Interlude : la fourmi sur un grain de sable

4 minutes de lecture

Danya Mathers regrettait parfois de s’être engagée. Pas pour les raisons habituelles, non : elle ne craignait ni l’immensité de l’espace ni les sévères restrictions qui avaient cours dans la Légion, et encore moins les combats. Mais ici, sur ce caillou isolé au milieu du néant, elle s’ennuyait. Enfant, comme bien d’autres gamins des colonies, elle avait imaginé l’espace comme un endroit saturé de stations orbitales, d’immenses superstructures tournant autour d’elles-mêmes comme des spires vivantes. Un ciel noir strié de spectaculaires rayons laser, comme dans ces holofilms à la gloire de la Marine qu’ils regardaient sur le Réseau. Elle rêvait de mondes inexplorés, toujours luxuriants, habités par des créatures exogènes toutes plus bizarres et passionnantes. Elle n’avait pas imaginé cet avant-poste loin de tout, ce ciel jaune et étouffant, ces nuages bas qui n’empêchaient pas une étoile à neutrons malade de les bombarder de ses rayons cancérigènes. Pendant les années qu’avait duré le transport des troupes qui avaient eu la malchance d’y être affectées, l’espace était resté désespérément vide et noir. Tu sais, lui avait confié un contremaître, c’est ça, l’espace. Le néant. Au milieu, une pincée de sable, et sur ces rares grains, perdus comme des fourmis, il y a nous.

Et elle allait passer sa jeunesse ici, au milieu de cette garnison à effectif restreint. Aucune action d’éclat ne lui permettrait d’acheter des années supplémentaires sous forme d’implants cybernétiques, ou, comme le rêvaient secrètement un certain nombre de soldats, d’accéder à l’immortalité. Lorsqu’elle aurait enfin terminé son service, après des dizaines d’années de voyage spatial pour rejoindre sa colonie – il n’y avait pas de Luge ici, ni le moindre trou de ver permettant d’emprunter la Trame – , elle serait une vieille dame bouffée par les tumeurs, usée avant l’âge. Elle n’avait pas eu de chance. On aurait pu l’affecter n’importe où, sur une zone de combat à l’avancement rapide ou à la mort glorieuse, mais elle avait fini ici, dans ce désert, ce néant absolu.

Depuis quelques jours, on l’avait affectée à la surveillance du portail nord. Les jours étaient longs, ici, sur Befana. Il ne se passait jamais rien. Rien du tout. Ces jours si longs se succédaient les uns après les autres, mornes et gris. C’est pourquoi elle s’intéressa si vite au grain de poussière qui était apparu sur l’écran de surveillance.

Encore un de ces tourbillons de sable, pensa-t-elle. C’était la seule chose qui égayait son quart : observer ces étranges maelstroms qui se formaient au loin, comme des mirages. Harun, avec qui elle passait la moitié de ses quarts, disait que c’était des jnoun. C’est quoi, des jnoun ? avait demandé Danya la première fois. Les Autres. Des non-humains. Ils vivent derrière le voile qui nous cache la réalité, on ne peut pas les voir. Parfois, ils se montrent à nous, mais pas souvent.

Le tourbillon grossissait. Danya se recula dans son fauteuil, attrapa une dose de stimulant à mâcher dans sa poche et jeta un œil à Harun, qui somnolait d’un œil. Ils se relayaient pour faire la sieste. Dormir sa vie : qu’est-ce qu’il y avait à faire d’autre, ici ?

— Harun, c’est encore un de tes jnoun.

Le soldat lui jeta un regard las.

— Ne le regarde pas trop longtemps, lui conseilla-t-il en grattant sa barbe naissante – cela faisait trois jours qu’ils étaient enfermés là, sans relais. Même si on est sur une planète vide, rien ne dit qu’ils n’y ont pas accès.

Ils ?

Il lui tapa sur l’épaule, amicalement.

— Les jnoun.

— Ah, oui.

Danya se retourna et prit ses lunettes à vision infrarouge. Les jnoun seraient peut-être plus visibles avec ça. Les gradés avaient des implants oculaires, mais eux, les simples troufions, devaient composer avec du matériel désincorporé.

Ce qu’elle vit alors apparaître lui fit avaler son chewing-gum.

— Harun…

De longs bras noirs. Une silhouette décharnée. Des ailes… ce n’était pas possible !

— Harun !

Le fauteuil tourna sur lui-même, poussé par une main agacée.

— Quoi ?

— Il y a quelque chose là-bas…

— Je t’avais dit de ne pas trop fixer ces mirages !

Mais il lui arracha les lunettes et vérifia.

Moins de trente minutes plus tard, temps solarien, le contingent était dehors.

C’était une jeune femme. Comment avait-elle survécu sans combinaison, dans ce désert stérile ? Elle avait perdu connaissance dans leurs bras. L’examen avait révélé un état de déshydratation intense, quelques brûlures superficielles. Sa peau brune était décolorée par endroits, comme si on y avait versé de l’acide : c’était les rayons du soleil local, mais rien de grave. Quelque chose l’avait protégé, c’était indéniable. Mais elle était humaine. D’où venait-elle ? C’était le grand mystère. Tout le monde attendait avec impatience qu’elle se réveille.

Mais lorsqu’elle le fit, ses propos furent si incohérents qu’on pensa qu’elle délirait. Elle parlait le Commun avec une pointe d’accent provincial. Le scanner de son implant révéla qu’elle était originaire de Pangu, une colonie agricole située à plusieurs milliards de parsecs dans le bras d’Orion. Que faisait-elle si loin de chez elle ? Elle s’appelait Yamfa Dibate. Une recherche un peu plus approfondie sur le Réseau leur appris qu’elle était naute, sur un vaisseau de commerce de classe B à équipage réduit, l’Ama no kawa, sous l’autorité du capitaine Kael Srsen. L’Ama no kawa et son équipage, composé de six personnes, était déclaré comme disparu depuis dix-sept mois solariens… la dernière fois qu’il avait été signalé, c’était à proximité d’un trou noir, le TSNM de Sibalba.

Il y avait donc un portail, ici même, sur Befana. En dépit de l’atmosphère de mystère et d’angoisse diffuse qu’avait amenée la civile, ce seul fait rassura Danya. Ils n’étaient peut-être pas si isolés, après tout.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0