XIV
Un mois environ avant la cérémonie, après que nous eûmes retourné le coupon du carton d’invitation, je reçus un appel téléphonique du père du futur marié, me demandant si je comptais venir avec ma décapotable et si j’accepterais de servir de chauffeur aux mariés pour se rendre de leur domicile à la Mairie, puis de la Mairie à la propriété familiale. Voilà donc la clé du mystère, pensai-je en mon for intérieur !
La perspective ne me déplaisait pas, bien au contraire, mais je réservai ma réponse pour avoir le temps de soumettre le projet à Jackie, car j’entrevoyais une difficulté :
— Chérie, on me demande de transporter les conjoints lors du mariage. Qu’est-ce que tu en dis ?
— C’est pour ça qu’ils t’ont invité, alors ? Pour s’économiser les frais de location d’un véhicule ancien ou d’une limousine ? Entre nous, c’est petit, pour des gens qui ont les moyens. Mais pourquoi pas, si je peux être avec toi, pas dans une autre voiture, je ne connais personne, moi, dans cette famille.
Je rappelai mon parent en lui disant que c’était d’accord, à condition que ma compagne puisse être dans la voiture, devant, avec moi.
Je perçus alors comme un temps d’hésitation, avant un « bien entendu, pas de problème », sans conviction. Fin de l’épisode.
Le temps redouté des achats était venu. Le seul avantage d’imaginer le pire, c’est qu’ensuite la réalité vous paraît plus douce.
J’ai toujours eu horreur de courir les boutiques. Je ne m’achète des vêtements que deux à trois fois par an, presque toujours au moment des soldes, une tenue complète à chaque fois et chez le même commerçant depuis près de cinquante ans. C’est vous dire !
Bien entendu, avant de me rendre chez Albert (oui, je l’appelle par son petit nom et il me traite de même), je passe en revue les devantures, histoire de me former une idée des tendances du moment, même si cela ne me tracasse pas outre mesure. J’ai mes marques favorites, suivies depuis des années, de qualité reconnue et éprouvée. J’y déroge rarement. Depuis mes dix-huit ans, j’opère mes achats seul et les rares fois où Jeanne m’a accompagné, pour des circonstances particulières en général, cela ne s’est pas très bien passé.
J’appréhendais donc ce passage obligé.
Je tentai bien de persuader Jackie que, de même que je lui avais laissé carte blanche pour le choix de sa robe et de ses accessoires, elle pouvait me laisser choisir seul ma tenue. En vain :
— Tu exagères ! Je t’ai demandé ton avis pour presque tout, m’a-t-elle rétorqué.
Au début de cette vie commune nouvelle, n’était-ce pas l’occasion pour moi de rompre avec une certaine sclérose du passé ? Jackie trépignait d’envie de m’accompagner et je souhaitais malgré tout lui faire plaisir. Mais d’un autre côté, j’étais réticent à l’idée de présenter Jackie à Albert, qui bien qu’il approchât aussi des quatre-vingts ans, restait un incorrigible séducteur. Je l’avais vu à l’œuvre en plusieurs circonstances et je me méfiais.
Finalement, j’ai dit oui.
En réalité, Jackie et Albert se connaissaient déjà ; elle était venue dans la boutique pour sa robe et, bien entendu, ils avaient papoté : il savait tout ou presque de notre rencontre, de mon accident… Cela m’indisposa au plus haut point. Je me renfrognai, rejetai tout ce que l’on me proposa, et pour la première fois de ma vie, je ressortis de cette boutique sans avoir rien acheté ! Jackie était furieuse et, sur le trottoir, une explication eut lieu :
— Tu l’as fait exprès, avoue !
Je répliquai sur le même ton :
— Qu’est-ce qui t’a pris d’aller raconter notre vie à ce vieux beau ?
— Mais, c’est qu’il serait jaloux, mon Pierre ! Je n’aurais pas cru cela de toi, mais c’est plutôt flatteur pour moi. Allez, viens, allons dans une autre boutique.
Voilà comment, pour la première fois de ma vie, j’ai acheté un complet-veston ailleurs que chez Albert !
(à suivre)
©Pierre-Alain GASSE, 7 avril 2020, 22e jour du confinement.
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