Chapitre 37 : Imprévisible (2/2)

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Des spirales de poussière irritèrent ses narines et ses yeux. Nafda cligna à l’excès tout en dressant les bras afin de se protéger, mais l’intrusion s’affaiblit rapidement. Ainsi se déploya une arène, et point n’importe laquelle : par-dessus ce sable solidifié sous ses pieds, les oriflammes oscillaient sous la sollicitation des rafales. Balayant ses alentours, l’assassin avisa l’absence de spectateurs sur les estrades.

Toujours sans arme, je suis seule, sans adversité. Quel est l’intérêt ?

— Un lieu commun, déclara Niel, pourtant nulle part à portée. Là où tout a débuté.

— Vous ne me résumerez pas mon existence par quelques étapes clés ! s’indigna Nafda. Oui, c’est ici que Bennenike a exécuté Dioumekai Ouné, et c’est juste après que mon rôle d’assassin a débuté. Mais ma vie est plus complète que cela. Lorsque mes parents m’ont abandonnée à Uraith Alnaï. Lorsque je l’ai étouffé avec son coussin. Lorsque Bennenike m’a recueillie.

— Peut-être, dit Leid. Mais ce n’est pas toi qui décides.

— Pourquoi me conduire dans cette arène vide ?

— Elle ne le sera pas toujours. Tu t’en souviendras, le moment venu.

Mais de quel moment ils parlent ?

Un battement de cils plus tard, les perspectives s’étaient déjà transformées. Désormais la cerclaient les enceintes de Doroniak. Contrairement à l’arène, elle ne marchait pas dans le silence, comme s’effondraient des pans entiers de bâtiments. Tels fracas l’assourdirent, ce même si elle percevait encore la voix des anciens espions. Ils sont dans ma tête. Littéralement. Y’a-t-il des limites à leur fourberie ?

— Un souvenir encore plus récent, fit Leid.

— Restitué avec imprécision, corrigea Nafda, une fois de plus. Nous étions des dizaines de milliers dans cette cité au moment de la bataille, voire davantage. Là, je suis seule.

— Précisément, lâcha Niel. Ce n’est pas un hasard.

— Rah, vous continuez à vous exprimer de manière indirecte et pompeuse ! Si vous cherchez à me brouiller, c’est un succès.

— Te brouiller ? Non, Nafda, nos ambitions se placent au-delà de cette superficialité. Nous te laissons contempler, et réfléchir sur les implications de tes actions.

Une signification qui m’échappe encore. L’assassin céda. Immobilisée, poings plaqués contre ses hanches, elle ne craignit ni les bouffées d’épaisse fumée grisâtre, ni les toits chutant en masse pernicieuse. Des fractures lézardaient les rues tandis que les grésillements s’amalgamèrent avec le fracas ambiant.

— Même sans les nombreux morts, commenta Nafda, seule la destruction m’entoure. Inutile de détailler l’état de cette cité. C’est du passé : Doroniak n’est plus, et nous ne pouvons rien y faire.

— Fatalisme rime avec cécité, répliqua Niel. Parce que cette bataille est derrière toi, tu imagines que c’est le cas pour tout un chacun ? Elle a coupé court aux autres volontés d’indépendantisme de l’Empire Myrrhéen. Elle a signé la tragique fin d’une cité millénaire. Elle a scellé la destinée des mages et de leurs alliés, plus que jamais associés à des figures destructrices. Paradoxalement, elle a amplifié la méfiance des citoyens envers leurs institutions. Aujourd’hui encore, les rescapés recherchent un foyer, rejetés où qu’ils se rendent.

— Des puissances omniscientes cherchent à me faire la morale ? Je vois où vous souhaitez en venir. Vous pensez que je ne m’intéresse qu’à moi. Que je suis égoïste, juste focalisée sur un objectif de court terme. Vous savez quoi ? Je me moque bien de vos opinions.

— C’est faux, trancha Leid. Nous avions déjà constaté combien le surnom « Cœur Sec » t’accablait. Mais quand tu as soulevé la dépouille de Jounabie Neit face à des citoyens dévastés, tout a changé. Et puisque nous parlons de tes victimes…

Le soleil de plomb cessa de briller. La poussière interrompit son accumulation. Les grondements ne furent plus. Au lieu de quoi se présenta une autre salle familière. Luisait le siège doré, émaillé de lapis et de smaragdin, par-delà les marches argentées et par-dessous les ornementations d’acacias, de rapaces et d’armes. Nul n’était installé sur le trône.

En revanche, des dizaines de corps emplissaient la pièce. La plupart étaient des mages, quoique gardes et soldats partageaient aussi cet espace. Jonchés sur toute sa surface, couchés sur des flaques vermeilles, des cisaillements ouvraient leur cou ou des plaies perçaient leur poitrine. À première vue, il s’agit de mon œuvre. Quelque chose ne colle pas…

À mesure que Nafda progressait sur la tapisserie, elle identifia les visages de ses cibles. Figées à jamais, fauchée dans leur vitalité, elles se dissociaient dans la collectivité. Des âmes défuntes libérées des tourments de ce monde et pourtant matérialisé au sein de l’indicible. Plus l’assassin admirait son œuvre et plus des frissons parcouraient son échine. Elle s’en détourna même quand ce nombre augmenta drastiquement. Pourquoi ? Aucune honte ne doit m’habiter ! Je dois être fière de ce tableau de chasse ! Il me définit. Alors qu’elle entendit des moqueries trotter, elle réalisa combien cette pensée la trahissait.

Enfin s’arrêta-t-elle juste devant le corps de Jounabie. Paisible, il était étalé sur les marches, caractérisé par un visage dépourvu d’expression.

— Cet assassinat a marqué une rupture, affirma Leid.

— Je me demandais où vous étiez, ironisa Nafda.

— Il suffit d’un meurtre différent des autres pour bouleverser l’histoire. Pour sûr qu’elle retiendra Jounabie d’une façon négative, mais qu’en est-il de toi ? L’assassin de l’impératrice risque peu d’être considérée comme une héroïne sur le long terme.

— J’aurais juste souhaité rester anonyme. Cela aurait facilité ma tâche. Je ne voulais pas de ses applaudissements, tout comme je refusais tout surnom à mon égard.

— Seuls nous avons perfectionné dans l’art de la discrétion, se vanta Niel. Toutes ces années d’entraînement n’auront pas compensé tes failles. Au fond, tu es encore une novice.

— Peu importe où je me trouve, l’impossibilité de vous rabattre le caquet me frustre. Je ne comprends pas la moindre de vos symboliques derrière vos projections. Est-ce votre façon si particulière de me torturer ?

— Non, nous cherchons juste quoi faire de toi.

Nafda fronça les sourcils avant de grincer des dents. Mes dagues me manquent vraiment. Ma langue n’est pas assez tranchante, en comparaison.

— Tous ces détours pour une conclusion aussi idiote ? s’irrita-t-elle. Je vous imaginais plein de finesse. Je pensais que vous aviez élaboré votre plan dans les moindres détails. Et là, après vos discours vides de sens, vous me dévoilez votre totale improvisation ?

— Pas totale, rectifia Leid. Nous avons quelques idées. Mais c’est seulement en t’observant que nous pourrons décider.

— Je suis libre. Je ne laisserais pas deux félons de mages prétendre le contraire !

— Tu ne réalises pas, dit Niel. À ton avis, pourquoi nous avons gardé tes dagues, alors que nous aurions pu les jeter ou les laisser à Phedeas ? Car elles te définissent, comme tu l’as toi-même affirmé. Tu peux encore être un assassin. Tu peux aussi être bien davantage.

Sa respiration s’alourdit. Ses foulées laissèrent leur empreinte. Son regard gagna en profondeur, transperça le tangible. Nafda abandonna ses assassinats pour mieux avancer. Mais en tendant la main vers un autre avenir, un éclat aveuglant et irisé surgit.

Ainsi frappa le contraste avec l’obscurité subséquente.

Des secondes ou des heures. Du néant ou de l’omniprésence. De la lumière ou des ténèbres. Nafda ne discernait plus rien. Bien que réduite à la passivité, elle récupérait son énergie, et le flux s’évacuait enfin de son corps.

Suis-je redevenue moi-même ? Je n’ai plus aucun repère. Aussi insupportables soient-elles, les voix me guidaient.

Quelques baffes la ramenèrent dans la réalité.

Dès son réveil l’obombrait Dénou. Elle s’affolait, mordant ses ongles de la main gauche, tandis que la droite tenait ses lames. À ma portée, si longtemps en mon absence ? C’est un miracle ! Elle finit par les lâcher, non sans gratifier l’assassin d’un sourire forcé. Seulement Nafda remarqua-t-elle que ses chaînes avaient été retirées, et que l’adolescente avait tranché ses liens.

— Je te dois des remerciements, fit Nafda. Mais je suis confuse…

— Moi aussi ! s’exclama Dénou. Je n’ai rien compris du tout ! Quand je me suis levée, ma cage était ouverte, tes dagues juste à mes pieds ! Ils ont même déposé un sac de provisions ! Sombre éclat, à quoi rime cette aide si soudaine ?

— Niel et Leid ont toujours eu des intentions sibyllines. Je brûle d’envie de les occire, mais mon intuition me dit que comme toujours, leurs prochaines apparitions seront rares et courtes.

— Admettons… Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?

Sur ces mots, Nafda récupéra ses dagues qu’elle accrocha à sa ceinture. Il lui fallut néanmoins un certain temps pour les lâcher, comme elle continua d’effleurer les pommeaux de la pointe des doigts. Après quoi son attention se focalisa au-delà des limites de sa vision.

Cette faible lueur demande à être rejointe. Tant pis si mes muscles souffrent à force de ne plus bouger. Tant pis si ma maîtrise de la dague faillit à force d’être inutilisées. Je connais mon but. Oui, il me singularise.

Son sourire élargit tant ses lèvres qu’il intimida Dénou. Debout en un seul bond, Nafda enjoignit l’adolescente à emboîter ses pas, et toutes deux entreprirent leur voyage vers l’extérieur de la caverne.

— Les montagnes d’Ordubie vont être le théâtre d’un affrontement. Il serait dommage de le manquer. Le sang nous appelle.

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