Chapitre 36 : Cible toute désignée (1/2)
ORANNE
— Plus tôt tu confesseras, tança Bennenike, et plus tôt tes souffrances seront abrégées.
Depuis un moment, les traits de l’impératrice s’étaient déformés. Poings plaqués sur la table en pierre, elle toisait intensément Sayari, son visage parcheminé à peine éclairé par l’éclat de la bougie. Derrière elle, en-deçà du mur qui s’effritait, Djerna et Xeniak exerçaient leur rôle d’intimidation.
Pourquoi a-t-elle insisté pour que j’assiste à l’interrogatoire ? D’autant que je sais qu’elle est innocente… En retrait, Oranne était tentée de se détourner. Fuir la scène reviendrait à désobéir à sa dirigeante, ce qui lui aliènerait sa confiance. Alors elle resta tassée dans la partie latérale de la pièce, réduite à sa fonction de spectatrice.
Bennenike renâcla avant de claquer des doigts. Sitôt avertis que les miliciens saisirent les cheveux de la prisonnière puis fracassèrent son crane sur la table. Oranne en sursauta, plaqua sa main contre sa bouche pour retenir un cri. Je n’ai pas à être là ! Sont-ce là les méthodes de la soi-disant vaillante milice ?
Sayari fut redressée sans indulgence. Le visage ensanglanté, mais la volonté inébranlée. Un ricanement acheva d’agacer l’impératrice.
— Ce ne sont pas des manières de traiter une vieille dame, persiffla-t-elle.
— Mais ce sont des manières de traiter une meurtrière, répliqua Bennenike.
— Vous n’avez aucune preuve de ma culpabilité. Qu’aurai-je à gagner à assassiner votre nourrice ? La pauvre avait l’air innocente, pleinement consacrée à l’éducation de vos enfants.
— Me penses-tu idiote ? Tu ne la visais pas : mes enfants étaient la cible. Tu n’avais juste pas prévu qu’elle se dresserait entre le poison et eux, même à se sacrifier sa vie pour les sauver… Clédi était mon amie. Et je la vengerai.
— Une fois encore, des affirmations dans le vent. Deviendriez-vous sénile, Bennenike ? Ce serait un comble. Cette frustration vous ronge, vous avez besoin d’un coupable, et me voici. Juste à côté de votre nourrice, en position idéal pour placer un poison dans la cruche, certes. Mais sans mobile, cette accusation est infondée.
— Tu as toujours été impertinente, Sayari. En d’autres circonstances, j’aurais salué ton franc-parler, au contraire d’autres nobles qui se perdent dans de futiles louanges à mon égard. Sauf que dans ce cas-ci, il s’agit d’un meurtre. Je ne peux tolérer cette intransigeance.
— Vous ne recherchez donc pas la vérité.
— J’arracherai ta langue après tes aveux. Cesse de te réfugier derrière ton âge avancé pour t’attirer ma pitié. Les vieilles personnes sont les plus fourbes, car elles ont eu toute leur vie pour fomenter leurs coups. Je pensais que tes doutes assumés envers mon pouvoir témoignaient d’un esprit indépendant. Me voilà déçue. Mais après des jours à interroger chacun des invités, peut-être que le choix le plus évident se trouve en face de moi.
Sayari s’essuya les narines tout en dévisageant la dirigeante. Un sourire saturé d’assurance luit au coin de sa figure.
— L’Empire Myrrhéen se trouve dans un triste état, jugea-t-elle. Loin de moi l’idée de vous importuner avec une inappropriée idéalisation du passé, mais le constat est sans appel : votre régime est autoritaire.
— Je pressens déjà le refrain, lâcha Bennenike. Vous préfériez quand mon faible de père dirigeait l’empire, l’emmenant petit à petit vers sa ruine ?
— Votre père n’exécutait pas ses opposants. Votre père n’enfermait pas sans motif valable. Votre père n’encourageait pas un culte de la personnalité.
— Je n’exhorte aucunement le culte ! Le peuple m’aime car j’ai redonné foi en eux. Il m’aime car j’œuvre pour sa consécration ! Mais je n’ai aucun intérêt à me défendre, puisque c’est votre procès.
— Mon procès ? Plutôt un interrogatoire aux allures de torture. On ne peut être à la fois juge et bourreau. Sauf si l’on est une tyrane comme vous.
Des grognements aux tremblements, le sang montait au visage de Bennenike, dont les oreilles sifflaient à force d’entendre la noble. Ses poings resserrés sur la table semblaient prêts à la cogner. Sayari la provoque volontairement. Si cela continue ainsi, elle va l’exécuter alors qu’elle est innocente ! Comment intervenir sans m’exposer ? Oranne prit l’impératrice en aparté, laquelle l’examina avec stupeur.
— N’en arrivez pas là ! supplia la marchande.
— Une leçon de diplomatie ? ironisa l’impératrice. As-tu une raison de prendre sa défense ?
— En vous comportant de la sorte, vous lui donnez raison…
— Et alors ? Je n’ai rien à prouver. Cela dit…
Bennenike relâcha les poings. Inspirant, bientôt orientée vers sa belle-nièce, elle tendit l’oreille en guise de répit. Enfin raisonnable ? Un miracle !
— Très bien, concéda-t-elle. Je t’ai emmenée ici, il serait donc déraisonnable de ma part d’ignorer tes propos. J’ouvre mon esprit et je t’écoute.
— Admettons que Sayari soit coupable, dit Oranne. Comme elle l’a soulignée, si vous vous contentez de l’exécuter, cela risque d’être mal vu.
— En quoi ? Elle a tué, donc je la tue. Ce n’est que justice. Au contraire, je montre que je suis intransigeante, car Sayari appartient à mon entourage noble.
— Vengeance n’est pas justice ! Tout comme la torture n’est pas morale.
— Je reconnais bien là les propos d’une native de Gisde. Vous avez aboli la torture, et vous pratiquez moins d’une dizaine de condamnations à mort par an en moyenne. Toutefois, je ne procède pas identiquement.
— Vous auriez peut-être à y gagner.
— Insinues-tu que je suis trop cruelle, Oranne ? Serais-tu en train de donner raison à Sayari ?
— Je…
Au silence subséquent, Oranne baissa la tête, tentée de se détourner. Mais Bennenike l’étonna en posant sa main sur son épaule.
— J’envierais presque ta gentillesse et ta naïveté, déclara-t-elle avec une étrange légèreté. Tu évoquais ta jeunesse innocente, éloignée des problèmes de l’empire, et cela ressort d’autant plus. Hélas, en tant qu’impératrice, je ne peux pas faire preuve d’autant de clémence. Surtout envers la meurtrière d’une amie. Voici donc un compromis : elle aura un procès en bonne et due forme, mais je préfère garder mes pratiques.
Ce disant, Bennenike défourailla une dague de son manche, qu’elle planta dans la paume de Sayari. Une giclée de sang jaillit sous le hurlement de la noble même si elle s’évertua à limiter son cri. Mais c’est affreux !
— Reconduisez-la dans sa cellule, ordonna l’impératrice. Soignez sa plaie en temps voulu, qu’elle en souffre encore au moment où le jugement tombera.
Djerna et Xeniak obtempérèrent. Le grincement de la porte à son ouverture couvrit les gémissements de la noble, tandis que du sang tâchait le pavement des couloirs, traçage vermeil du parcours qu’elle suivait malgré elle.
Que faire… Sans Oukrech, je suis perdue. Il avait beau être rude, me considérer comme une moins que rien, il me donnait des conseils sur la façon de conquérir le pouvoir. D’abord j’ai échoué dans ma première tâche, maintenant je lui demande sans succès d’être plus clémente. Pourtant, si elle est persuadée que Sayari est coupable, je devrais en profiter, cela m’innocenterait ! Oh non, de sinistres pensés m’habitent. J’ai déjà assassiné une malheureuse innocente, et maintenant l’idée me frôle d’en laisser mourir une autre ? Que faire…
Je suis perdue. Tellement perdue.
Oranne s’était fixée sur la trace écarlate répandue au sol. La puissance nuance l’extirpait de ses aises, et se réfugier auprès de son impératrice n’y remédiait guère. Toutefois appelèrent les devoirs comme Badeni se dirigea vers les deux femmes, surgie de l’allée voisine.
— On vous demande, rapporta-t-elle.
— Belle synchronisation ! salua Bennenike.
— Hum, en réalité, j’attendais que vous finissiez votre interrogatoire… Par respect, vous voyez.
— Quelle politesse, Badeni ! Mais tu sais que tu peux m’importuner autant que tu le souhaites. Bref, en quoi consiste cette demande ?
— Des réfugiés sont aux portes de la ville. Plus précisément des rescapés de la bataille de Doroniak. Ils demandent le logis en Amberadie.
Si l’impératrice préconisa une réaction pondérée, Oranne ne put s’empêcher de hoqueter. Des réfugiés, autant de temps après la bataille ? Les dommages continuent d’avoir un impact maintenant…
— Je n’ai rien contre, affirma Bennenike. Ceci dit, je préfère ne pas me précipiter. Ont-ils un meneur avec lequel je pourrais m’entretenir ?
— Oui, confirma Badeni. Il répond au nom de Scafi. Apparemment, il était un garde de la cité.
— Garde, donc ? Quel côté soutenait-il dans cette guerre ? Je lui poserai la question directement. Conduisez-le à la salle du trône, ensuite j’aviserai.
— Bien, votre grandeur.
Une volte-face, un entrain doublé d’un sifflement, et Badeni disparaissait déjà vers son devoir. Demeurèrent derechef l’impératrice et sa belle-nièce, l’une plus diligente que l’autre.
— Ton expertise me sera encore utile, avança la dirigeante. Et si nous allions à la rencontre de cet homme ? Je suis surprise qu’il leur ait fallu autant de temps pour atteindre la capitale depuis Doroniak… Quelque chose se trame.
Oranne oscilla des paupières en acquiesçant. Rien à ajouter. Suiveuse de la tyrane, faute de mieux pour le moment. Dans son soupir se dissimulait une envie d’évasion, amplifié lorsqu’elles bifurquèrent d’un couloir à l’autre. Même si elles le parcouraient à bonne allure, la diplomate jetait régulièrement des coups d’œil derrière elle. L’assaillirent alors des présages quant au possible avenir de Sayari. Je doute que la notion de justice sera respectée. Sayari a dit exactement ce que j’avais sur le cœur, comme si elle n’avait plus rien à perdre. Son audace est remarquable, je ne pourrai jamais l’égaler…
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