Chapitre 48 : Départs par responsabilité (1/2)
DOCINI
Deux inconnus à bord de leur fier navire.
Du temps avait été requis, mais plusieurs voiles de mystère s’étaient envolées. Il avait fallu vider des bouteilles de rhum à une cadence inégalée, au grand bonheur de l’équipage. Rarement leur ébriété les avait toutefois empêché d’écouter le récit les cornaquant au-delà des vents et marées familières.
Maintenant, je comprends d’où Jizo puise son courage. J’aurais souhaité avoir un père comme le sien.
Wenzina propageait une aura sibylline. Une ligne diagonale traversait sa veste en tissu entre une partie rouge et bleue tandis que son pantalon serti de jambières chatoyait d’une teinte mauve. Similaire nuance caractérisait la peinture surlignant ses cernes, inscrite sur un visage à la peau ivoirine et aux yeux bridés, dont les traits révélaient un commencement de quarantaine. Elle gardait ses cheveux bruns lâchés jusqu’en haut du dos. Une ceinture en cuir, sur laquelle deux petites haches argentées étaient accrochées, mettait sa sveltesse en exergue.
Tréham avait le regard étincelant. S’il se targuait d’une carrure et carnation semblables à sa conjointe, ses yeux azurs étaient plus larges, traduisant une autre ascendance, et il était de plus petite taille. Une queue de cheval attachait sa tignasse rousse qui étincelait autant que son bouc. Une ample capuche s’adjoignait à sa veste mordorée n’abritant aucune protection, ainsi se fiait-il à ses brassards et épaulières. Il portait un arc à double courbure avec un carquois muni d’une quinzaine de flèches.
Pas sûre que leur tenue soit adaptée au désert myrrhéen. À moins qu’ils l’aient contourné ?Mais même dans la jungle, ce ne devait pas être pratique.
Le vaillant couple avait conté son histoire des heures entières. Amateurs de récits épiques, alcools et musiques en accompagnateurs, les pirates y avaient prêté l’oreille sans relâche.
L’évocation de la Skelurnie fut révélatrice, surtout pour Nidroska et Decierno. Par son goût à l’aventure, Tréham s’intéressa très jeune à l’exploration maritime, quitte à renoncer à sa patrie natale. Tout juste majeur qu’il avait embarqué à bord d’un bateau jugé robuste, apte à parcourir le monde entier, en mesure d’explorer des terres inconnues. L’équipage avait réussi à longer toute la côte ouest du continent et une partie de son sud, avant de s’échouer sur les rivages du Vordalia. Bien que Tréham ne fût pas l’unique survivant, la discorde subséquente l’avait encouragé à abandonner les siens, notamment grâce à sa rencontre avec Wenzina, en mission dans ce pays.
De par son apparence, Tréham avait d’abord été considéré comme belurdois ou enthelianais. Il avait donc peiné à s’intégrer au Diméria malgré son apprentissage assidu de la langue et les encouragements de sa nouvelle épouse. Il avait alors rejoint les Kisuld, une unité spéciale sous les directives du souverain du Diméria, Yahomé de la dynastie Gosella.
Chargés de missions dans les contrées voisines ? De sanglantes confrontations ont souvent lieu, je présume.
Ce devoir avait rythmé leur existence pendant près de quatre années. Tout ce temps avait flotté l’envie de s’installer, aussi le privilège de leur position leur avait permis d’obtenir un large chalet à proximité de rizières et de cerisiers. C’était là qu’ils avaient conçu Jizo et l’avaient élevé, là qu’ils s’imaginaient mener une existence paisible en tant que cultivateurs.
Jusqu’au jour où Jizo fut kidnappé et réduit à l’esclavage.
Wenzina et Tréham avaient repris les armes de toute urgence. Massacrer des esclavagistes les avait cependant conduits à une fausse piste : ils avaient cru que leur fils avait été transporté à l’archipel Nimiyu. Pour s’y rendre, le couple n’avait nul autre choix que de traverser la Mer Pourpre. Cette étendue avait pour particularité, outre ces coraux, d’abriter des monstres marins qu’un ancien mage du nom de Fheno avait créé afin d’isoler l’archipel du reste du monde. Néanmoins leur traversée s’était avérée moins dangereux que prévue, car la dirigeante actuelle de Nimiyu, Turiasa Monau, avait œuvré pour sécuriser l’endroit.
Fouiller l’archipel durant des mois avait été une perte de temps. Néanmoins avaient-ils appris l’ambition de Kahazo Haivui : ancienne chasseuse des créatures maritimes, elle s’était imaginée qu’elle serait investie d’une nouvelle mission. Après la libération partielle de cette route pour les bateaux s’ouvrirait un passage pour la conquête de territoires afin de rivaliser avec l’Empire Myrrhéen. Turiasa tenait à avoir des relations purement diplomatiques et commerciaux avec ses voisins, aussi Kahazo avait fomenté un coup d’état que le couple avait arrêté. Tant Tréham que Wenzina s’était targué de porter le coup fatal, source de sporadiques disputes parmi le couple.
Pendant que Turiasa souhaitait leur octroyer la citoyenneté en guise de remerciements, d’autres priorités s’étaient imposées. Le couple avait appris le démantèlement d’un réseau de travail d’enfants entre les îles Kondraï, le Diméria et le Vordalia. Une telle nouvelle les avait encouragés à retourner sur le continent, où au fur et à mesure de leur progression, ils avaient fini par subodorer la position de leur fils. Les rumeurs sur la bataille de Doroniak les avaient définitivement convaincus de suivre les côtes sud de l’Empire Myrrhéen, quoiqu’avec du retard en comparaison avec les Rodulim.
Et finalement, ils avaient retrouvé leurs derniers alliés.
Peu importaient les pirates le temps que ce récit avait occupé. L’alcool avait coulé à flots à chacune de leurs péripéties, et ils partagèrent le contenu de moult tonneaux avec alacrité. Nonobstant leur relatif empressement, Wenzina et Tréham s’étaient attardés sur leur propre histoire. Ils s’étaient même autorisés des apartés chaque fois que Kwanjai et Liliath insistaient pour en connaître davantage sur l’archipel, que même eux n’avaient point exploré.
C’était vraiment instructif ! D’autres avaient leurs propres aventures pendant que je goûtais à ma liberté… jusqu’à ce que le sens des responsabilités nous rattrape. Jizo peut être fier : ces parents sont fascinants ! Après toutes ces années, ils méritent de les retrouver. Pouvons-nous seulement les aider ?
Le récit des pirates se révéla bien plus succinct. Si Docini insista sur les ravages perpétrés lors de la bataille de Doroniak, Nidroska s’éternisa sur l’amabilité des réfugiés dont elle gardait un bienveillant souvenir. Ils avaient précisé sans équivoque le moment de la séparation, une première victoire que seulement conclut la mort d’Adelam Ordun.
Quelques questions demeuraient cependant en suspens, telle que la position des derniers Rodulim dépêchés dans l’empire. En outre, Docini trouva le courage de rapporter l’expérience de Jizo en tant qu’esclave. Ce fut surtout lors de ses occurrences que le teint de ses parents s’était plombé. Ces moments où ils se tenaient la main tout en se consultant, lèvres retroussées et paupières plissées.
J’aurais voulu que quelqu’un d’autre leur raconte cette sinistre vérité. Jizo et moi avions une étrange proximité, aussi éphémère fut le temps passé ensemble. Je ne souhaite pas à mon pire ennemi d’endurer ce que Nwelli et lui ont vécu. Pourvu que ses parents ne regrettent pas trop d’avoir enquêté au mauvais endroit…
Or, malgré les heures écoulées et les bouteilles vidées, des sillons creusaient toujours le faciès de Wenzina et Tréham.
— Mon pauvre fiston, murmura Wenzina. Un instant d’inattention, de mauvais indices, et il finit traité comme un objet avant de devenir un réfugié. C’est horrible…
— Si seulement nous étions partis directement vers l’empire ! s’écria Tréham dans un myrrhéen approximatif. Nous aurions massacré ses propriétaires !
— Notre petit a dû croire que nous l’avions abandonné… Même pas fichus de le sauver !
— Pour être honnête, ajouta Docini, il ne vous a pas souvent mentionnés.
Leur mine s’assombrit davantage. Hum, peut-être aurais-je dû éviter de le mentionner. Un coup de coude de la part de Liliath conforta Docini dans sa pensée. Nidroska ne s’adjoignit pas au geste, optant pour solliciter ses invités.
— Je suis certaine qu’il ne vous a pas oubliés ! s’écria-t-elle. De là où il est, il pense encore à vous ! Une mer vous sépare, et c’est tout.
Wenzina fronça les sourcils avant d’enrouler son bras autour de la taille de son mari. S’assurer d’un lien quand l’autre est hors d’atteinte ?
— Jizo est trop gentil pour nous en vouloir, fit Tréham. Nous le connaissons, même s’il a sûrement beaucoup changé, ces derniers temps. Ce qui ne nous empêche pas de faire face à nos responsabilités.
— Une frontière nous séparait. Il suffisait de la traverser, si seulement nous avions eu les bonnes informations.
Sur ces mots, le couple se fendit d’un soupir, prompt à distordre l’expression de Docini. Laquelle souhaita répondre, mais Decierno la devança, assis sur une table à proximité.
— Il n’est pas encore trop tard, clarifia-t-il. Votre fils doit être bien vivant, à moins que la traversée de la Mer Torranienne ait été trop tumultueuse. Ce dont je doute. Sauf si des tempêtes ont éclaté ou des monstres ont surgi de la Mer Pourpre. Deux scénarios improbables.
Une lueur brasilla tant chez Tréham et Wenzina. Apte à leur rendre sourire. Prompte à bander leur volonté. Tout ce qui entretenait leur flamme intérieure. Leur nouveau regard mutuel gagna en intensité.
— Une seule manière de s’en assurer, affirma Wenzina. Trouver un moyen de contacter notre fils.
— Nous avons perdu du temps à déblatérer sur nos vies, s’excusa Tréham. C’était plus fort que nous, mais ça a fait du bien de nous confier. Nous savons ce que nous avons à faire : continuer de longer la côte jusqu’à trouver un moyen de transport.
— Exactement comme les réfugiés ont fait, souligna Kwanjai. Dommage qu’il n’y ait plus de bateau à Nobak.
— Il en existe plein d’autres. À nous d’en avoir le cœur net. Zelora et Lunero Dogah devraient nous satisfaire.
— Mais c’est si loin ! Vous êtes prêts à réaliser un tel voyage ?
— Quelques centaines de kilomètres dans la savane ? Après tout ce que nous avons parcouru, ça paraît court !
— Pas faux.
Sitôt que le couple se leva, une moue de déception apparut sur les traits de Nidroska. L’expression contamina Liliath et quelques autres pirates, qui leur accordèrent pourtant allègrement le passage.
— Nous allons vous raccompagner, dit-elle en soupirant. Je sais que vous êtes restés plus que de coutume, mais je m’étais habituée à votre compagnie.
— Vous en aurez d’autres, j’en suis persuadée ! rassura Wenzina. Comparés avec les autres pirates croisés en chemin, vous êtes plus sympathiques ! Moins portés sur l’utilisation des canons.
— Il faudrait déjà que nous en avions avant de les utiliser !
Ce fut sur un rire à gorge déployée que la capitaine servit de guide. Il est vrai qu’une telle entente s’achève rapidement. Ces moments doivent aussi prendre fin un jour… Dehors brillait une éblouissante nitescence zénithale, et les cris des goélands se répercutaient de part et d’autre de la plage.
Chaque pirate s’imprégna de cette atmosphère tandis qu’ils se répartissaient autour du pont. Wenzina et Tréham rejoignirent le bastingage et bondirent sans même que de passerelle fût installé. Ils se réceptionnèrent avec fluidité puis esquissèrent de grands signes à l’intention de l’équipage.
— Une bonne chaleur et un vent modéré, constata Tréham en humant. À bon rythme, nous marcherons plusieurs dizaines de kilomètres d’ici la fin de la journée.
— C’est ici que nos chemins se séparent, dit Wenzina en apostrophant les pirates. J’espère que les vagues vous mèneront à de fabuleux trésors !
— Et j’espère que les vôtres vous conduiront à Jizo, ajouta Docini.
— Adieu, chers amis ! s’exclama Nidroska. Je peux vous appeler ainsi, n’est-ce pas ?
Un ricanement, de grands gestes courbes, et déjà le couple faisait volte-face. Moult saluts accompagnèrent leur départ : Tréham et Wenzina poursuivirent leur voyage avec une démarche gracile, alliant prestesse et légèreté. Tout ce temps qu’ils cheminaient vers le nord, Docini les suivit du regard, une onde de curiosité flottant en elle. Elle cligna d’abondance au moment où ils s’évanouirent derrière l’horizon, accrochée sur le bastingage.
Après un court répit, leur quête continue. Pourvu que ce ne soit qu’une question de mois avant leurs retrouvailles avec Jizo. Rien ne doit être plus beau qu’une famille réunie quand les relations sont saines. Ils l’auront bien mérité.
Parlant de départ…
Une ambiance silencieuse s’était installée sous le mât principal. Bientôt la vie de pirates reprendrait son cours. Bras relâchée, tête penchée, Docini s’ankylosa plusieurs secondes durant. Lorsqu’une goutte de sueur glissa sur sa tempe, sa capitaine l’interpella, et elle se retourna à brûle-pourpoint.
— J’ai pris ma décision, décréta-t-elle.
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