Chapitre 44 : Excès d'indiscrétion (2/2)

8 minutes de lecture

L’angoisse montait aisément lorsque les heures défilaient. Bien vite l’ancien esclave se sépara de ses camarades en quête de repos, lesquels l’encourageaient à mener un dialogue ouvert. À la nuit tombée, quand des croassements se répétèrent dehors, il bifurqua d’un couloir à l’autre, arriva dans la chambre de la capitaine à point nommé. Ne serait-ce pas trop intime, comme lieu de conversation ?

Cynka lui décocha un sourire, installée sur un tabouret derrière un lit à baldaquin. En-deçà de son amène silhouette se déployait une large vitre par-delà laquelle s’alignaient une série de pruniers. On lui a octroyé une très belle vue sur les jardins du pavillon ! Sur une basse table en pierre trônait une cruche en porcelaine d’où s’exhalait de la vapeur.

— Enfin ! s’esbaudit Cynka. Assieds-toi donc, nous avons beaucoup à nous raconter.

— Tant que cela ? demanda Jizo, perplexe.

— Oui. Prends une tasse ! Une réunion s’avère barbante sans une infusion aux pommes.

Cynka versa la boisson dans une paire de tasses pendant que Jizo s’installait sur le siège libre. Il lui était ardu de trouver le confort, toutefois une première gorgée de l’infusion lui ravit les papilles gustatives.

— Un tête à tête avec une femme plus âgée que toi, chuchota Vouma. Cette Cynka essaierait-elle de te séduire ?

Je l’admets, cette atmosphère est singulière. Cette pensée ne cessa de trotter Jizo comme Cynka l’examina avec insistance. Elle sirota sa boisson tout en fredonnant. Quelques secondes durant, elle s’attarda sur la contemplation du jardin, pour mieux se focaliser sur son interlocuteur.

— Par où devons-nous commencer ? s’enquit Jizo. Comment vaincre ce groupuscule ?

— Ne brûle aucune étape, conseilla la garde. Il est important de savoir quelles sont les tenants et aboutissants, surtout pour un nouveau venu comme toi. Mon cher Jizo, es-tu intéressé par un peu d’histoire ?

— Eh bien… Volontiers, si cela a un propos.

Cynka étouffa un rire, posa sa tasse sur la table. Son regard sévit.

— Évidemment ! s’exclama-t-elle. L’histoire explique le présent. L’histoire nous définit !

— D’accord, d’accord. Je vous écoute.

— J’aime mieux cela. Pour situer l’ensemble du contexte, nous devons remonter assez loin dans le passé. Lorsque ce pays n’existait pas encore. Lorsque seules la faune et la flore la plus robuste peuplaient ces îles.

— Il y a plus d’un millénaire, donc ?

— Chiffre vague, mais tu effleures l’idée. Nos principaux ancêtres étaient oughoniens. Tout a commencé avec Birmya : une banale pêcheuse, mais avec l’ambition d’explorer plus les mers que quiconque à son époque. Elle a trouvé les îles Torran, rien que cela ! Et a même bon nombre de colons à s’installer malgré le climat inhospitalier. Cette future nation avait besoin de gens forts et résistants ! En dépit d’un profil inadéquat, Birnya en faisait partie. C’est pourquoi elle devint la dirigeante de Den.

— Pas de l’entièreté du territoire ?

— Bien sûr que non ! Sinon les îles ne seraient pas divisées en plusieurs clans. Réfléchis un peu !

Jizo se tritura, mais ne trouva pas de quoi répliquer. Tenté de se soustraire, il laissa Vouma grogner à l’intention de Cynka, nonobstant la vacuité de ce geste. Un excès d’outrecuidance ne rend pas les dialogues des plus agréables…

— Ainsi, reprit la capitaine, une autre figure émergea. Rendil Roldanos, mage de glace, et premier dirigeant de l’île d’Ymaldir Hadoan. Cette île, si tu te souviens. Il était persuadé d’être assez puissant pour rendre le climat de la région plus favorable. Il a échoué. Mais il a réussi à établir un culte de sa personnalité, ce que Birnya a toujours réprouvé pour elle-même. D’où la présence d’une vénération encore aujourd’hui, là où feu la pêcheuse est considérée comme une figure du passé. Ce culte est minoritaire, ceci dit. La plupart des torraniens ne croient en rien.

— Quelles sont leurs revendications ?

— Elles ont évolué avec le temps. La frange minoritaire affirmait que l’unique moyen de rendre le climat plus tempéré était de faire des offrandes à Rendil. Ils sacrifiaient des volontaires en les congelant vivants. Ce mouvement a sévi pendant près de deux siècles avant d’être vaincu au cours d’une guerre interne. Enfin, officiellement.

Un choc foudroya Jizo sur place à l’accélération de son rythme cardiaque. Tout s’explique ! Ce genre de cultes finit-il donc toujours pas ressurgir une fois terrassé ?

— Pense ce que tu veux, songea Vouma, mais les sacrifices humains sont bien pires que l’esclavage. Il ne manquerait plus que le cannibalisme !

Quelle est cette comparaison ? Un mal reste un mal, même contrasté avec d’autres. Jizo ignora Vouma. Il avisa ce faisant tout le sérieux qui habitait le faciès de son interlocutrice.

— Je ne comprends pas, avoua-t-il. Leur objectif a été atteint il y a un siècle et demi. Les îles Torran n’ont jamais été aussi prospères. Ils n’avaient aucune raison de réapparaître !

Cynka déploya son sourire outre mesure en se penchant vers Jizo, lequel resta cloué sur sa chaise, frissonnant.

— Cette évolution n’a pas pris la bonne direction, déclara-t-elle d’une voix glaciale. Et puis, ce culte a toujours eu une importance culturelle et historique. Pour sûr que les fidèles de Rendil prétendaient que leurs prières et autres rituels avaient été enfin écouté. Ce changement était bien dû à l’influence d’une magie, mais pas la leur. Beaucoup de spécialistes se sont orientés vers la question. Pourquoi une évolution si brusque, si locale ? Cette énergie qui nous habite recèle encore une pléthore de mystères.

— J’entends bien, concéda Jizo. Mais quelle direction évoquez-vous ?

— Une surpopulation, suivie de conflits et de lois liberticides ! Nous vivons peut-être dans une période stable, mais c’est une illusion ! Tant qu’une gamine immature comme Lefrid occupera le trône, ignorant l’importance du culte, Ymaldir Hadoan court à sa perte ! Thargu Verfor, dirigeant de Den, a beau se prétendre pacifiste, l’influence de ses cadets et de ses conseillers pourrait le conduire à envahir notre territoire ! Et le culte de notre fondateur disparaîtrait à tout jamais !

Cynka s’était crispée sur son siège. D’ici Jizo ressentait les vibrations émanant de ses membres : souffle coupé, les mots se calèrent dans sa gorge. Aussi perdait-il la stabilité. Basculant en arrière, il se releva net, plus raide que jamais.

— Vous êtes la responsable, devina-t-il. Vous complotez afin de renverser Lefrid !

— Perspicace, je constate ! ironisa Lefrid.

— Je ne vous laisserai pas répandre la terreur. Je refuse que tout s’achève dans un bain de sang.

Jizo retroussa ses manches, fit volte-face. Le temps presse, je dois… À peine eut-il réalisé quelques foulées que Cynka l’empoigna. Non, sa force surpasse la mienne ! D’un coup de coude elle le plaqua contre le mur latéral, à proximité de la porte. Elle glissa sa dague à ras de son cou. Des frémissements paralysèrent Jizo comme le froid métal frôlait sa gorge. Une lame, bon sang, je ne l’avais pas remarquée…

Il exsudait en abondance. Ankylosé, pupilles dilatées, cheveux hérissés. À la merci d’une garde dont le simple dédain le terrorisait.

— Tes projets s’arrêtent ici, trancha-t-elle sèchement. Tu crois que mes révélations sont accidentelles ? Je pondère scrupuleusement chacun de mes mots. Tu aurais découvert mon implication tôt ou tard. Autant prendre le contrôle sur cet aspect.

— Lâche-le ! somma Vouma.

Beugler semblait futile. Par la pointe de sa lame, Cynka déchira le chemisier de Jizo en deux. Quand son torse se dévoila à elle, sa fixation s’intensifia comme elle se mordillait les lèvres inférieures. Défends-toi. Agis. Pourquoi suis-je incapable de bouger ? C’est chaque fois pareil lorsque… Jizo tourna momentanément la tête vers Vouma. Une hargne sévère déformait ses traits. Proche d’exploser, s’arrachant les cheveux, elle aurait cogné la capitaine si subsistait tangibilité.

Cynka saisit le menton de sa victime afin de l’obliger à la fixer. Pitié, pitié… Je peine à respirer.

— L’histoire n’a pas de secrets pour moi, siffla-t-elle. Y compris les personnelles.

— Que… Qu’entendez-vous par là ? bredouilla l’ancien esclave, le timbre tremblotant.

Soudain Cynka palpa les abdominaux de Jizo. Il réprouvait le toucher mais ne l’enrayait pas. Et la main adverse côtoyait dangereusement son entrejambe.

— Ça suffit ! s’indigna Vouma. Cesse de faire du mal à Jizo !

— Je comprends mieux ton ancien statut d’esclave sexuel, lâcha Cynka. Tu possèdes un corps de rêve.

— Ayez pitié, implora Jizo. Je vous en supplie.

— Oh, tu es si mignon quand tu paniques. Où est le preux guerrier ? Il paraît que tu te défends bien au combat. Perdrais-tu tous tes moyens face à moi ?

— Je ne veux pas revivre ce traumatisme…

— Tu pensais pouvoir agir en héros en toute impunité. Écoute-moi bien, jeune homme. Tu as beau feindre d’être un héros, tu demeures une victime. Une proie dont les défenses peuvent être aisément brisées.

Cynka gardait l’emprise. Une onde d’excitation la parcourut comme les tressaillements de Jizo s’amplifièrent. Il suivait chacun de ses gestes, planant telle une ombre pernicieuse, sans avoir le courage de riposter. Immobile, impuissant. Vouma pour unique rempart.

— Il est à moi, tu as compris ? rugit-elle. Ma propriété ! Ne t’avise pas d’assouvir tes pulsions !

— Plutôt que d’éliminer les faibles, se vanta Cynka, je préfère les contrôler. Si tu t’avises de dévoiler quoi que ce soit à Lefrid… Tu redeviendras l’esclave que tu as toujours été.

— Il est mon esclave, pas le tien !

— Moi, je prendrai du plaisir. Rien ne m’enflamme davantage que cette perspective. Toi, en revanche… C’est une autre histoire. Avons-nous trouvé un accord ?

Vouma est seule à me défendre. Quelle ironie… Je suis réduit à ma pitoyable nature. Un objet destiné à me soumettre aux esprits les plus tordus. Ongles ripant sur le mur, larmes creusant des sillons sur ses joues, Jizo n’eut d’autres choix que d’acquiescer.

Finalement, Cynka le délivra de son emprise.

— Va donc te reposer, souffla-t-elle. Va retrouver ta chère amie Nwelli. Elle te ressemble sur plusieurs aspects… Et constitue un bon moyen de pression supplémentaire.

Quel est ce sous-entendu ? Nwelli, non ! Jizo se glissa malaisément jusqu’à la porte, déglutissant au grand bonheur de Cynka. Sitôt à l’abri de la prédatrice qu’il sprinta dans le couloir. Ce malgré la hantise que lui procurèrent ses ultimes murmures.

Un silence mortifère s’abattait. Nul témoin ne le protègerait des délétères aspirations. Lui seul s’époumonerait, l’esclavagiste incarnant son ombre. Sur sa route, il se heurta à une seule silhouette : un garde au sombre regard. Il courut d’autant plus vite tandis que son esprit convergeait.

Il réalisa.

La porte était entrouverte. Les sanglots résonnèrent au milieu de la sorgue. Par-devers le jeune homme affaibli, Nwelli tressaillait, figée. Elle chuta lourdement dans les bras de Jizo.

— Il m’a…, bégaya-t-elle. Il m’a dit que… Si nous continuions de fouiner… Je regretterais mon ancien propriétaire.

— Elle m’a adressé des menaces similaires, confessa Jizo à voix basse.

— Oh, Jizo, pourquoi l’histoire se répète ?

Aucune réponse ne la réconforterait. Jizo enlaça Nwelli, risquant de choir à tout moment.

Au grincement de la porte furent perçues d’autres foulées.

— Je n’ai pas tout compris, dit Taori. Juste l’imminence du danger. Juste vos affres…

— Taori, souffla Jizo. Ne t’implique pas. Nous sommes livrés à nous-mêmes.

— Tu cherches encore à me protéger… C’est touchant, mais vous êtes les plus exposés, désormais. Je dois vous rendre la pareille. Je veux vivre dans un monde où les oppresseurs ressentent la peur.

Un éclair éphémère les renforça. Mais leur soupir échoua à effacer les peines. La terreur. L’incertitude.

Merci, Taori. Nous ne sommes plus seuls, dorénavant.

Mais nous nous confrontons au pire.

Encore, encore et encore.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0