Interlude : l'oracle III
« Ta famille t’as vendue, parce que tu es une bonne à rien d’aveugle. Ils auraient pu revendre tes organes au marché noir. Finalement, ils se sont montrés généreux, avec toi. Alors, cesse de pleurnicher et retourne travailler ! »
Ce dur message fut la seule main charitable qu’on ne tendit jamais à la petit Mara. Son auteur, Nyla, une femme ravagée et sans âge, rafistolée un nombre incalculable de fois, survivait dans cet enfer depuis bien plus longtemps qu’elle. Si elle n’avait pas accepté de perdre une heure de temps de travail pour venir la chercher, c’est la milice du quartier qui l’aurait fait, ou pire. Nyla venait simplement de lui rappeler la dure réalité. Si elle voulait vivre, elle devait se reprendre.
Mara n’avait commencé le travail que deux semaines auparavant. D’abord, le patron l’avait « formée », c’est-à-dire qu’il l’avait violée, systématiquement et avec le plus de brutalité possible, pendant plusieurs jours. Puis il l’avait mis « sur le marché », comme il disait. Mara se pensait bien plus jeune que la plupart des employées – cela se voyait comme le nez au milieu de la figure – mais en réalité, beaucoup n’avaient que quelques années de plus qu’elle. C’était cette vie, ce « travail » affreux, qui les avait vieillies prématurément.
Au bout d’une semaine à recevoir une bonne dizaine de clients par jour, Mara n’en pouvait déjà plus. Elle souffrait dès qu’elle allait aux toilettes. Et pendant le travail, évidemment. Les clients n’avaient pas le droit de l’abîmer, mais cela ne les empêchaient pas de la maltraiter. Certains se croyaient généreux, mais que pensaient-ils faire en payant pour abuser d’une petite fille de neuf ans ? L’acte la répugnait autant qu’il lui faisait mal. D’anciens légionnaires au corps cybernétique, irrémédiablement changés par les guerres sans nom qu’ils avaient dû mener au fin fond de l’espace. Des marchands vicieux et violents, qui ne pensaient qu’au profit et au plaisir. Des marginaux en rupture de ban, séduits par les chants de sirène des sectes, qui pensaient que le plaisir ne pouvait se trouver que dans la douleur… Celle d’autrui, de préférence. Des exos supposément sapiens, mais qui restaient sourds à ses cris et ses supplications. Voilà ceux qu’elle devait recevoir dans son corps, jour après jour, nuit après nuit.
Heureusement, elle pouvait s’évader… Une fois, elle tenta de voir le monde à travers les yeux de l’un de ses agresseurs. Ce qu’elle vit la dégouta tellement qu’elle ne le refit plus jamais. Le plus insoutenable avait été de voir à quoi elle ressemblait : une gamine impubère aux yeux vides et à la peau de morte, qui attendait sur le lit, désarticulée, une blessure béante et rouge comme un fruit éclaté entre les jambes, que le client veuille bien faire son office. Il lui avait fallu des années pour oser le refaire. Lorsqu’elle avait enfin tenté de se contempler à nouveau, c’était par les yeux de son dieu et protecteur, Avakel. Elle avait alors constaté qu’elle était une autre. L’ordalie de feu de celui qui était à la fois homme, dragon et phénix l’avait transformé en un nouvel être, qui planait bien au dessus des basses contingences de la souffrance et de la chair. Un être dont les yeux autrefois vides étaient désormais faits de foudre, dont le pouvoir incommensurable reçu des dieux eux-mêmes avait blanchi les cheveux. Son sauveur, à elle, et aussi, si les dieux tenaient leurs promesses, celui de la galaxie toute entière.
Wycce avait pleuré dans son sommeil. Elle s’était rappelée de son nom. Sanglotant, elle s’était tournée vers la puissante poitrine d’Avakel, et avait enfoui son petit visage contre son cœur.
« Kael, avait-elle murmuré, Kael… »
Allongé sur le côté, le susnommé avait ouvert ses yeux de mercure liquide. Une mèche d’un blanc pur, contrastant avec sa peau hâlée, barrait son visage.
Depuis le Jour du Choix, Kael n’avait plus dit un mot. C’était comme si l’obtention de ses pouvoirs s’était fait en échange de sa capacité à la parole, comme la sirène du conte antique.
« Mara », dit-il pourtant.
Sa voix n’était plus humaine. Le timbre malicieux et rassurant du perædhel avait disparu en même temps que cet être faible et peu sûr de lui, lorsque que le terrible duo de sicaires Niśven avaient vidé celle qu’il aimait comme une outre et tranché son panache. La voix d’Avakel était empreinte de la puissance primordiale des éléments et volait le souffle à qui l’entendait.
Mais cela restait Kael. Kael, qui avait seulement choisi de prendre une autre forme, plus adaptée, le temps de panser ses blessures et celles de ses amis. Or, Mara, en retrouvant le souvenir de son identité, lui avait également redonné la sienne.
« Mara », répéta-t-il, comme s’il découvrait à nouveau ce nom.
Chez les ældiens comme chez les invocateurs qui tissaient des pactes avec eux, il y a bien longtemps, les noms possédaient un pouvoir. Quel était celui que Kael insufflerait au sien ?
La jeune fille pouvait entendre le cœur de Kael battre contre son oreille. Ses battements s’accéléraient. Comme cela lui était arrivé tout à l’heure, il devait probablement être en train de revivre la scène de leur mise à mort à tous les trois.
Le perædhel se redressa. Ses ailes, immenses, se déployèrent dans la grotte étroite, heurtant violemment les parois. Kael était devenu si grand qu’il ne pouvait se tenir debout à cet endroit : à l’instar d’un papillon émergeant de son sommeil dans les ruines de la chrysalide qu’il avait été, la caverne était devenue un cocon trop petit pour lui.
Les mains encore accrochées sur son corps, Mara tentait de le faire rasseoir.
« Ce n’est rien, Kael, s’efforça-t-elle de lui dire. Tu nous as sauvés. Tous les trois. Naradryan, Keita, et moi. Regarde, je suis là. »
Avec ses facultés extraordinaires d’empathie, Mara pouvait sentir la détresse et la panique de Kael. Le perædhel s’était réveillé dans le corps surpuissant d’un semi-wyrm, en pensant tous ses amis morts. Et visiblement, il ne la reconnaissait pas.
« Mara… Mara ! »
Brusquement, il la repoussa. Mara voulut utiliser ses yeux, afin de pouvoir sortir à sa suite, mais elle fut rejetée en arrière par un puissant champ psychique. Il la refusait. Alors, elle se résigna à utiliser Keita.
Ce dernier venait juste de se réveiller. Mara se retrouva soudain dans le corps d’un jeune homme, lui-même collé contre celui d’un ældien mâle. Naradryan – Sadr – dormait encore. Elle s’extirpa de la volumineuse fourrure du panache du jeune ædhel qui les recouvrait tous les deux et se releva. Kael avait déjà quitté la grotte. Derrière lui, inerte sur sa couche, reposait son corps à elle.
« Kael ! appela-t-elle de la voix grave de Keita. Attends ! »
À côté, Naradryan avait ouvert l’un de ses yeux de cuivre fondu. Alerté, il se redressa à son tour, tournant un visage interrogateur sur son ami.
« C’est Mara, lui apprit rapidement cette dernière. Kael vient de recouvrer la mémoire de son identité. Nous devons lui montrer que nous sommes là, avant qu’il ne panique et ne passe encore par de nouvelles configurations. Si on ne fait rien, il sera incapable de retrouver sa forme originale ! »
Naradryan la regardait sans comprendre. Mara, Kael. Lui aussi, avait tout oublié de ces noms là.
Toujours dans le corps de Keita, Mara se précipita sans attendre. Mais elle fut ceinturée par les bras puissants de l’ældien.
« Reste, réussit-il à articuler en Commun.
— Je ne suis pas Keita ! répéta Mara. C’est Mara – Wicce ! »
Le jeune mâle l’avait faite rouler sous lui.
« Ce n’est pas le moment ! » couina-t-elle lorsqu’il plongea son visage dans le creux de son épaule.
C’était ainsi qu’ils vivaient jusque-là. Leurs seuls préoccupations se limitaient alors à la nourriture et la chaleur qu’ils partageaient, et à l’amour qu’ils s’échangeaient.
Mara abandonna le corps de Keita pour réintégrer le sien. De nouveau, elle se retrouva dans le noir. Se relevant péniblement, elle tituba, mains tendues devant elle, dans la grotte, en cherchant l’issue.
Sa paume rencontra soudain celle, froide et ferme, de Naradryan. Il avait enfin compris. Peut-être qu’il avait retrouvé la mémoire des évènement, lui aussi.
L’ældien la guida dehors, Keita sur ses talons. Il s’arrêtèrent sur la plate-forme rocheuse devant laquelle leur abri s’ouvrait, et qui permettait d’observer la plaine et sa jungle en contrebas.
« Keita, murmura alors Mara. Prête-moi tes yeux encore une fois. »
Le jeune homme acquiesça en silence, prenant la main de la jeune aveugle. Derrière, Naradryan posa les siennes sur ses épaules, prêt à la réceptionner dans ses bras. Mara n’avait pas besoin de contact pour emprunter le corps des autres, mais se sentir ainsi entourée lui donnait assurément plus de pouvoir.
De nouveau, elle vit la lumière. La chaîne des immenses montagnes polaires qui s’étirait au loin, à la frontière du dernier cercle d’Æriban, là où les glaces sont éternelles. Et dans le ciel, une forme nébuleuse, de couleur indéfinissable, parcourue de micro-explosions et d’éclairs de lumière aussi soudains qu’aveuglants. C’était Kael, en train de passer par tous les stades de configuration.
« Il tente de retrouver sa forme originelle, comprit Mara. Celle qu’il avait avant l’attaque. »
À ses côtés, Naradryan s’était ramassé sur lui-même. Par les yeux de Keita, Mara constata que ses cheveux s’étaient hérissés, comme s’ils étaient emplis d’électricité statique.
« Je n’ai jamais vu autant de configurations être accomplies devant moi, à une telle vitesse, leur apprit-il. Mieux vaudrait s’éloigner. »
La quantité considérable d’énergie libérée avait déjà provoqué une instabilité thermique dans l’atmosphère, et les nuages noirs, zébrés d’éclairs blancs, s’accumulaient. Dans le corps de Keita, Mara sursauta lorsque la masse nébuleuse qu’était devenu Kael fut traversée par un rayon de foudre. L’espace d’une micro-seconde, elle put apercevoir une boule de lumière aveuglante au centre de cette forme fuligineuse : c’était le cœur de Kael, tout ce qui restait de lui.
Mara ouvrit la bouche pour un cri silencieux. Elle était revenue dans son corps, dans les bras de Naradryan.
« Rentrons à l’intérieur », décida ce dernier.
Lorsqu’ils atteignirent la caverne, presque jetés au sol par les vents violents qui se déchaînaient désormais sur le massif, la pluie tombait drue, aussi perçante et glaciale que les lances. Keita se dirigea directement vers le foyer, alors que Naradryan déposait Mara sur la couche qu’elle partageait avec Kael.
« Il va revenir », lui dit-il en l’installant.
Puis il alla rejoindre son ami, la flamme du départ de feu jaillissant déjà de sa paume ouverte. Il l’étendit sur le tas de petit bois arrangé par Keita, le visage grave.
Le jeune humain attendit que Mara ait fermé les yeux. Puis il regarda l’ædhel.
« Tu crois que Kael reviendra ?
Les flammes dansaient dans les yeux grenat de Naradryan.
— Il reviendra. Il nous faut juste attendre.
Les prunelles noires de Keita se tournèrent vers le feu.
— Il reviendra, oui… mais sous quelle forme ? Est-ce que ce sera toujours Caël ?
Naradryan garda le silence un moment.
— Cela, seule Amarrigan le sait », finit-il par répondre.
Au fond de la grotte, Mara laissa couler une larme sans bruit.
Annotations