Corvette en vue
La yole dansait dans la houle alanguie. Papy se réveilla picoré par le soleil. Il se frotta les yeux et réprima un cri de douleur. Le sel lui rongeait la peau. Ses réserves d'eau douce étaient à sec. Il regardait le ciel avec désespoir. Nul nuage n'annonçait de l'eau. Déshydraté, Papy se voyait condamné à mourir. Il s'étendit dans le fond de Lulubelle et ferma les yeux, résigné.
Il s'en allait heureux. Il avait vu Maman D'Lo, il avait fait l'amour à Rita Hayworth, il avait écouté les histoires du requin gris, il se dit que finalement, il n'était pas si triste. Il regrettait juste de n'avoir pu serrer sa mère et son père sur son cœur, de n'avoir pas connu ses enfants.
Alors qu'il croyait sa dernière heure venue, Papa Legba descendit du ciel et se posa sur le moteur récalcitrant de Lulubelle. Papy ouvrit ses paupières. Ses lèvres fendillées tentèrent de s'étirer en sourire sans y parvenir. Il tenta de bouger mais son corps engourdi s'y refusa. Il essaya de parler mais sa langue gonflée prenait tant de place dans sa bouche qu'il en fut incapable. Il observa Papa Legba qui se séchait les ailes au soleil, surpris de constater que le dieu messager avait des pieds palmés.
La divinité poussa un drôle de cri rauque et secoua son goitre. Ses gros yeux jaunes clignotaient. Au-dessus de la yole, une ronde d'oiseaux de mer, piaillant et vociférant, attendait le trépas du naufrager pour se repaître de sa chair déshydratée.
Papy se hissa sur le coude. Chaque mouvement lui arrachait des gémissements de douleur.
― Papa Legba, ne les laisse pas me manger. Je ne veux pas finir dans le ventre d'une frégate.
Comme s'il avait compris, le dieu messager secoua son bec dans un bruit de crécelle.
― Papa Legba, pardonne-moi. Je sais, c'est mal d'avoir abandonné ma famille, ma maman et mon papa... et mes sœurs... et mes fiancées, mais comprends-moi, je voulais rejoindre Papa De Gaulle en Angleterre. Je voulais me battre pour la France. Je ne suis pas un lâche. Je n'ai pas fui. Je ne veux pas que les vilains nazis rétablissent l'esclavage.
Le pélican, puisque c'en était un, ouvrit plus grands encore ses ailes et les frappa l'une sur l'autre comme s'il voulait s'envoler, mais il ne s'envola pas. Alors Papy lui parla de son village du Prêcheur, au nord de la Martinique, il parla de l'ajoupa qu'ils occupaient, lui et sa famille. Il lui parla de ses fiancées, de ses amis, et même de Samir le Syrien, et le pélican écouta, parce que ce n'est pas souvent qu'un humain parle à un pélican en le prenant pour un dieu. C'est amusant, un humain en délire. Le pélican écouta en clignant des yeux, cherchant à comprendre les paroles de l'humain, jusqu'à ce qu'Ogun s'offusque de ce monologue et se mette à tonner. Alors le pélican s'envola, abandonnant Papy à sa solitude.
― Ogun ! Ogun, ne me fais pas de mal ! Je voulais juste rejoindre Papa de Gaulle en Angleterre.
Le tonnerre grondait toujours sans qu'aucun nuage ne brouille le ciel. Ogun était vraiment en colère. Ogun souffla dans sa conque, un appel puissant, aussi puissant qu'une corne de brume moderne, un bruit assourdissant dans les oreilles de Papy.
Une corne de brume fendait le silence. Cette fois, Papy descendit l'escalier de sa folie et reprit pied dans la réalité. Elle lui brûlait les yeux cette réalité, fonçait sur lui à plein régime, tonnant et grondant. Une corvette militaire fendait la houle à toute vitesse. Sur le pont, les hommes en uniforme allaient et venaient. L'avaient-ils vu ? Ils allaient le broyer, pulvériser Lulubelle et l'envoyer par le fond !
La terreur arracha Papy de sa léthargie. Il se mit à faire de grands gestes comme un sémaphore. Le capitaine stoppa les moteurs et la corvette oscilla de la proue pour éviter l’esquif. Le cœur de Papy se mit à battre plus fort.
Ils l'avaient vu ! Ils allaient le sauver !
Ami ou ennemi, qu'importe ? Il serait sauf. Ils allaient le jeter dans un cachot sombre et frais, il aurait une vraie paillasse, avec de vraies punaises et de vrais cancrelats, ils lui donneraient de l'eau et de la nourriture. Ses pieds allaient toucher la terre ferme. Il aurait le mal de terre, le sol ondulerait sous ses pas... Il serait sauvé !
Plissant encore ses yeux brûlés dans un dernier effort, il devina l'Union Jack flottant sur la corvette. Des Britanniques ! Des alliés ! Il n'était pas seulement sauvé, il avait réussi, et bientôt, il serait reçu par Papa de Gaulle. Ah! quelle belle aventure que la sienne...
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― Spy ? Spy ?
L'officier s'évertuait à parlementer avec Papy dans une langue qu'il ne comprenait pas. Papy était las de ses singeries sans queue ni tête, il avait faim et soif et ne comprenait pas un traître mot de ce qu'il disait. Spaille ? Qu'est-ce-que ça voulait dire, Spaille ? Une paille ? Pour boire ? Sont-ils étranges ces Anglais ? A-t-on besoin d'une paille pour boire à tout prix ? Boire ? Boire... ! Enfin ! Papy dodelina de la tête.
― Oui, oui ! Yes! Spaille ! Spaille.
L'officier le toisa, les poings sur les hanches, un air suffisant sur le visage, et Papy, haletant, attendit avec espoir qu'on lui serve à boire... avec une paille si telle était la coutume anglaise.
À fond de cale où il fut jeté sans le moindre égard pour sa qualité de naufragé, Papy but autant qu'il voulut, une bonne eau tiède au goût de mazout dans une timbale d'étain, sans paille. Il eut droit à un repas frugal et une bannette rigide. Le médecin vint le soigner, passa des baumes hydratants sur ses plaies, et le rescapé dormit plusieurs heures d'affilées.
Quand la corvette toucha terre, sur l'île britannique de Saint-Vincent, à près de 105 milles nautiques de la Martinique, Papy fut jeté en prison. Il ne parvint jamais à faire comprendre à ces diables d'Anglais qu'il n'était qu'un pêcheur désireux de rejoindre les bataillons de la France Libre. Jugé en espion, traité en espion, il passa le reste de la guerre à croupir dans un cachot putride.
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