Et à qui ai-je l’honneur ?
— Sayari Hognamon. Juste une vieille noble dans l’ombre de sa famille, à laquelle on ne prête plus vraiment attention.
— C’est triste, par contre…
— Mais toi, tu m’accordes un peu de temps ! Et si je te racontais une anecdote sordide ?
Les ongles de Sayari ripaient sur sa peau. Elle est un peu trop insistante… Comme ses frissons se transmettaient à la marchande, comme des fredonnements ponctuaient le mutisme, Oranne n’osa guère se détourner.
— Très bien ! enchaîna la noble. Puisque tu acceptes, je vais enrichir ta culture ! À vrai dire, je trouve cela triste que peu connaissent les origines de la présente fête.
— Voici donc votre anecdote sordide ?
— Écoute avant d’exprimer ta perplexité ! Cette histoire remonte à la fondation d’Amberadie. Les cités ne se bâtissent pas en un jour : beaucoup ont évolué de simples hameaux en les denses merveilles que nous connaissons aujourd’hui. Entre les deux étapes, il a bien fallu ériger les murailles. Tel fut le rôle attribué à Néhou Nokret qui, avant ce moment fatidique, était considéré comme le meilleur architecte vivant.
— Fatidique ? En quoi cet événement l’était ?
— Néhou a dirigé l’opération d’une main de maître. Il a apporté un soin remarquable aux détails, si bien que les murailles tiennent encore aujourd’hui, après tous ces siècles. Néanmoins, il possédait une fascination étrange pour le concept de l’équilibre. Ce fut seulement son ultime œuvre achevée que tout prit son sens. Car le bougre avait en fait l’ardent désir de détruire sa propre création.
— Il devait être fou !
— Peut-être. Toujours est-il qu’il était meilleur architecte. Aussi n’a-t-il réussi à faire s’effondre qu’un minuscule pan des remparts. Ils se sont écrasés sur lui, pauvre vieil homme qui avait mésestimé l’ampleur de la chute des gravats. Autant avouer qu’il ne restait plus grand-chose du bonhomme une fois extirpé des décombres…
— C’est donc l’origine de la fête des instaurateurs ? Un drame pareil ?
— Il fut la seule victime de ses extravagances, mais bien d’autres auraient pu périr. Face à cette possibilité, l’on préféra ne pas se focaliser sur le négatif. Au lieu de récompenser un seul homme, on remercia la multitude, les instaurateurs de la cité d’Amberadie telle que nous la connaissons. Une centaine de braves hommes et femmes, parfait pour oublier l’intrus, qui avant cette histoire, empêchait les autres de se démarquer.
— Mais finalement, vous n’avez cité que son nom, et oublié les autres.
Les yeux de Sayari se dilatèrent. Elle secoua Oranne plusieurs secondes durant. Elle est folle aussi, ma parole ! Elle finit par la lâcher, non sans brandir sa coupe de vin encore pleine.
— Tes contestations ruinent tout ! se plaignit-elle. Je n’allais pas t’assommer avec une centaine de mots. J’ignore comment c’est à Gisde, mais ici, en Amberadie, nous aimons nous assumer ! La partie essentielle est que cela nous donne une excuse pour boire jusqu’à plus soif ! Ma chère Oranne, toi qui es si réservée, je suis ravie de partager !
Soudain Sayari plaqua la coupe contre les lèvres d’Oranne, et la força à avaler des lampées de vin. Le liquide irrita sa gorge à mesure qu’elle avala. Trop pétrifiée pour résister, la marchande se retira une fois la coupe vidée, par-devers le sourire effrayant de la vieille femme.
Dans quel état serai-je dans quelques minutes ? J’ai déjà accompli mon rôle, mais cela reste intolérable ! Je dois… Une ombre fila entre Oranne et Sayari. Derrière la négociatrice émergea la silhouette de la nourrice, le visage lustré de sueur, opinant à son intention.
— Pardonnez-moi, dit Clédi. Les enfants ont soif.
Oranne cilla en la voyant tenir la cruche d’eau. Elle essuya une goutte de transpiration en l’observant adresser un signe à Renys et Ulienik. Oh non, c’est le moment… Une fois que les enfants furent à proximité, elle leur servit deux gobelets, avant d’en remplir un troisième.
— Je suis assoiffée aussi ! s’exclama Clédi.
Et elle engloutit l’entièreté du contenu en quelques secondes.
Annotations
Versions