Chapitre 39 : En territoire inconnu (1/2)
HORIS
La désolation, encore.
Des amas de poussière s’infiltraient ses poumons, le gênaient dans sa respiration. Pas après pas, il s’aventurait dans cet environnement que seul emplissait la roche. Il avait déjà pour coutume de traverser des lieux dépourvus de faune et flore. Mais au moins l’air y était pur, et l’astre du jour, quoique brûlant, ne se tapissait pas par-dessus une persistante grisaille.
Tout est mort, sauf moi. Cette solitude est-elle illusoire ?
Elle ne l’était guère. La vérité frappa Horis sitôt qu’il cessa de balayer l’horizon. Il s’imposait une présence, juste en face de lui. Deux lames enroulées dans des mains fermes, prêtes à le cisailler pour sa simple existence. Cette assassin qu’il croisait, sans jamais affronter, obscurcissait son champ de vision.
Nafda toisait son antagoniste comme son ombre s’étendait sur lui.
— Telle est ta représentation des Terres Désolées dans ton esprit, Horis ? nargua-t-elle.
Pas question qu’elle m’empoisonne par ses paroles ! À la crispation de ses nerfs, le jeune homme décida de canaliser le flux dans son corps. Il ouvrit ses paumes, mais échoua à le déployer. Une goutte de sueur perla sur sa tempe.
Et Nafda en ricana.
— Tu n’es pas invincible, déclara-t-elle. Tout comme le monde ne l’est pas à l’influence de votre communauté.
— Un lieu dépourvu de magie ?
— Bien sûr. C’est ce que sont les Terres Désolées. Yuma t’a raconté cette histoire. L’aurais-tu déjà oublié ? Salirais-tu déjà sa mémoire ?
Horis serra les poings comme son pied écrabouilla des pierres.
— Je t’interdis de parler en son nom ! tonna-t-il.
— Sinon quoi ? répliqua Nafda. Je me dissiperai... temporairement. Nous sommes connectés, Horis, sache-le. Même si, de nouveau, nous prenons des chemins opposés.
— J’ai une menace plus grande à éradiquer.
— Nerben ? Il se terre sans doute quelque part en Enthelian. Pas aussi vaste que l’Empire Myrrhéen, mais sans indice, tu risques d’y consacrer beaucoup de temps.
— Je le retrouverai, aussi vite que possible ! Chaque seconde qu’il respire encore constitue un affront.
— Je vois. Penses-tu que tu es une vaillante âme héroïque ? Persuadé d’être du bon côté, de combattre l’injustice ? Comme je le suis. Tu me penses aveugle, mais peut-être que tu l’es aussi.
— Ne me compare jamais à toi.
— Je ne vais pas me gêner. Nous avons beaucoup de sang sur les mains. La différence, c’est que je tue des mages, et toi, leurs opposants.
— Cette nuance est énorme.
— À tes yeux, seulement. De mon côté, je vois un homme désespéré, rongé par la vengeance. Il existera toujours des mages, certes, mais c’est aussi valable pour leurs adversaires.
— Je les poursuivrai.
— Jusqu’à te perdre ? Regarde tout ce que tu as déjà perdu. À ce rythme, tu finiras seul.
— Il me reste des attaches. Pas comme toi. J’ai des principes et des valeurs à défendre. Des amis à qui je tiens.
Le rire de Nafda résonna de plus belle.
Si seulement j’avais accès à ma magie… Je n’aurais pas à la supporter ! Je me retrouve face à elle dans le pire endroit possible. Horis s’évertua derechef à assembler son flux, ce fut futile. Tout juste demeuraient des bribes que la morte nature échouait à combler.
Il ne pouvait non plus se dérober. Chacun de ses mouvements était enrayé.
Dégoulinant de sueur, saturé de tremblements, il était seul face à son destin.
Face à l’impitoyable au sourire outrecuidant.
— Mon cher ennemi, dit-elle. Mon absence d’attaches me rend d’autant plus puissante.
Nul sifflement ne rompit le cliquetis du métal. Pas un condor, fidèle allié, ne daignerait arrêter l’assassin dans son élan. Aucun proche, fût-il vivant, ne le galvaniserait.
Nafda transperça sa poitrine de ses dagues.
Il ne sentit plus rien. N’entendit plus rien. N’aperçut plus rien. Quand les ténèbres l’enveloppaient, et le néant triomphait, il en était réduit à la pire passivité.
Ce monde n’en a pas fini avec moi.
Horis se réveilla paisiblement malgré l’abrupte fin de son cauchemar. Il manqua cependant de sursauter lorsqu’il avisa ses alentours. Un plafond en brique carminé supplantait la voûte azurée. Un lit à la fine couverture et à l’épais matelas, en face d’un autre identique, s’étendait dans une chambre au vétuste plancher, où la lumière s’infiltrait par-delà les embrasures carrées.
Et à son chevet, un enfant.
Une tunique et des braies beiges enveloppaient son corps maigre. Des taches de rousseur parsemaient sa figure ronde et pâle où perçaient ses yeux bruns. Il se grattait les cheveux broussailleux et mit son doigt dans sa bouche tout en observant le jeune homme.
Horis s’éclaircit la gorge sèche avant de s’intéresser au garçon. Il lui présenta sa main comme un sourire :
— Je m’appelle Horis. Et toi, comment t’appelles-tu ?
Il reçut un gémissement en guise de réponse. L’enfant pencha la tête et se mordilla les lèvres, observant le mage sous différents angles. Il déguerpit subitement et abandonna Horis dans un assourdissant claquement de portes.
Bouche bée, Horis garda sa dignité de côté pour se redresser. Sitôt hors du lit qu’il plaqua ses mains sur ses genoux.
Est-ce que je l’ai fait peur ? Sans doute… Si j’ai traversé la frontière de l’Enthelian, alors c’est normal qu’il ne comprenne pas ma langue. Mais comment je me suis retrouvé ici ? Une seule manière de le savoir.
Horis détendit ses membres dès qu’il fut debout puis franchit le seuil de la porte laissée entrouverte. Par-dessous une volée d’escaliers à la solidité douteuse se déployait une autre pièce cernée de plusieurs larges fenêtres aux châssis boisés. Un agréable fumet l’imprégna tandis qu’il identifiait une table entourée d’une paire de tabourets ainsi qu’une cheminée.
Devant l’entrée, le mage reconnut l’enfant, ainsi qu’une femme tenant ses épaules. Ce doit être sa mère. Quelques mèches rougeâtres dépassaient de sous son calot écru tandis que sa tunique verte à courtes manches soulignait sa maigreur tout aussi prononcée. Elle déposa un baiser sur la joue et le cou du garçon, et ensuite gagna-t-il l’extérieur où il gambada guillerettement.
La femme s’orienta vers Horis. Un timide sourire élargit ses lèvres.
— Myrrhéen ? interrogea-t-elle.
Horis opina du chef.
— J’ai deviné ! se félicita-t-elle. Je suis pas toujours sûre, l’empire il est si grand qu’il y a des gens de toute sorte dedans.
— Pas d’offense. Je suis déjà content que vous parliez ma langue !
— Pas le choix, si près de la frontière ! Je suis peut-être paysanne, mais je suis pas la dernière des sottes ! Je préfère parler deux langues à moitié qu’une seule sans accroc ! Enfin, c’est pas important, vous devez avoir faim !
Horis sentit son estomac gargouiller. En effet. Je ne voudrais pas abuser de son hospitalité. Je n’ai même plus d’argent. Ils ne paient sûrement pas en myrs, de toute façon. Il s’installa sur le tabouret que lui offrit la paysanne. Elle fredonna face à son chaudron qu’elle mélangea en rythme. Rapprochant ses narines de sa mixture, elle attrapa un bol qu’elle remplit d’une louche, et le déposa sur la table avec rapidité.
Ainsi le jeune homme sentit l’amplification de ses pupilles gustatives. Depuis le bouillon s’exhalait une vapeur portant une odeur somptueuse. Des morceaux de lards, de pomme de terre et de carottes s’amalgamaient en sus du céleri. Et quand il en goûta une première cuillérée, l’onctuosité l’immergea dans le bien-être.
La femme s’assit en face de lui, et s’était servie une assiette plus modeste. Elle savoura son bouillon tout en examinant son invité, non sans expliciter son intérêt. À force d’insistance, comme la paysanne cillait, les coudes sur la table, il entreprit de s’exprimer :
— Malpoli que je suis…, pesta-t-il. Je profite de votre hospitalité comme un ingrat. Merci de m’avoir accueilli. Et puis, je dois aussi vous demander comment vous vous appelez. J’ai dit à votre fils que mon nom était Horis.
— C’est normal ! reconnut la femme. D’accord, nous vivons à l’écart du village, mais ça veut pas dire qu’on refuse ! Moi, c’est Madwyn, et mon fils s’appelle Wilan.
— Comment m’avez-vous trouvé ?
— Bah, la routine. On se baladait dans les bois à la cueillette des champignons, pour que je lui prépare sa soupe favorite ! Et on vous a trouvés évanouis au bord d’une rivière. C’était notre devoir de vous aider.
Horis lui rendit un sourire. Alors qu’il avait déjà vidé la moitié de son bol, il s’interrompit afin de fixer son hôte, et exhala un soupir. Évanoui au bord d’une rivière ? Je devais être épuisé. Heureusement qu’ils m’ont trouvé.
— Je ne sais comment exprimer ma reconnaissance, avoua-t-il.
— Ce n’est rien ! concéda Madwyn. Un peu de visite de temps nous fait pas de mal. Surtout depuis… Depuis…
— Depuis quoi ?
La paysanne hoqueta, essuya ses yeux humides d’un revers de la main. De la roupie coulait de son nez, ce pourquoi elle se moucha bruyamment à l’aide d’un tissu sale. Ce à quoi Horis se rembrunit.
— La mort de mon mari, se confessa-t-elle. Ça fait un an, mais mon pauvre Wilan réalise toujours pas.
— Mes condoléances…, murmura Horis. Comment est-ce arrivé ?
— Tombé d’une falaise en chassant le gibier. Pas très héroïque, hein ?
— Personne ne sait comment la mort nous accueillera. Jamais il ne me traverserait l’esprit de juger une telle perte.
— Vous êtes adorable… Mais dites-moi, qu’est-ce qui vous amène ici ? Vous avez pas l’air d’un vagabond.
Horis profita d’une autre cuillerée, durant laquelle les réminiscences l’assaillirent de plus belle. Même si Madwyn s’était épanchée sur son propre passé, elle ne put s’empêcher de plisser les paupières en direction de son invité. Impossible de cacher ma propre histoire à des inconnus. J’aurais préféré ne croiser personne, mais maintenant que j’y pense, je ne regrette pas cette rencontre.
— Je cherche quelqu’un, dévoila-t-il.
— Un ami à rejoindre ? s’enquit-il.
— Oh, tout le contraire. Cela fait des années que je veux sa mort.
— Nom d’un petit bonhomme, c’est pas rien ! Qu’est-ce qu’il a fait pour vous rendre aussi enragé ?
— Il a massacré toute ma famille il y a neuf ans. Plus récemment, il a tué la femme que je considérais comme une guide, alors qu’elle était maintenue prisonnière.
Madwyn faillit s’étouffer, toutefois se tapa-t-elle elle-même le dos pour cracher un bout de carottes. D’inspirations en expirations, dans l’équilibre de son tabouret, un sanglot s’échappa.
— Quel monstre ! dénonça-t-elle. Pourquoi il a fait ça ?
— Nous sommes des mages. Dans l’Empire Myrrhéen, notre simple existence nous vaut la mort depuis l’ascension de Bennenike.
— Ha, c’est pour ça qu’il y en avait beaucoup à se réfugier ici quand j’étais encore adolescente… Je me sens idiote.
— Il ne faut pas.
— Si ! Je suis là à me lamenter car mon homme a claqué, mais vous avez perdu bien plus ! Tant que mon fils grandit, je serais heureuse moi ! J’ai un toit, j’ai à manger, j’ai des champs.
— Vous avez aussi perdu. Ne vous sentez pas coupable. Je vous envie, mais je ne vous jalouse pas. Peut-être qu’un jour, j’aurai la tranquillité et je n’aurai plus à me battre. Mais cela paraît encore lointain…
— Si je peux faire quoi que ce soit pour vous aider, dites-le.
— Vous m’avez offert un lit et un repas, je ne peux rien demander de plus ! Cela dit… Tout indice sur la position de mon ennemi est bonne à prendre. Il a la peau aussi sombre que la mienne, les yeux gris, aucun cheveu. Et il porte une hallebarde en permanence.
— Est-ce que ça a un rapport avec les bardes ?
— Non, c’est une arme.
Madwyn recula sur son tabouret. Horis acheva son plat pendant qu’elle cogitait, repu juste après l’ultime bouchée. Voilà bien longtemps que je n’avais pas mangé un repas aussi complet. Les bienfaits de la cuisine ne sont pourtant pas un luxe. Lui aussi fit crisser sa chaise sur le plancher, et constata que la paysanne le regardait d’un doigt levé.
— Ça me revient ! fit-elle. Y’a bien un gaillard de ce type qui est passé à l’auberge. J’en ai entendu parler pendant que je me baladais au village.
— Il est donc passé ici ?
— Carrément !
— Quand ?
— Oh, euh… Il y a une semaine, je crois ? On dit qu’il est parti à cheval et a massacré tous les autres de l’écurie. Les pauvres…
— Alors c’est bien lui. L’enfoiré s’assure de ne pas être poursuivi. Est-ce que j’aurai une chance de le rattraper ? Je vais dire que oui. Par où il est allé ?
— Par la route, pardi ! Ha, mais oui ! Vous demandez la direction. Je crois qu’elle va vers là où le soleil se lève. À peu près.
— Ces informations me suffisent. Merci encore.
Horis se releva sous les yeux écarquillés de Madwyn.
— Quoi, déjà ? s’étonna-t-elle.
— Je n’ai pas de temps à perdre, justifia le mage.
— Mais vous n’avez rien sur vous ! Vous allez mourir de faim !
— Je trouverai à manger sur le chemin.
Madwyn agrippa l’avant-bras de Horis au moment où sa main frôla la poignée.
— Non ! s’écria-t-il. Vous allez tomber inconscient comme ça vous est arrivé ! Et peut-être même que vous tomberez pas sur mon petiot et moi, cette fois-là !
— Je sais me débrouiller… Vous devez nourrir votre fils.
— Et j’ai bien assez, si c’est ce qui vous tracasse. Je vous fais un petit sac, puis seulement vous pourrez déguerpir !
Tant d’insistance contraignit Horis à céder. En un battement de cils, il se retrouva avec un sac rempli de victuailles, que Madwyn avait déjà plaqué contre lui. Saucissons, morceaux de fromage, pommes et poires tout droits extraits de sa réserve combleraient son estomac pour les jours à venir. Elle a été généreuse ! Est-ce que j’en vaux autant la peine ?
Les adieux, ponctués de nouveaux remerciements, se révélèrent brefs. Horis parvint à trotter sans difficulté avec ce poids sur le dos, ainsi gagna-t-il l’extérieur et s’adapta-t-il à ces températures plus modérées et à cet ensoleillement partiel. À l’ouest se déployaient des champs sur un plaine dépourvue de l’ouest, par-dessus la lisière d’un bois de chênes. Wilan sautillait de part et d’autre, et parfois il trébuchait pour se redresser aussitôt.
La simplicité de l’enfance. Lorsque la cruauté du monde nous échappe, trop occupés que nous sommes à égayer nos journées. Ce garçon grandira sans père, hélas, mais il lui reste une mère aimante. Je leur souhaite le bonheur.
Wilan fit signe à Horis, l’enjoignit à sprinter à lui.
D’autres devoirs appelaient le mage. Il bifurqua vers l’est. Là où il mènerait sa quête solitaire, cette rencontre éphémère laissée derrière lui. En-deçà du village qu’il contourna serpenta ladite long de la plaine. Des heures à parcourir une pente à l’autre, à glisser sur l’herbe verdoyante pour mieux apprécier les collines ondulantes sous les nuages moutonnants. Du bétail paissait sur les déclives. Évitant les barrières, le mage suivit le sentier du contrebas, s’engagea vers l’est quand bien même aucune piste ne marquait la terre.
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