Chapitre 36 : Cible toute désignée (2/2)
Bennenike et Oranne parvinrent à la salle du trône bien avant leur hôte. Patience était requise dans une atmosphère peu encline à la conversation. Je préfèrerais un échange de banalités à ce silence malaisants. Cette monotonie se brisa une vingtaine de minutes plus tard, au moment où Koulad et Badeni pénétrèrent dans la salle.
Derrière eux avançait un autre homme. Ce doit être ce Scafi que Badeni a mentionné. Il avait la peau brune et ses mèches noires longues et lâchées lui conféraient une grâce indéniable. D’élégantes foulées contrastaient avec la rudesse des traits et les salissures de ses vêtements. C’est à la mode de déboutonner son gilet en cuir pour exposer ses pectoraux ? Pas que la vue soit désagréable, mais… Oh, mon esprit est vicieux ! J’ai juré fidélité à Phedeas, qui lui ne succomberait jamais à la même bassesse que moi !
Scafi inspecta les environs avant de s’agenouiller. Badeni et Koulad se placèrent en haut de marche pendant ce temps, aussi purent-ils mieux observer leur invité, à même hauteur que leur dirigeante. Circonspect ? Nous le sommes tous, lors de notre première rencontre avec l’impératrice.
— Redresse-toi, ordonna Bennenike. Coupons court les présentations : je sais déjà que tu t’appelles Scafi et que tu étais garde à Doroniak.
— C’est exact, fit Scafi en s’exécutant. Dois-je témoigner de mon statut de réfugié ?
— Seulement les informations les plus cruciales. Tu étais le chef de ce groupe ?
L’ancien garde se déplaça entre tapisserie et dallage, les bras ouverts, une curieuse assurance s’extériorisant de lui. Jamais ne les quittait-il des yeux au cours de ses allers et retours. Parfaitement à l’aise malgré le pouvoir que Bennenike représente. Il est impavide !
— J’étais le mieux à même de les diriger, se targua-t-il. Ils sont sains et saufs, désormais, et j’en appelle à votre sens de l’hospitalité.
— Je possède une grande empathie pour la misère, dit Bennenike. Cependant, si tu te portes garant de ce groupuscule, j’en appelle à ta bonne volonté et je te poserai donc quelques questions. Premièrement, et la plus évidente : environ huit mois se sont écoulés depuis la bataille de Doroniak. Je sais qu’une grande distance sépare cette cité de notre capitale, surtout à pied, mais pas de cette envergure. Pourquoi avez-vous mis autant de temps ?
Scafi s’arrêta, et sa main vola à son menton.
— Pour être franc, Amberadie n’était pas notre objectif initial. Nous avons longé les côtes en direction de l’est, près de la jungle de Souniera, avant qu’une dissension ne survienne. Et je sais que ce sera votre prochaine question, donc j’anticipe : nous avons rencontré des pirates. Nous sommes d’accord que ces criminels représentent un danger pour tous. Et pourtant, des membres de notre groupe voulaient qu’on s’allie avec eux, pour nous protéger d’une menace commune, soi-disant ! Alors j’ai dû faire un choix difficile : j’ai emmené les volontaires avec moi. Nous avons encore tâtonné, puis nous avons décidé de nous rendre ici. Nous espérons ne pas le regretter. Que notre errance va enfin s’arrêter.
Ils s’étaient suspendus à son récit et le digérèrent encore à son achèvement. Tandis que Scafi lambinait, bras croisés et sourcils arqués, Bennenike consulta son mari et tenta d’inviter Oranne dans sa réflexion. Quel terrible voyage… On parle rarement des premières victimes de ce conflit. Penchée vers l’avant de son siège, une lueur étincela dans ses iris, après quoi elle examina longuement le réfugié.
— Il y a donc des réfugiés manquants, conclut-elle.
— Cela fait sens, commenta Badeni. Ils ne sont que quelques centaines aux portes de la cité. Je refuse de croire que tous les autres sont ensevelis sous les décombres des bâtiments. Outre celles et ceux qui se sont dirigés vers l’ouest.
— Le reste du groupe auquel appartenait Scafi aurait pris une direction différente ? demanda Oranne. Ils pourraient être n’importe où ! Qu’allons-nous faire ?
— Occupons-nous d’abord de ceux-là, proposa Koulad.
Un sourire vers son époux, mais guère vers l’ancien garde : une fois debout, Bennenike dominait la conversation de sa hauteur, et son ombre s’étendait sur les marches. Insuffisant pour intimider Scafi, quoiqu’il peinât à maintenir le contact visuel.
— La question pratique risque d’être vite réglée, trancha-t-elle. Nous trouverons de la place dans les logements de la cité. Les réfugiés pourront, je l’espère, trouver un travail et contribuer au fonctionnement de notre ville. Dès lors mon problème est d’ordre plus… personnel.
— Je vous écoute, dit Scafi.
— Tu étais garde à Doroniak. Or Jounabie s’est servi de vous pour défendre cette cité contre les miliciens et inquisiteurs qui ont tenté de la reprendre. Je t’accorde le bénéfice du doute, puisqu’il existait des séditions au sein même de ces murs. Je peux vous gratifier l’asile seulement si tu n’étais pas de son côté.
— Comment cela ?
— La question est simple, tout comme la réponse. Serviez-vous Jounabie Neit ou l’affrontiez-vous ?
Des gouttes de sueur perlaient le long de ses tempes. Il passait ses mains dans ses cheveux, roulait des épaules et se mordillait les lèvres. Comme pour gagner du temps. L’impératrice reste impitoyable dans ses interrogatoires.
— La situation était tendue ! s’écria-t-il. Trop de pression était exercée sur notre garde pour que nous désobéissions sans conséquence ! Mais je vous le jure, je n’ai fait de mal à aucun innocent ! Toute la durée de la bataille, j’ai œuvré pour protéger les citoyens.
— Qu’est-ce qui me le prouve ? insista Bennenike.
— Je suis garde, c’est mon métier !
— Je ne suis pas convaincue. Je suppose que je pourrai me renseigner auprès des autres réfugiés. Mais même si tu es honnête, je dois m’assurer de ta bonne volonté.
— Comment ?
Bennenike marqua une pause, durant laquelle elle se référa encore à Koulad et Oranne. Cette dernière haussa les épaules et ne pipa mot, car son opinion restait enfermée dans ses pensées.
— Des rumeurs circulent, rapporta l’impératrice. Discrètes, bien sûr, mais tout de même présentes. Elles prétendent que ma milice est tout autant responsable de la destruction de Doroniak que Jounabie, Khanir, et leurs fidèles mages. Ce qui est évidemment de la pure calomnie.
— Tout est de la faute de Nerben…, marmonna Koulad entre ses dents.
— En tant que survivant de Doroniak, tu peux rétablir la vérité. Exerce votre influence. Raconte ton expérience. Combien Jounabie exerçait un pouvoir cruel, et que par sa faute, des milliers d’innocents ont péri dans une irréparable tragédie. En échange, je vous offre le logis, et peut-être même que tu pourras intégrer la garde de cette ville, et ainsi tu rempliras ton rôle de protecteur ! Qu’en dis-tu ?
Outre tous ses défauts, Bennenike est une opportuniste. Elle essaie de l’acheter. Scafi tâtonna. Se racla la gorge. S’épongea le front. Il hésite. Forcément : il était à Doroniak, et sait pertinemment que la milice avait du sang sur les mains. Le mutisme se prolongeait dans un malaise déconcertant. Comme Koulad voulut le forcer à prendre position, Scafi finit par faire quelques pas, le buste dressé, bien qu’il cachât mal ses tressaillements.
— J’accepte, dit-il.
— Quand même ! s’exclama Koulad. Notre glorieuse impératrice vous propose un départ bien meilleur que le précédent, et vous manquez de vous rétracter ?
— Du calme ! tonna Bennenike. Il est dans son droit de citoyen. À présent que la question est réglée, peux-tu le raccompagner, Badeni ? Il est temps pour moi de voir mes enfants. La suite de mon rôle politique attendra.
Toujours à l’écart, Oranne s’échinait à essuyer sa propre transpiration. Je rêve ! Il a cédé ? Cela ne peut pas se dérouler ainsi ! Je dois faire quelque chose. Elle descendit les marches à une cadence accélérée, interpellant sa belle-tante sitôt à sa hauteur.
— Une minute ! Je ne vous ai pas aidé de mon expertise, permettez-moi de me rattraper en raccompagnant Scafi !
— C’est si soudain, jugea Bennenike. Pourquoi cette précipitation ?
— Badeni pourra vous accompagner. Après la tragédie qui vous a frappée, vous avez besoin de…
— Je sais me protéger moi-même, et de toute manière, Koulad vient avec moi. Mais puisque tu insistes, j’imagine que raccompagner quelqu’un est sans danger. Soit, nous nous retrouverons pour le dîner.
Oranne força son sourire. Elle s’est montrée raisonnable. C’est le moment d’en profiter. Il s’agissait alors de temporiser. De suggérer subtilement les intentions, sans qu’un esprit aux mauvais desseins s’en aperçût. Exposée au milieu de ses ennemis, dépourvue de garde du corps pour le conseiller, la diplomate sentait son cœur battre la chamade. Tout ce jeu d’insinuations et d’impulsions l’épuisa avant même sa propre intervention.
Ils suivirent une partie de chemin identique avant d’emprunter deux directions opposées. Ainsi la marchande se retrouva seule avec Scafi. Je dois tenter le tout pour le tout. Assurée de ne point être épiée, en l’absence de gardes et de servants à proximité, Oranne s’adressa finalement à lui :
— Tu as des alliés, affirma-t-elle.
— Pardon ? fit Scafi, interloqué.
— Je sais pourquoi tu t’es conformé. On ne refuse rien à l’impératrice. Aussi risqué cela puisse paraître, rebellons-nous pour renverser l’ordre établi. Nous ne le regretterons pas.
— Mais qui êtes-vous ?
— L’important n’est pas mon identité, mais mon but. Tu peux te fier en moi, car j’ai vu clair en toi. Tu n’as pas accepté l’offre de votre plein gré, n’est-ce pas ?
Scafi baissa la tête comme ses sourcils se froncèrent. Je le savais !
— Oui, admit-il. Mais je n’avais pas le choix ! Si j’avais critiqué ses miliciens, ses enfoirés qui balayaient tout sur leur passage plutôt que de nous sauver, jamais elle ne nous aurait offert le logis ! Au cours de la bataille, j’ai senti mes compatriotes… abandonnés.
— À ce point ?
— Et même après. Où étaient-ils quand les orphelins pleuraient, réclamant leurs parents ? Où étaient-ils quand des personnes succombaient à leurs blessures, parfois des jours après leur bataille ? Nulle part. Ils ont détalé aussitôt que la fumée obscurcissait le ciel. Ils ont prétendu apporter la liberté, alors qu’ils ont semé la mort. Pourquoi j’ai accepté, tu me demanderas ? Parce que nous avons été rejetés partout ailleurs. Tant pis si je dois me soumettre à eux… Les réfugiés méritent enfin la paix.
Oranne se rembrunit. Bon sang… Je l’ai jugé trop vite. Tout ce qu’il désire est le bien des siens… Scafi avait beau contenir ses sanglots, des larmes coulaient, encore et encore. Inaptes à les effacer, la diplomate essaya d’éveiller une motivation nouvelle en lui.
— Tu peux te venger, affirma-t-elle. Privilégie la subtilité. En public, tu louangeras le régime de Bennenike. En privé, dans les tavernes par exemple, tu t’épancheras comme tu le fais maintenant. Qu’en penses-tu ?
— Proposition intéressante, mais ce double jeu risque d’être repéré…
— Pas si je t’aide. Après tout Bennenike pense que je devrais découvrir davantage la cité. J’utiliserai ces occasions pour te rencontrer.
— Eh bien… Nous en sortons gagnants, je suppose.
— Voilà ce que je voulais entendre !
— Mais je préfère d’abord être prudents. Attendons que les réfugiés soient installés, qu’ils aient recommencé leur vie, c’est tout ce que je demande…
— Bien sûr. Cela nous laissera le temps de réfléchir…
Ils marchèrent encore un long moment avant de quitter le Palais Impérial. Tout ce temps murés dans le mutisme profitait à leur propre cogitation.
Je favorise la fourberie… En lui proposant une collaboration, j’agis comme une opportuniste, digne de l’impératrice.
Tant pis. Hélas, désormais, j’ai commis bien pire. Je commence à maîtriser l’art du complot.
Je n’ai plus besoin de toi, Oukrech. Quel dommage, tu finiras par décevoir Phedeas par ton impulsivité. Moi, pendant ce temps… Je ferai sa fierté.
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