Ce qu'il advint de Lathé 2
Lathelennil reprit connaissance dans une pièce vide, toute grise, qui sentait fort le fer non traité. Il était seul. Et nu, à l’exception d’un bout de plastique en forme de croix qui cachait son sexe et le collait à son entrejambe, dont il se débarrassa immédiatement. En guise de couche, on lui avait laissé dans un coin une bâche de cette matière hideuse et puante que les humains produisaient en masse, et dont ils remplaçaient parfois des parties entières de leur corps : le polymère régénératif. De plus en plus souvent, ceux du Peuple tombaient sur des humains ainsi transformés, au cours de leurs raids. Bientôt, à cause des adannath et de leurs stupides inventions, il n’y aurait bientôt plus un seul territoire de chasse valable dans toute la galaxie. La cruelle, amère déception que les siens ressentaient lorsqu’ils découvraient que les humains dont ils s’apprêtaient à se régaler avaient tous été changés en machines insensibles, leur peau si douce et odorante remplacé par cet ignoble polymère, leurs organes tendres et sucrés changés pour des horreurs en silicium ! Et voilà qu’on lui en mettait une dans sa cage, en espérant qu’ils s’en servirait comme couverture !
Fou de rage, Lathelennil réduisit la couverture en pièces de ses griffes renforcées à l’iridium. Puis il laissa éclater sa colère sur les murs, détruisant le peu de mobilier que comptait cette cellule déprimante. Enfin, les mains brûlées par le revêtement en fer, complètement abattu, il se roula en boule dans un coin. Le fer non transformé dont on avait enduit les murs pour l’incommoder et l’empêcher de rassembler ses forces en vue d’une contre-attaque lui donnait la nausée. On avait sûrement mis autre chose dans sa prison, une substance à laquelle son peuple était allergique, comme du crataegus ou de l’allium sativa. Avec sa santé fragile, Lathelennil y était particulièrement sensible.
Les parjures, les mesquins, siffla le dorśari entre ses crocs, suffoquant sous les coups rageurs de son cœur encoléré. Les insolents. Ils ne perdaient rien pour attendre. Lorsqu’il sortirait, oh oui, lorsqu’il sortirait… Une vision de destruction totale, assortie de celle de carcasses ouvertes comme des poches et d’intestins fumants, réussit à le calmer un moment. Mais le répit fut de courte durée : Lathelennil était si indigné d’être si bassement traité que son cœur battait à sortir de sa poitrine. La cicatrice sur son torse avait déjà disparu, mais pas son ire. Comment osait-on l’humilier de la sorte ! Lui, un prince de sang !
Ce fut pire lorsqu’on lui apporta son repas. Un tiroir s’ouvrit dans le mur d’acier poli, et une gamelle de fer – pour mieux le tourmenter – apparut. Lathelennil s’approcha et la renifla : comme elle ne sentait rien, il l’attrapa de ses longs doigts et l’inspecta. La petite trappe se referma immédiatement : il ne lui accorda qu’un regard distrait, avant de revenir à l’objet.
C’était une boîte cylindrique, qu’il ouvrit sans difficulté du bout des griffes. Elle contenait ce qui ressemblait à premier vue à un morceau de chair sanguinolente, mais cette viande n’avait aucune odeur. Lathelennil planta ses dents dedans par acquis de conscience : il avait faim, et de vue du moins, cette nourriture lui parut valable.
Il la recracha immédiatement.
— C’est immonde ! hurla-t-il en Commun. Vous espérez que je vais manger ce bout de peau de pétrole ?
Une lueur rouge s’alluma dans un coin de la pièce, à dix mètres du sol.
— Il s’agit de viande de bovidé spatial reconstituée, fit une voix métallique. Elle a toutes les qualités nutritives de la viande organique.
— Apportez-moi de la vraie nourriture, ordonna Lathelennil. De la viande crue et fraîche !
— La consommation de viande est interdite par les lois de l’Holos, et surtout, par les règles de notre ordre.
— Je suis un ædhel ! rugit Lathelennil en direction de la petite lumière. Je me nourris de viande, de produit vivant ! Je conchie votre religion de soumis et vos règles absurdes !
— La viande est interdite, répéta obstinément la voix. Et hormis le corps de Notre Sauveur, les seuls produits autorisés à la consommation sont morts.
Furieux, Lathelennil bondit, et d’un seul coup de griffe, il arracha la petite boule rouge. C’était un moniteur de surveillance miniaturisé, qui permettait à ces adannath de l’espionner. Au moins, ainsi, ils ne le verraient plus.
— Très bien, fit la voix. Persistez dans votre rébellion et vous n’aurez rien du tout.
Lathelennil garda le silence. Un être supérieur n’adresse pas la parole à des inférieurs qui ont outrepassé leurs prérogatives.
*
Le Frère-hospitalier Rams coupa le communicateur vocal. Ennuyé, il jeta un regard au Frère-inquisiteur Friedmath, débarqué tout droit de la tour Magdala, qui attendait justement de savoir si son invité s’était nourri. Depuis son arrivée dans ce paisible monastère spatial, rien n’allait plus. Il avait critiqué le relâchement de leur discipline, leur avait prescrit des doses de silentium à pacifier un orcanéide et avait remplacé leurs vêpres matinales – un prétexte pour prolonger une nuit bien trop courte – par des séances d’entrainement aux armes lourdes et au combat rapproché.
— Alors ? s’enquit ce dernier, le visage impassible.
Depuis son arrivée dans la salle, il contemplait en silence le noir sidéral sous ses yeux. Il n’y avait pas une planète, pas le moindre satellite ou le plus petit vaisseau en vue. Si leur ordre avait choisi ce coin perdu de la galaxie, c’est justement parce qu’il n’y avait rien d’autre que ce petit trou noir, bien commode pour les expéditions secrète et rapides. Personne n’aurait pu prévoir qu’un dorśari leur tomberait tout cuit de ce trou dans le plafond, troublant la tranquillité de ce petit monastère sans histoires, et surtout loin du regard sévère des instances supérieures de l’Inner Sanctum.
— La créature refuse la nourriture qu’on lui donne, Frère-inquisiteur, répondit Rams à regret. Il réclame de la matière organique, crue et vivante.
L’inquisiteur approcha son imposante silhouette du moniteur.
— Faites voir.
— Il a vandalisé la caméra, Frère-inquisiteur.
L’agent Friedmath se permit un petit froncement de sourcil. Ce chat-singe voulait le bras de fer, il allait l’avoir !
— De toute façon, il nous était impossible d’obtenir une image satisfaisante de ce monstre. Les ondes S² produites par le cœur en perpétuelle collision de ces maudites créatures dérèglent les machines. D’ailleurs, on ne pourra pas le garder trop longtemps. J’espère que vous portiez votre combinaison hazmat lorsque vous l’opériez ?
Le Frère-hospitalier Rams garda le silence. Il ne pouvait pas mentir à un inquisiteur.
Les yeux noirs de Friedmath se plissèrent.
— Bande d’imbéciles. Vous êtes tous irradiés, c’est certain ! Vous ignoriez les risques inhérents à la fréquentation d’un organisme ultari, surtout lorsque son cœur est à l’état liquide ?
— Nous avons suivi les ordres, Frère-inquisiteur, murmura Rams. Personne ne nous a instruit de mettre une combinaison.
— On ne devrait pas laisser la manipulation d’un tel exogène à des sous-fifres tels que vous, Rams ! tonna Friedmath. Si l’un de vous commence à montrer des signes de contamination, je l’envoie à l’Exterminatio sans confession ni procès !
— L’organisme exogène est venu se crasher sur notre station monastique, Frère-inquisiteur, se défendit Rams, bougon.
Friedmath grogna en néo-latin.
— Évidemment. Ces unseelie cherchent des ennemis à leur mesure ! Ils sont venus reprendre la guerre que nous leur menions, avant qu’ils n’abandonnent lâchement le champ de bataille, partant se réfugier dans leur plan dimensionnel la queue entre les pattes… Travaillez-moi ce chat-singe. Trouvez ses points faibles : il en a forcément !
— Nous pourrions électrifier sa cellule ?
Le regard glacial de Friedmath dissuada Rams d’aller plus loin.
— Votre méconnaissance des ældiens unseelie est décidément criminelle, Frère Rams, asséna-t-il. Les contraintes physiques ne fonctionnent pas sur ces créatures démoniaques : au contraire, il se nourrira des sensations que vous lui procurerez. Ce n’est pas ainsi qu’il faut combattre les hérétiques. Où donc avez-vous fait vos classes ?
Rams releva les yeux vers l’inquisiteur. Lui qui avait été un agent pénitentiaire zélé avant d’entrer à l’Inner Sanctum du SVGARD, il avait l’air perdu.
— Comment, alors , Frère Inquisiteur ?
—En gagnant ses bonnes grâces. Appâtez-le par de fausses promesses, si besoin. Il voulait de la viande humaine ? Proposez-lui en. Tout récalcitrant qu’il soit, il finira bien par craquer. Je veux qu’il nous dise ce que les siens complotent. Où ils se cachent, combien ils sont. L’état de leur armement. Tout !
— Ce sera fait, Frère Inquisiteur.
— Bien. Ne me décevez pas, cette fois !
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