Chapitre 37 : Imprévisible (1/2)
NAFDA
Dominait l’étendue ambrée autour d’elle. Du sable aggloméré en dunes, sur lesquelles s’élevaient les cactus, sur lesquelles s’irisaient les roches. Là où miroitait la nature triomphait l’indomptable, à même de trahir son impuissance. Outre l’astre diurne brûlant, outre les rafales aigres et sèches, un grondement plus terrifiant émanait.
Même lorsqu’il manque de clémence, le désert n’atteint pas une telle ampleur. Quelle est cette folie ?
Nafda passa une main sur sa ceinture. Avisant l’absence de ses dagues, elle haussa les épaules et pressa le pas.
J’en ai besoin, en principe. Mais si les forces de la nature cherchent à m’engloutir, qui suis-je pour m’y opposer ? J’embrasserai cette destinée, aussi impitoyable paraisse-t-elle.
Plus elle progressait dans ce panorama redondant et plus ses foulées devenaient ardues. Mais alors que son corps commençait à céder, tant elle exigeait de lui, un sifflement rompit la monotonie.
Horis était juste devant elle. Ses doigts étaient enroulés autour des lames de l’assassin.
— Je pourrais te les rendre, lâcha-t-il. Hélas, elles te seraient inutiles, ici.
Nafda s’immobilisa afin de mieux toiser son ennemi, détailla ses traits plissés d’outrecuidance. Nonobstant la sensation de siccité de sa gorge, elle répliqua aussitôt :
— Penses-tu triompher si tu me prives de ce qui m’appartient ?
Le mage se fendit d’un sourire dédaigneux. Est-ce vraiment Horis ? Il n’y ressemble pas. Trop calme, trop arrogant. Il déploya ses bras et accumula du flux en grande quantité, si bien que les dagues vibrassent comme jamais. Et il me nargue, par surcroît.
— Si je suis sans défense, dit Nafda, pourquoi tu ne m’attaques pas ?
— Ce serait une perte de temps, se justifia Horis. Tu es déjà défaite.
— C’est faux. Prétendais-tu la même lorsque ton groupuscule me maintenait prisonnière ? Nous savons tous les deux comment cela s’est terminé. La liberté est dans mon sang. Je la reconquerrai. À présent, cesse de t’immiscer dans tes rêves.
— À charge de revanche, puisque tu t’infiltres aussi dans les miens.
— Je le saurai si c’était le cas !
— La réalité est plus subtile. Et quoi qu’il en soit, je crains que tu n’aies pas compris que tu n’as jamais été libre.
Étouffant un grognement, Nafda dévisagea son interlocuteur plus hargneusement encore.
— Parce que je suis les ordres de l’impératrice ? devina-t-elle. J’exerce sa volonté donc je n’ai pas la mienne ? Rassure-toi, Horis : j’assassine de mon plein gré. Pourvu que tu le réalises au moment où ton heure viendra.
— Admettons que ton esprit soit libre, répliqua Horis. Je ne suis pas là pour répéter ce que tant d’autres t’ont asséné avant moi. J’insinuais plutôt que tu n’existes pas en dehors de ta fonction. Voilà ta vraie cage, pas les liens qu’astreignent les meneurs de guerre ou les espions.
— Autrefois, j’errais sans but. Toutes ces années m’ont amené à ce rôle.
— Et après ? Que se passera-t-il si tu parviens à éliminer tous les mages restants ?
— Je… Je n’y ai jamais pensé.
— Tel est l’expression de ton déni. Bien sûr, ce n’est qu’une hypothèse fantaisiste : tu n’y arriveras jamais. La magie nous entoure, nous définit, est de ce fait impossible à éradiquer. Soit tu mourras pour soutenir cette cause aveugle, soit tu en trouveras une autre.
— Tu ne me dicteras pas ma voie ! Quand je récupérerai mes dagues, tu…
— Nous nous reverrons, Nafda. Mais peut-être pas dans les circonstances que tu imagines. Une fois que nous serons libérés de nos chaînes, fussent-elles invisibles, notre confrontation bouleversera le monde entier.
Une emphase improbable pour quelqu’un comme lui. S’il ne correspond pas au véritable Horis, qui me parle, dans ce cas ?
Ils stagnaient dans le désert, au milieu des envolées de sable et de poussière. Une assassin privée de son identité. Un mage dépourvu de naturel. Pourtant il astreignait son environnement, là où s’amalgamait le flux dans une nature altérée.
Des sifflements vrillèrent ses tympans. Très tôt avertie, Nafda ne réagit guère pour autant, comme dépossédée de ses réflexes. Des condors fondirent sur elle, mais elle ne ressentit aucune douleur. Ils étaient des dizaines, peut-être des centaines, et l’enveloppèrent tout entière. Sa vision se réduisit à une étroite fente, au centre de laquelle Horis déployait sa magie, ici matérialisée sous sa pleine puissance.
Puis triompha le néant.
L’assassin était étalée dans l’opacité. Des picotements traversaient son crâne tandis que l’engourdissement persistait. Depuis les limites de sa cellule, elle entrevoyait les barreaux rouillés, et cette torche dont la faible lueur projetait des ombres régulières. Ni le remugle, ni l’humidité s’écoulant depuis les parois rocheuses ne surent lui procurer une sensation de bien-être.
— Ton mal de tête est passé ? s’enquit Dénou.
La jeune fille la saluait depuis sa propre cage, assise par terre en dépit des anfractuosités. Une mine maussade ternissait son visage comme sa concentration paraissait vacillante. Curieuse manière de me saluer. Malgré tout, elle doit être forte pour résister à une si longue captivité, surtout à son âge. Nafda se frotta le front avant d’opiner.
— On peut dire ça, confirma-t-elle. J’ai d’autres soucis.
— Lesquels ? insista Dénou.
— Des rêves désagréables. Chaque fois que je me réveille, j’ai l’impression de me sentir plus fatiguée que la veille. C’est insupportable.
— Tant que cela ? Peu importe qui sont nos geôliers, ils essaieront toujours de nous briser ! Tu ne dois pas être honteuse de te sentir affaiblie.
Nafda contempla ses paumes à l’aide de l’éclat de la torche. Comme l’instant se prolongea, des tremblements la coupèrent dans son élan, et elle laissa même échapper un râle.
— Du calme ! s’écria l’adolescente. La peur est naturelle.
— Tu me penses terrifiée ? gronda Nafda. Pas du tout ! J’ai été formé pour faire face à tout type de situation. Mes ennemis doivent me craindre, et non le contraire !
— Mais tu es humaine. Tu as tes failles, comme chacun d’entre nous.
— C’est frustrant ! Bennenike me voulait parfaite. Un corps capable de surmonter chaque épreuve, de terrasser l’adversité sans difficulté. Mais regarde-moi. Ma tenue fétiche se salit. Et je vais finir par m’amaigrir, renforçant mon aspect vulnérable. C’est une honte.
— Dès que nous serons libres, tu retrouveras bien vite ta splendeur d’antan, j’en suis persuadée !
— Je deviens pessimiste. Peut-être que l’assassin de l’impératrice est morte au moment où elle est devenue célèbre. Ils m’appellent « Cœur Sec ». Ils me déshumanisent. Et peut-être qu’au fond, ils ont raison.
Relâchant ses bras comme ses muscles, Nafda se réfugia dans le silence. Elle serait bien incapable de me réconforter. Dénou se pinça les lèvres, prête à s’exprimer, mais se tut après quelques bafouillements. Elle imita sa camarade d’incarcération : appuyée contre le mur, elle croisa ses bras sur ses genoux. S’ensuivirent de sinistres sifflotements. Au moins, elle a essayé.
Des bruits de pas se propagèrent en échos : Leid et Niel se découpèrent dans l’obscurité. Sitôt à proximité des barreaux qu’ils détaillèrent les prisonnières. Nos geôliers, qui qu’ils soient, prendront toujours du temps comme du plaisir à admirer notre souffrance.
— Comment se déroule votre séjour ? demanda Niel.
— Je soupçonne une pointe d’ironie dans votre voix, souligna Nafda.
— Même pas. Nous cherchons à bien traiter nos captives, après tout.
— Vous plaisantez ? tonna Dénou. Pas de lit, un seul repas par jour, aucune vue sur l’extérieur ! Cette isolation est une torture !
— Quelle ingratitude, répliqua Leid. Des paroles dignes d’une enfant gâtée, qui n’a jamais trimé de toute sa vie. Peste donc autant que tu le souhaites, tu ne nous intéresses pas.
— Alors pourquoi suis-je enfermée ici ?
— Faute de mieux. Maintenant, si tu le permets, nous avons à faire avec Nafda.
Leid sortit une clé de sa poche qu’elle inséra dans la serrure de la cellule. Ce serait le bon moment pour tenter une évasion. Tout le temps qu’elle resta à l’intérieur, tournant autour de sa cible, Nafda ne réalisa pas son souhait. Figée, entravée dans ses mouvements, elle se contenta de subir. Grommeler pendant que Niel lui ligotait les poignets l’enfonça dans le désespoir. L’époque où j’éliminais plusieurs soldats à moi toute seule semble si lointaine. Nul besoin de me tabasser ou de m’écorcher : il suffit de m’isoler quelques semaines, et je me perds.
Niel et Leid l’emmenèrent dans des allées encore plus opaques. C’est comme si j’avais les yeux bandés. Pourtant mes yeux devraient s’être adaptés à l’obscurité ! Un autre de mes sens me trahit ? La confusion régnait dans l’esprit de l’assassin comme les contours s’esquissaient malaisément. Sans qu’elle pût s’acclimater, ses geôliers la jetèrent dans une pièce étroite.
Aucune saveur ne transparaissait dans la noirceur. Forcément, ils ne me ménagent pas, mais leurs intentions restent floues. Leid et Niel allongèrent Nafda sur une table sur laquelle ils fixèrent des chaînes autour ses chevilles. Encore ? Les marques des précédentes ont à peine disparu ! Une fois assurés de leur solidité, ils se disposèrent de part et d’autre, et contemplèrent derechef leur prisonnière.
— Tout est prêt, déclara Niel.
— Allez-vous enfin m’éclaircir sur vos desseins ? râla Nafda.
— Ta voix sous-entend l’impatience. N’est-ce pas le propre d’un assassin d’attendre ?
— Cessez de prétendre me connaître. Votre fixation sur ma personne devient maladive.
— Sois honnête avec nous, dit Leid. Tu ne nous as jamais oublié, pas vrai ? L’idée que des mages puissent œuvrer contre les leurs te paraît insupportable.
— J’aurais dû vous occire au temple.
— Tu n’aurais pas pu. Nous sommes trop forts pour toi.
Nafda éclata de rire face à l’impassibilité de ses geôliers.
— La modestie ne vous étouffe pas, ironisa-t-elle.
— Tu es toi-même réputée pour ton arrogance, répliqua Niel. Si vraiment tu avais été capable de nous tuer, rien n’aurait dû t’en empêcher. Nous ne sommes pas comme tes nombreuses cibles, si faibles qu’elles donnaient l’impression de s’empaler volontairement dans tes dagues.
— Certaines ont été faciles à vaincre, je l’admets. D’autres, en revanche, m’ont poussé dans mes retranchements. Il n’y a pas d’autre catégorie. À laquelle vous désirez appartenir ?
Leid se plaça devant Nafda, bien qu’elle dût relever la tête pour l’apercevoir. Elle lui massa les chevilles, ce qui la crispa davantage. Qu’est-ce qu’ils font ?
— Assassiner ne devrait pas être ton unique vocation, jugea-t-elle. C’est ce qui nous a motivés à te conduire ici. Sais-tu au moins où nous sommes ?
— Dans une quelconque caverne ? fit Nafda.
— C’était la pire réponse imaginable, critiqua Niel. Non, assassin, cette place était autrefois une prison. Je ne sais précisément sous quel empereur ou impératrice elle a fonctionné avant d’être abandonnée, mais nous avons assez d’indices pour comprendre que les incarcérés n’étaient pas traités à la légère.
— Et ils le méritaient, ajouta Leid. Des meurtriers, des tueurs en série, des violeurs, et autres rebuts de la société. On les déshumanise. On les cache loin des regards, jusqu’à effacer leur existence, réduite à des gribouillis dans des dossiers poussiéreux.
— Vous voulez faire pareil avec moi.
— En quelque sorte. Même si tes actions nous ont satisfaits, il n’en demeure pas moins que tu possèdes de nombreuses victimes dans ta conscience.
— Je le vis très bien, merci.
— En es-tu si certaine ? Laisse-nous le découvrir. Laisse-nous nous immiscer dans ton esprit.
Non. Nafda banda ses muscles, tenta de se défaire de ses liens, en vain. Ne vous approchez pas ! Ses geôliers la retinrent, à bonne distance pour éviter d’être mordus. Ils vont m’empoisonner avec leurs maléfices. Me souiller jusqu’aux tréfonds de mon âme. Tout ce temps à lutter contre la magie, et maintenant elle va s’infiltrer en moi ? Elle eut beau s’agiter, elle eut beau hurler, rien n’empêcha Niel et Leid de plaquer leurs mains sur le front et les tempes de l’assassin. De leurs doigts courbés s’écoula un flux abondant. Il pénétra à l’intérieur de Nafda, devint une part indissociable de sa personne. Fût-ce éphémère, la sensation l’ébranlait, et ses paupières se fermèrent comme par réflexe.
Pour mieux appréhender les visions dans lesquelles elle était projetée.
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