Ce qu'il advint de Lathé III
Lathelennil, après plusieurs jours sans manger ni boire, fut fort étonné de voir débarquer dans sa cellule une délégation d’humains engoncés dans une armure ridicule, leurs visages naïfs cachés derrière des masques grossiers. Mais ils apportaient avec eux de la viande au parfum délicieux, et parmi eux, déguisée mais aisément identifiable, se trouvait la femelle goûtue à la fente sanguinolente qu’il s’était choisi comme proie.
Lorsque la petite troupe entra, l’ældien était accroupi au fond de sa cellule. Il déploya ses deux mètres cinquante à leur arrivée, et constata, ravi, que la plupart de ses visiteurs reculaient.
Ils sont venus implorer ma clémence, crut-il comprendre, à grands renforts d’offrandes. Enfin un acte sensé !
Lathelennil se sentait d’humeur magnanime. Il les laissa donc étaler leurs victuailles sur une petite table d’acier devant lui, tandis qu’un autre détachement montait vainement la garde, près de la porte. Le dorśari leur jeta un regard oblique, un demi-sourire vicieux flottant sur ses lèvres décolorées par la soif. Cinq soldats en armure, munis d’armes ridicules… Il aurait pu les balayer tous d’une pichenette. Mais le parfum de la viande, et surtout, le fumet suave que dégageait l’entrejambe de la grasse femelle l’empêchait de se concentrer. D’abord, manger. Ensuite…
De beaux quartiers sanguinolents s’étalaient sous son nez, présentés par les quatre clowns en combinaison. Les adannath avaient reculé vers la porte, et ils attendaient. Lathelennil leur jeta un nouveau coup d’œil.
— À genoux, leur ordonna-t-il. Prosternez-vous, implorez ma pitié, et aucun de vous ne sera puni aujourd’hui.
— Nous comptons sur votre coopération, lui parvint une voix déformée par le respirateur du masque anti-radiation. Si vous acceptez de répondre à nos questions, vous aurez cette viande, et cela, tous les jours.
Lathelennil fronça les sourcils. Du chantage… On osait le faire chanter, lui, un prince de Dorśa, un seigneur immortel de l’univers ! Et tout cela, à moins d’un mètre de lui ! Réfrénant un sourire triomphal face à l’imprudente stupidité de ces humains – il en avait connu de plus coriaces, autrefois ! – Lathelennil n’afficha qu’un air outré.
— Votre offrande est mal installée, grinça-t-il en réponse. J’attendais mieux de votre part. Normalement, vous autres, adorateurs de l’Unique, connaissez les anciens usages mieux que les autres faux-singes. Je vous le demande une dernière fois : prosternez-vous, ou j’en punirai un au hasard !
Derrière leur masque, les hommes échangèrent un regard. Ils pensaient avoir le contrôle… Lathelennil allait leur montrer que ce n’était pas le cas.
Soudain, l’ældien se mit en mouvement. Il savait que les adannath avaient du mal à suivre la vitesse d’un ædhel. Il se saisit très facilement de la femelle sanglante, et, avant même que ses comparses puissent comprendre ce qui s’était passé, il avait reculé dans le fond de sa cellule, son otage dans un bras et la viande dans un autre.
Lathelennil vit les humains armés pointer leurs collisionneurs dans sa direction. Alors, il secoua sa victime, avant de la tirer plus étroitement contre lui.
— Prosternez-vous, et elle restera vivante !
Une agitation fébrile secoua les rangs des adorateurs de l’Unique. Leur foi en leur dieu soit disant omnipotent lui paraissait bien faiblarde ! Lathelennil éclata d’un rire sardonique, qu’il ponctua d’un coup de dents victorieux dans la viande.
C’était de la chair humaine. On ne s’était pas foutu de lui !
— Faites ce qu’il demande, résonna soudain une voix grave.
Lathelennil chercha des yeux l’origine de ce timbre qui respirait l’autorité. Le chef de cette bande de sangs-tiède… Son véritable adversaire. Avec lui, vraisemblablement, il y aurait de quoi traiter.
Les trois humains en combinaison s’exécutèrent. Satisfait, l’ædhel bicolore les regarda s’agenouiller, puis s’allonger au sol devant lui, de tout leur long. Ils étaient à sa merci.
Lathelennil se sentit regonflé à cette vue, si douce et familière, qui le ramenait des dizaines de millénaires en arrière, à cette époque bénie où son espèce faisait la pluie et le beau temps dans la galaxie et sur Terre en particulier. Il s’approcha d’eux et vint contrôler leur soumission, l’un après l’autre, mourant d’envie de leur uriner dessus. S’il avait eu la vessie pleine, ou, mieux, s’il avait eu ses fièvres, il l’aurait fait avec plaisir. Malheureusement, après cette semaine de jeûne forcé, il n’y avait plus une seule goutte de liquide à déverser dans son corps. Il se contenta donc de poser son pied nu sur leur nuque, assez doucement pour ne pas les blesser. Les adannath étaient si fragiles ! Des poupées de paille et d’argile.
La reddition des esclaves dument contrôlée, l’ældien revint au fond de la pièce et attira la table d’acier à lui, avant de s’y accroupir avec nonchalance. Son otage était toujours sous son bras, gigotante, plus odorante que jamais.
— Relevez-vous. Et disparaissez.
Les humains ne se firent pas prier. Ils se relevèrent dans une hâte comique et prirent la tangente, plus indisciplinés qu’un troupeau de daurilim. Lathelennil ricana, puis il releva les yeux vers le coin face à lui, d’où venait la voix.
— Excuses et offrandes acceptées. Pose ta question, inquisiteur, demanda-t-il avec un mauvais sourire.
Le silence hésitant qui succéda à son annonce ajouta au triomphe de Lathelennil. On le craignait.
— Vous êtes un ældien, reprit la voix métallique. Cela fait des millénaires que ceux de votre espèce ont quitté la Voie… Pourquoi êtes-vous revenus ?
Lathelennil se permit un nouveau ricanement.
— Pourquoi ? Pour récupérer ce qui est à nous !
Un effluve musqué de peur – bien dissimulé par celui de cette drogue si appréciable en temps de fièvres que s’injectaient ces faux-singes, le silentium – traversa les conduits d’aération pour flotter devant l’ældien. Les pupilles noires de ce dernier se déplacèrent en direction de l’odeur, visible à ses yeux, jusqu’au conduit d’où elle provenait. Intéressant…
— Combien êtes-vous ? reprit la voix, plus assurée cette fois.
Le prince de Dorśa sourit.
— Nous sommes légion, s’amusa-t-il, tout en caressant du bout du doigt le doux ventre de sa proie. Et nous serons plus nombreux encore quand vos salopes de femelles auront le ventre plein de nos petits.
Ah, comme il allait apprécier sa dégustation ! Mais l’inquisiteur ignora la provocation.
— Quel est votre but ? Le Grand Remplacement ?
Cette fois, la voix s’était fait impérieuse. La flèche de Lathelennil avait-elle percé l’armure de discipline de cet inquisiteur ? Ce duel s’annonçait plaisant.
— J’ai dit une question, grinça Lathelennil, impatient de festoyer sur la nonne. Pas deux, ni trois.
À travers l’acier qui les séparait, il ressentit la frustration de son adversaire comme s’il s’était tenu dans la pièce. Cette émotion possédait une amertume des plus délicieuses.
— Pouvez-vous nous dire votre nom, que nous sachions à qui nous nous adressons ?
— J’ai donné mon titre à tes incapables de sous-fifres, répondit l’ældien. Demande-leur donc, puis cherche par toi même qui je suis !
Il se retourna, signifiant ainsi que la conversation était terminée.
*
L’agent Friedmath resta immobile un instant, le regard fixe. L’Abomination s’était tue depuis un long moment déjà. Mais les micros étaient ouverts, et les hurlements de Sœur Yolen, suivis d’un bruit écœurant de gargouillis, étaient tout à fait audibles. Désormais, elle suppliait, et ânonnait entre deux gémissements ses prières au Saint Sauveur de la Galaxie et aux patriarches dans un néo-latin écorché, mêlé des rires diaboliques de la créature.
— Sœur Yolen… gémit l’une des autres sœurs – Sœur Niut, s’il se souvenait bien.
— Coupez la transmission, ordonna Friedmath comme s’il émergeait d’une petite sieste.
— Mais pour Sœur Yolen…, objecta Frère Avit. Que va-t-on faire ?
L’agent Friedmath tourna son visage austère vers lui.
— La dénommée Sœur Yolen n’existe plus. Si elle survit aux sévices de cette ignoble créature, de toute manière, elle sera contaminée. Nous serons dans l’obligation de l’envoyer à la Réinitialisation.
Les Frères se regardèrent. Frère Rams passa sa main sèche sur son crâne rasé de près – la première mesure de l’inquisiteur avait concerné l’hygiène et la tenue des membres du monastère, dont les cheveux, pour ceux qui en avaient encore, étaient devenus beaucoup trop longs. Frère Avit déglutit. Sœur Niut, quant à elle, sanglotait doucement.
Les yeux sévères de Friedmath balayèrent l’assemblée qui se tenait dans la pièce. Des faibles. Un ramassis de geignards. Et c’était eux que Libra avait élu en faisant tomber cet ældien du firmament !
Il était temps de les remettre au pas.
— Vous êtes démunis face à cet évènement majeur, commença Friedmath en déployant toute sa stature. Je vous le dis à vous qui vous tenez devant moi aujourd’hui, et qui assistez à cette confrontation historique : elles seront nombreuses, désormais. Ces dernières années, le SVGARD a mis en place une série de mesures pour pouvoir répondre à la menace grandissante de l’Envers. Nous savons d’où est partie la contamination qui dévore le Réseau… Elle ne vient pas de Mars comme le croyaient nos ancêtres, ni même de l’outre-espace. Elle vient des ældiens. Des unseelie, notamment. Et désormais, ils reviennent pour constater le mal qu’ils ont lâché sur l’univers. Nous devons nous montrer forts, intransigeants, et surtout, disciplinés. Combien d’entre vous continuent à prendre leur silentium quotidiennement ? Combien accomplissent réellement leurs exercices ? Si Sœur Yolen avait été correctement entrainée, elle n’aurait pas pu offrir un tel festin à cet hérétique. Or, il s’en est régalé. Il s’est nourri de sa terreur, de sa douleur, mais, également, du plaisir pervers et coupable qu’elle a ressenti lorsqu’il lui a administré ses abominations. L’Ordre n’a jamais été aussi proche du pouvoir que maintenant. Le Président Singh se méfie de nous, mais la Flotte nous fait confiance… Le moment est venu. Est-ce que vous le comprenez ?
Fascinés et revigorés par la diatribe de l’inquisiteur, les frères et sœurs acquiescèrent d’une seule voix.
— Bien. Allez tous vous connecter au Crypterium pour recevoir les nouvelles mises à jour. Demain, vous verrez les choses différemment, et vos inquiétudes d’aujourd’hui vous paraitront bien dérisoires.
Galvanisés, les membres du monastère s’engouffrèrent avec une diligence sans hâte vers l’abbatiale. Là, après s’être agenouillé devant l’autel, ils prirent place aux terminaux de connexion qui leur étaient attitrés. Puis ils fichèrent le câble dans leur port terminal et fermèrent les yeux, les lèvres murmurant d’obscures prières, alors que le programme leur faisait oublier doutes et angoisses existentielles. Comme l’avait dit le Frère Inquisiteur Friedmath, demain serait un autre jour.
Annotations