Chapitre 51 : Acculés (2/2)
Je suis d’accord. Ils n’avaient cure de l’obstination de leurs ennemis dispersés. Ils n’écoutaient guère les contestations de leurs propres camarades. Ils ignoraient leur propre exténuation. Puisque leur corps était déjà beaucoup sollicité, ils trouveraient l’énergie pour l’exploiter davantage. Tout ce dont ils avaient besoin était la vigueur requise pour abattre leur lame. Contre la haine incarnée.
Une faible voix trottait à l’intérieur de Fliberth. Comme une tentative d’entrave tandis que la douleur l’habitait. Il exécuta des pas de plus en plus grands, de plus en plus rapides, jusqu’à disparition de cet écho.
Nerben était à portée. Il les avait reconnus. Remis du choc, le front plissé, il se releva à la hâte.
— C’est maintenant que mes erreurs me rattrapent ? fit-il.
— Pas qu’un peu, affirma Vendri. On va te saigner, enfoiré.
Il réalisa un demi-tour sur un grognement. L’ancien milicien se mit à courir en direction de la forêt, sa hallebarde toujours auprès de lui. Peut-être espérait-il s’évanouir telle une ombre, s’éclipser comme à chaque fois qu’un affrontement tournait en sa défaveur.
Il ne peut pas être aussi chanceux. La réalité ne peut pas être aussi injuste.
Jawine… Je t’en conjure, donne-moi la force de triompher.
Eux aussi avaient abandonné le champ de bataille. Eux aussi ne perçurent plus la désolation que comme un lointain ravage. Épée au poing, Fliberth et Vendri écrasèrent champignons et racines afin d’atteindre Nerben. Leur cœur cognait démesurément contre leur poitrine, des éclairs de douleur vrillaient leurs chevilles, et ils pantelaient. Chaque seconde était plus âpre que la précédente.
Il en était semblable pour l’ancien milicien. À force de détaler, son endurance l’abandonnait, et il fut contraint de ralentir. Il s’appuya sur un tronc de chêne à côté duquel il haleta.
Derrière lui toisait l’inarrêtable duo.
— Vous ne lâchez rien, reconnut-il sur un ton agacé. Qui est cette femme avec toi, Fliberth ?
— Je m’appelle Vendri, dit sèchement la garde. Vous vous souvenez de Jawine, que vous avez lâchement assassiné ? Elle était ma meilleure amie.
— Il va falloir mieux choisir vos amitiés. Toi aussi, tu t’es laissée bernée ? Prête à sacrifier ta vie pour ces engeances ?
— Prête à te buter pour la venger.
Au summum de leur colère s’élevait leur voix comme hurlait le métal.
Fliberth et Jawine l’assaillirent en même temps. Si Nerben bloqua, le choc engendra des étincelles, l’aveuglèrent momentanément. Le capitaine s’écarta, estoqua par le côté. Une giclée de sang jaillit quand sa lame frappa sa jambe, forçant l’ancien milicien à poser un genou à terre.
Nerben maugréa, grinça des dents, mais ne flancha pas. Hallebarde et épées s’entrechoquèrent à plusieurs reprises, retranchant les belligérants dans leurs limites. Lassé de de se cantonner à la défense, l’ancien milicien moulina, obligea ses adversaires à reculer. Puis son arme croisa celle de Fliberth. La collision créa une ouverture pour Vendri qui assena une taillade de biais. D’un pivot Nerben s’en déroba, après quoi il entailla le flanc de la garde.
— Tu n’enlèveras plus aucune vie ! vociféra Fliberth.
Nerben avait désarmé Vendri, paré à l’achever. Mais le capitaine chargea et le repoussa. Sitôt son amie à l’écart que Fliberth multiplia les estocades. Bien que Nerben parât, l’effort lui coûtait sa vigueur, le courbait un peu plus à chaque occurrence. Parfois la lame contournait même sa garde, et des estafilades apparurent.
Je dévierai sa hallebarde, je le transpercerai de part en part ! D’un coup diagonal, le capitaine réalisa sa volonté. Nerben était privé de son arme, et d’apparence vulnérable. Toutefois empoigna-t-il Fliberth à brûle-pourpoint, le plaqua contre un tronc, et lui aussi lâcha son épée.
Désarmé ? Je peux encore résister. Fliberth flanqua un coup de tête à Nerben qui répliqua pareillement.
— Je t’avais dit de me tuer ! beugla-t-il. Je t’avais prévenu !
— Ne t’en fais pas, je vais bien me rattraper ! répliqua Nerben en lui crachant dessus.
Nerben lui frappa le torse. Il le cognait si fort que Fliberth s’arc-bouta à défaut de vraiment résister.
— Je t’avais bien tabassé, hein ? nargua l’ancien milicien. Toutes ces plaies que je rouvre avec plaisir… Mais je sais que ta souffrance était interne. On t’a récupéré, ça je ne m’y attendais pas. Tu as dû quand même rester au moins enchaîné quelques heures. Comment c’était d’avoir le cadavre de ta femme devant toi, ses organes à l’air libre ? Ça a dû te traumatiser, pas vrai ? C’était le but !
Maintenu sur le tronc, ses défenses ébranlées, Fliberth échouait à riposter. Il endurait, une fois de plus. Peu importait l’impact des coups sur lui. Avoir ses côtes brisées et ses membres luxés constituaient une douleur minime : plaies et ecchymoses cicatrisaient toujours. La véritable géhenne reposait sur les réminiscences, l’évocation de cette scène qui le taraudait sans cesse. Chaque coup le lui rappelait.
— Je ne me raterais pas encore, lâcha Nerben. Dois-je abréger tes souffrances ? Ça dépend. Ta camarade ici-bas vit toujours.
— Tu ne crois pas si bien dire ! s’écria Vendri.
Elle s’était élancée nonobstant sa blessure. Vendri attrapa Nerben par la nuque, avant de le projeter sur un autre chêne. D’une droite bien placée elle lui arracha plusieurs dents. Un uppercut pour l’immobiliser, et elle continua de le rosser.
— Deux contre moi ? râla Nerben. Que vous êtes pénibles !
— Quelqu’un qui tue des personnes enchaînées n’a aucune leçon à nous donner ! s’exclama Vendri.
La confusion s’empara de Fliberth. Libre de Nerben, il ressentait désormais pleinement l’impact de ses attaques, tel un foudroiement l’ayant fendu tout entier. Aucune meurtrissure ne le gênerait sa contre-attaque. Mon épée… Je dois retrouver mon épée. L’achever tant que nous avons l’avantage.
Sa vision manquait de clarté. Ses oreilles semblaient bourdonner. Un pas vers l’avant et il menaçait déjà de basculer. Par-delà sa stabilité vacillante s’imposait le repère, comme Vendri et Nerben bigornaient.
— Mais tu vas mourir, à la fin ? s’impatienta la garde.
Ses doigts se plièrent autour du crâne de Nerben. Sa tête pleinement dans ses mains, il la fracassa sur le tronc. Tant que respirerait son adversaire, tant que le saignement ne la comblait guère, l’impact retentirait de plus en plus fort.
— Crève, connard ! beugla Vendri. Crève ! Crève ! Crève !
Déjà méconnaissable, l’ancien milicien plissa les yeux, et son grognement intimida son adversaire. À son tour il empoigna Vendri qu’il plaqua à sa place, décochant aussitôt un coup de poing. Il employa la même technique, avec pour ambition de disloquer le crâne de son adversaire.
Ce fut pour Fliberth le moment de foncer. Il tira son adversaire par le bras et lui mordit le cou. S’évertuant à garder ses dents plantées sur sa chair, il s’imprégna de son hurlement. Nerben finit par le repousser, non sans avoir perdu un bout de peau, la douleur d’intensité grandissante.
Il fait moins le fier, là. Il ne reste plus qu’à…
Le capitaine anhéla une seconde de trop. Nerben lui attrapa les cheveux, l’attira de ses forces restantes, et son genou percuta son visage de plein fouet. Éjecté en arrière, Fliberth chuta lourdement sur les feuilles mortes, presque sonné.
Sa vue s’était encore brouillée. Couché, il ne pouvait que contempler la canopée. Terrassé, sa souffrance le tenaillait d’autant plus. Soudain une main se présentait à lui, l’offrait la possibilité de s’apaiser.
Je ne suis pas un mage. Je suis incapable d’extraire l’énergie de mon environnement. Il existe quand même une force enfouie en moi. Et je dois m’en servir.
Strié de plaies, à bout de souffle, Fliberth et Vendri s’étaient relevés. Si la colère creusait les traits, des ondes de résolution les parcouraient également.
— Meurs ! cria le capitaine.
Ils s’unirent. Assénèrent des dizaines de coups sur un adversaire qu’aucune blessure n’achevait. Quitte à trépasser d’épuisement, quitte à atteindre le point de rupture, ils s’opiniâtraient.
Mais l’ancien milicien encaissait mieux que quiconque. Quand il riposta, Fliberth et Vendri levèrent pas leur propre garde, trop éreintés. Il saisit leur tête qu’il cogna entre elles, et la collision les renversa encore.
Fliberth refusa de sombrer. Tout juste était-il apte à ramper, mais il parvint à saisir la cheville de Nerben.
— Vous…, marmonna l’ancien milicien. Vous ne me tuerez pas. J’étais un guerrier, un milicien. J’ai survécu à des dizaines de combats. Ce ne sont pas des gens comme vous, dont le sang pur a été souillé, qui me terrasseront.
Nerben s’extirpa aisément de l’emprise de Fliberth. Il ne chercha pourtant pas à l’achever, au lieu de quoi il clopina dans la forêt. À nouveau il tenta une fuite, quoique plus lente, laissant des traces de pas sur son passage. Hélas les deux gardes si meurtris goûtaient la rugosité du sol.
Et leur adversaire leur échappa.
— Non, gémit Vendri. Pas après nos efforts. Nous n’avons pas abandonné nos compagnons sur le champ de bataille pour ce résultat.
— Ce n’est pas fini, déclara Fliberth. Pas tant qu’il nous reste une once d’ardeur.
— Tu as raison. Nous pouvons le faire.
— Et Jawine reposera en paix.
Des minutes entières avaient été perdues. Un duo de gardes, isolé dans la forêt, piégés dans les limites de leurs ambitions. Chacune de leurs inspirations était saccadée. Chacune de leurs blessures les clouait au sol. Par leur soutien mutuel, ils accomplirent l’exploit de se redresser. Tous leurs membres tremblaient. Ils savaient à peine tenir leur arme.
Mais ils ne renonceraient aucunement.
Tu ne nous sèmeras pas. Nous te porterons le coup fatal.
Pour Jawine.
Pour Jawine…
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