Chapitre 1 (2/3)

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***


La classe de Thane et d'Aoro n'était pas spécialement en retard dans le programme de maths, mais cela n'empêchait pas leur prof d'accélérer la cadence. Les deux amis étaient l'un à côté de l'autre au milieu d'une vingtaine d'élèves, presque tous parfaitement attentifs au cours fraîchement entamé sur les primitives et les intégrations. Quelques élèves discutaient discrètement entres eux. Leur prof, qui était au tableau, démontrait les formules les unes après les autres, en posant parfois une question à un élève au hasard.

Thane essayait de suivre le cours comme il pouvait, lorsqu'Aoro lui glissa :

- Alors cet emblème ?

- J'ai pas beaucoup avancé, répondit-il, je pense que je ne suis pas encore prêt, il me man...

- Thane, l'interpella le prof. Au lieu de discuter avec votre voisin, pouvez-vous me trouver la primitive de cette fonction ?

L'intéressé regarda le tableau pour analyser la dite fonction. A côté de lui, Aoro jura en silence au vue de sa complexité. Finalement Thane déclara :

- Désolé monsieur, mais je ne sais pas.

- Comment ça vous ne savez pas ? Mais bien sûr que si vous savez : utilisez vos formules de dérivation voyons.

- Je veux bien mais je ne les connais pas toutes par cœur.

Chuchotement de désapprobation dans la salle. Ni Thane, ni le prof n'y prêtèrent attention.

- Depuis le temps, vous n'avez pas eu le temps de les apprendre ? Mais c'est effarant !

- Encore une fois désolé, reprit Thane sans se démonter, mais je ne suis pas fait pour le "par cœur".

- Vous aviez deux ans pour les apprendre, ce n'est pas une excuse.

- Vous…

- Non ! Vous ne savez pas, tant pis pour vous. Qui peut répondre ? Oui Alexandre ?

Le prof se tourna vers l'élève au premier rang qui résolut l'ensemble de l'exercice avec une facilité déconcertante. Thane expira profondément. Cet échange qu'il venait d'avoir raviva cette colère qu'il entretenait depuis des mois. Mais contre qui ? Contre ses profs qui ne font que leur boulot de prof et qui appliquent à la lettre ce qu'on leur disait de faire ? Contre le système qui avait créé cette cellule pédagogique ? Ou contre lui-même qui a fait l'erreur de prendre la voie de la difficulté en partant en prépa ? Il n’avait pas encore choisis. Tous ses sentiments se mélangèrent et tournèrent dans sa tête donnant naissance à une rage grandissante. D’ordinaire, il aurait essayé de penser à autre chose pour sortir de cette spirale infernale, mais à ce moment précis il avait seulement envie de se lever et de pouvoir frapper sur quelque chose. Rapidement, sa vision vacilla et se teinter de rouge, tout son corps se mit à trembler et ses mains se crispèrent et furent traversées de drôles de picotements. Il les regarda et eut l'impression que celles-ci émettaient une faible lueur ainsi qu'une légère fumé.

Soudain, Aoro lui agrippa l'épaule. Thane le regarda. L'image que lui renvoyaient ses yeux marron redevint nette, comme si son ami avait percé la bulle dans laquelle il s'était enfermé inconsciemment.

- Ҫa va ? lui demanda Aoro presque affolé.

À l'autre bout de la salle, leur prof regarda sa montre et conclut :

- Bien, pour demain vous me finirez cet exercice ainsi que les quatre suivants.

Tous sortirent dans un brouhaha. Thane, qui avait encore la tête embuée réussit à rassembler ses affaires tant bien que mal. En sortant, son esprit s'éclaircit mais Aoro le retint :

- C'était quoi ce que tu m’as fait là ?

- De quoi ?

- Thane, j'ai vraiment cru que tu allais tomber dans les pommes. Qu'est-ce que tu avais ?

Il resta immobile un instant, les yeux dans le vague avant de formuler sa pensée :

- Tu te rappelles cette partie de Laser Game qu'on a faite avant les vacances ? À partir d'un moment, dans la partie, j'avais senti une sorte de grosse bouffée d'adrénaline, j'avais l'impression d'être invincible, d'éviter tous les coups et de tirer avec une précision mortelle. Un pur bonheur.

- Oui, tu gueulais comme pas possible. Et alors ?

- Eh bien là j'ai senti à peu près la même chose ... mais l’exact opposé. Il y a deux minutes j'ai senti de la rage monter en moi.

- Ҫa m'étonne venant de toi. Tu es sûr que ça va aller ?

Thane resta silencieux quelques instants puis pris sa décision :

- Il faut que j'y aille.

- Pardon ?! Que tu ailles où ?

- À la forge. Ҫa sert à rien que je continue les cours aujourd'hui.

- Thane c'est pas une bonne idée.

- S'il te plait Aoro. Je suis prêt, il faut que je le fasse.

Aoro regarda son ami et comprit qu'il ne changerait pas d'avis.

- Bon d'accord je te couvre. Mais demain tu as intérêt à être là, lui dit-il en lui tapant l’épaule du poing.

- Merci Aoro, répondit Thane.

Il partit en courant sans se retourner.

***

En arrivant à la forge, Thane se dirigea tout de suite vers la salle de réunion en saluant rapidement les forgerons présents. Il prit une feuille et un crayon et dessina un croquis, un seul, de ce qu'il voulait faire en ajoutant des mesures par-ci par-là ainsi qu'une liste précise de ce dont il avait besoin. Puis il fit le tour de l'entrepôt récupérant le contenu de sa liste. Lorsqu'il déposa le tout près d'un établie, Seb vint le voir :

- Thane il va être l'heure de fermer.

- C'est pas grave, répondit l'intéressé en ordonnant son matériel. Ferme derrière toi, je reste ici cette nuit.

Le forgeron hésita un instant.

- Bien mais ne passe pas toute la nuit dessus, ça pourrait être dangereux.

Thane ne répondit pas et attendit d'être seul dans l'entrepôt. Il s'approcha de la forge qu'il connaissait depuis qu'il était tout petit : un muret de pierre formant un cercle de trois mètres de diamètre rempli de charbon de bois et de braises brûlantes. Il activa un soufflet afin de faire monter en température l'ensemble. Puis il s'assit à même le sol, dos au muret de pierre qui dégageait une agréable chaleur. Il savait qu'il ne pourrait pas forger ce qu'il souhaitait par des moyens traditionnels. Il se concentra donc, aidé par une sorte de voix dans sa tête qui lui montrait le chemin à prendre. Toujours assis il ferma les yeux et essaya de plonger au cœur de lui même.

Par-delà son Corps.

Le long de sa Conscience.

Plus loin que ses Souvenir.

À la limite de son Âme.

Lorsqu'il ouvrit les yeux, il eut l'impression d'être déconnecté d'une partie de son corps, de voir avec des yeux qui n'étaient pas les siens, ni ceux d'aucun être vivant. Il était dans une sorte de cage allongée verticalement. En haut de cette cage, il y avait comme une fenêtre qui montrait ce que ses vrais yeux voyaient. Tout autour de lui, il percevait des sensations familières : la chaleur de la forge, le sol granuleux de l'entrepôt. C'est comme si sa Conscience s'était décrochée de son Corps pour en avoir une vue extérieure dont il ressentait toutes les sensations à travers une sorte de sphère qu'il faisait flotter dans cet univers qu'était son Être.

Il s'approcha du bord de la cage qui avait la forme de son corps et réussit sans problème à passer à travers. La connexion avec son Corps s'amincit mais il percevait toujours ce qui l'entourait "réellement". Il remarqua alors un nombre incalculable de bulles qui évoluaient librement autour de lui. À l'intérieur de chacunes d'elles se trouvait un souvenir de sa vie. Les bulles les plus proches contenait les souvenirs les plus récents, et plus il s'éloignait, plus les souvenirs dataient. Il se revit au lycée, puis plus loin, il aperçu ses années au collège, passant ainsi par tous les événements qui avaient ponctué sa vie.

Les souvenirs devinrent de plus en plus flous, parfois perdant des couleurs, ou des éléments du décor, parfois ondulant pour faire évoluer des formes modifiant ainsi toutes proportions.

En arrivant aux souvenirs de lorsqu'il était encore bébé, Thane vit luire au loin une étrange lumière. Il venait de traverser toute son existence en accéléré, maintenant, il devait être arriver au cœur de son Être.

Contrastant avec l'obscurité qui noyait ses souvenirs, la lumière devint de plus en plus nette et intense, jusqu'à avoir l'apparence d'une grande flamme qui émettait une chaleur réconfortante et chaleureuse, tel un feu de cheminée. Ses couleurs vives et chatoyantes faisaient penser au métal chauffé à blanc encore malléable que l'on modèle grâce à la force de sa volonté.

Thane s'arrêta quelques instants pour contempler ce qu'il avait sous les yeux, ou plutôt en lui. Sans savoir pourquoi il avait toujours eu l'impression d'avoir eu cette source d'énergie au fond de lui qui bouillonnait en attendant qu'on vienne la réveiller.

En effet, lorsqu'il entra en contact avec celle-ci, il eut l'impression que des milliers de sensations et d'émotions l'envahirent. Tout son Être se mit à frémir lorsqu'une vague d'énergie le traversa : ses Souvenirs, sa Conscience, son Corps. Une incroyable chaleur l'envahit, mêlant bien être et joie retrouvés.

Tout d'un coup, sa Conscience fut expulsée de son Âme et réintégra son Corps. Lorsqu'il ouvrit les yeux, il remarqua qu'il était entouré d'un halo de feu. Il ne le brûlait pas mais lui apportait la même sensation qu'il avait ressentie lors de son voyage dans son Être. Car il en était persuadé, il n'avait pas rêvé, il y avait vraiment un brasier qui brûlait au fond de lui.

Il se leva et essaya de voir ce dont il était capable avec ce nouveau pouvoir. En redissociant sa Conscience de son Corps, pour réintégrer la cage de celui-ci, il percevait cette fois-ci des flammes tout autour de lui. Il se concentra. Sans s’en rendre compte, il passa une heure à d’abord tenter de rentrer en contact avec une flammèche en particulier, puis d’étendre sa Conscience pour en englober plusieurs. Finalement il réussit à comprendre comment manipuler à sa guise son halo de feu pour qu'il entoure tout son corps ou une partie en particulier, voire à former de véritables boules de feu dans sa main.

Thane fut émerveillé de voir que c'était bien lui qui manipulait cette énergie pure. Mais il se rappela pourquoi il était là. Après avoir "éteint" ses flammes, il se dirigea vers le matériel qu'il avait préparé et prit une barre d'acier qu'il plongea directement dans les braises ardentes de la forge. Mais après réflexion il la retira et se concentra de nouveau. En quelques instants la barre d'acier s'embrasa littéralement. Thane regarda les flammes qu'il venait de créer et fit en sorte d'augmenter leurs intensités et donc leurs températures. La barre prit petit à petit la couleur vive du métal chauffé à blanc. Mais ce n'était pas la seul conséquence : le jeune homme vit ses veines, à travers sa peau, prendre la même couleur mais en plus intense. C'était comme si son sang s'était transformé en lave en fusion.

Lorsque la barre d'acier eut atteint la température souhaitée, Thane prit un marteau. Pendant un long moment plus rien n'existait hormis son marteau qui frappait sur l'enclume la barre d'acier, que le jeune homme pliait ou torsadait de temps à autres.

Une heure plus tard, il s'autorisa une pause. Après avoir plongé son œuvre inachevée dans un bac d'eau, il s'assit sur le sol et constata qu'il était en sueur. Ce n'est qu'à ce moment seulement qu'il comprit que ses flammes et l'énergie qu'il avait dépensée l'avaient épuisé. Mais il devait finir son arme cette nuit, coûte que coûte.

Il alla donc chercher son début d'emblème et l'examina quelques instants : la longueur était parfaite et la consistance, la structure, étaient telles qu'il les voulait cependant elle était encore trop épaisse. Il entreprit donc de l'aplatir afin d'obtenir quatre faces dans le sens de la longueur et ainsi obtenir une section en forme de losange.

Lorsqu'il eut terminé, il tenait dans sa main une véritable lame digne des épées des grands films fantasy du début du siècle. Même si après cette étape la lame était plus longue que prévue, Thane approuva son travail et se dirigea vers les limes et les meules pour fignoler et effacer les défauts, impossible à éviter du premier coup. Pendant un long moment, il utilisa différentes limes pour rendre son ouvrage parfaitement lisse.

Après cela, il sélectionna une autre barre d’acier, plus petite que la première, et la découpa à mains nues. Il remarqua au passage qu’une main enflammée transformée en chalumeau était bien pratique. Il reprit son marteau et martela de nouveau l’un des deux morceaux, mais cette fois-ci, il usa de plus de précision pour façonner la garde et la poignée de son épée. Lorsqu’il eut la forme qu’il voulait pour ces deux parties, il les prit une par une pour y rajouter les détails avec son doigt-chalumeau. Après cette étape, il souda ensemble les trois éléments de son épée et y ajouta les ultimes détails. Quelque chose manquait néanmoins à son travail. Il réfléchit. Comment obtenir ce dernier ajout ? Finalement, il trouva. Mais avant il prit une seconde pause dont il profita pour manger et regarder certains des croquis qu’il avait faits.

Il jeta un coup d’œil à la pendule accrochée près des bureaux : 4h et demie du matin. Thane commença à ressentir les effets de la fatigue. Il lui fallait tenir encore un peu, le temps de terminer ce qu’il avait à faire.

Il se releva et alla dans la réserve chercher un morceau d’alumine, aussi appelé oxyde d’aluminium, et un morceau de chrome. En retournant devant l’âtre de la forge, il embrasa ses mains jusqu’à ce que ses veines brillent d'un bel éclat ardent. Il les plongea alors en tenant les deux métaux. Il se remémora le jour où leur prof de physique leur avait parlé des lasers, et en particulier des rubis, composés d’amine et de chrome. Normalement les vrais rubis se forment naturellement mais Thane voulait passer au-delà des limites de la physique, au-delà des limites de la matière, il voulait sentir le rubis se créer de lui-même, il voulait le sentir se créer à partir de sa propre énergie.

Les deux métaux, même sous l’influence des flammes de Thane et des braises de l’âtre, ne semblaient pas ramollir. Le jeune homme essaya de de se rappeler de la température de fusion des métaux. Combien avait dit leur prof ? 2000°C ? Un sourire lui étira les lèvres devant le défi qu'il venait de se lancer. Il transmit le maximum d’énergie qu’il put rassembler vers ses mains. D’énormes flammes s’échappèrent de la forge sous l’impulsion de l’énergie fournie. Thane sentit comme un million de sensations et d’émotions le parcourir. De la rage qui décuplait son énergie et sa détermination, de la joie qui lui renforçait le contrôle sur ce qu'il faisait et qui lui donnait l’impression d’être intouchable dans sa bulle de flammes ardentes. Mais aussi pleins d’autres émotions qui le poussaient à donner tout ce qu’il avait.

Entre ses mains, l’alumine et le chrome perdirent de leur solidité et devinrent comme de la pâte à modeler. Thane les réunit et les deux métaux s’absorbèrent l’un l’autre. Ils ne formèrent plus qu’un, s’imbriquant l’un dans l’autre, chaque particule trouvant sa place pour former un cristal parfait. Thane voyait bien plus que cela : il le ressentait, comme si la futur pierre précieuse faisait partit de lui. Avec un ultime effort, il modela le rubis exactement comme il le souhaitait. Une fois terminé, il le porta vers la poigné de son épée, puis il y eu un vide. Ses flammes s’éteignirent d’elles même, sa Conscience en fit de même et il tomba sur le sol.

Inconscient.


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