Karezial
Le désert yu m’a vite appris à me couvrir la tête et à savourer chaque goutte de ma gourde. J’étais bientôt au bout de mes réserves quand j’ai entendu des bruits de pas réguliers. Je me suis tapi tant bien que mal afin de surprendre le gibier, puis j’ai reconnu, désappointé, l’odeur musquée d’une femelle dai. Je m’attendais à un voyage solitaire, mais l’étendue de sable au couchant de Chal s’avère moins déserte que je ne l’avais d’abord cru. J’ai pris mes distances, au cas où cette inconnue serait une bannie.
En marchant, la Tick dodelinait étrangement sa tête affublée d’un couvre-chef de feuilles tressées, marquant une secousse à chaque pas. Il lui manquait une oreille et une blessure finissait de guérir sur sa joue. Je l’ai lue sommairement : elle n’avait pas un cœur cruel ni de mauvaises intentions.
— Tick ? ai-je doucement interpellé, soucieux de ne pas être pris pour un ennemi.
La Dai a levé des yeux vitreux, entièrement noirs, avec une moue :
— T’es loin de ton clan, Kwashil. T’as un nom ? Ou de l’eau ?
— Karezial, ai-je répondu en ignorant volontairement sa requête. Et toi ?
— Celui Qui Voit ! Qu’est-ce que tu vois, petit oiseau ? C’est parce que t’as de bons yeux ? Mais pourquoi un nom en dai, petit Kwashil ? « Éoşu », c’est pas joli ?
— Je m’appelle Karezial, pas Kaevey. Ce n’est pas vraiment traduisible en kwashil.
Je me suis mentalement flagellé. C’était le premier être vivant que je rencontrais depuis des jours et je discutais sémantique.
— Moi, c’est Cokra. C’est traduisible en kwashil, on dit « taofa ». En ælv, c’est « jaizö » et les Yu disent « rébò ».
C’était mon tour de pencher la tête. Croyait-elle que je ne connaissais pas les trois langues ou pensait-elle à voix haute ? Royan aurait plaisanté que j’avais trouvé là une âme sœur, linguistiquement du moins. Moi, je me demandais si la lumière de Mur avait eu raison de l’esprit de Cokra et je m’inquiétais que le même sort m’attende. J’ai jeté un regard noir à Mur et baissé immédiatement les yeux, aveuglé et confus par ma stupidité.
— As-tu vu une Riao blonde se diriger vers le couchant, récemment ?
— J’ai vu du sable. Pas beaucoup de Riaon dans le désert.
— Pas beaucoup de Tickn non plus, cela dit.
Cokra a sincèrement levé les sourcils et hoché la tête. En ce qui la concernait, c’était un argument pertinent.
— T’as pas d’eau alors, Kwashil ?
— Si… ai-je dit malgré moi.
Elle a vidé ma gourde d’un trait. J’aurais pleuré s’il n’avait fait si chaud. Elle m’a toutefois donné des feuilles épaisses et juteuses en échange.
— On va voyager ensemble parce que t’as l’air perdu. Si tu viens avec moi, on atteindra une source avec des plantes et du gibier ce soir. On restera quelques jours pour remplir nos réserves et je t’expliquerai comment pas mourir ici si tu veux repartir tout seul ensuite.
J’ai acquiescé, sachant qu’elle disait vrai.
— Attends un peu, ai-je dit de longs instants plus tard, c’est « taufa » en kwashil, pas « taofa »…
— Je te testais, a-t-elle répondu avec un sourire en coin.
Ma confusion s’est aggravée.
Le paysage a bientôt drastiquement changé. Quoiqu’à vrai dire, il demeurait le même : des pierres à perte de vue remplacèrent le sable interminable, mais l’horizon restait austère. Les forêts luxuriantes de Chal me manquaient déjà.
— Là, a dit Cokra en désignant ce qui ressemblait à une plume fichée dans le sol et enroulée sur elle-même.
— Oui ?
— Plante ça, a-t-elle dit en me tendant un tube de bois. Là.
Elle pointait un endroit proche de la sorte de plume.
— Et aspire.
J’ai alors compris qu’elle se moquait de moi. Oh, elle croyait en ses propos, mais je n’étais pas près d’accepter des absurdités simplement parce qu’on me les disait avec conviction.
— Allez, a-t-elle insisté.
— Je ne sais pas à quoi tu joues, mais…
— Erf, a-t-elle fait en plantant elle-même le tube dans la terre. T’es tellement pas préparé, t’as du cul d’être tombé sur moi.
Elle a aspiré et avalé l’équivalent d’une outre d’eau tandis que la plume se recroquevillait.
— Ça, c’est pour boire, m’a-t-elle inutilement expliqué. Mais laisse du liquide dedans pour pas faire crever la plante-chose.
Elle a rangé le tube dans son sac et poursuivi sa route d’un pas rapide que je me suis efforcé de soutenir. Salainashra l’immuable se glissait derrière l’horizon à mesure que nous avancions. Plus elle se couvrait, plus les koxjin célestes, habituellement noyés par sa présence, se revigoraient.
Cokra m’a dit qu’en nous enfonçant entre le couchant et le levant, là où la Pâle Confidente disparaissait derrière la courbure d’Essea, nous pourrions voir le berceau des koxjin, le cœur de notre galaxie. Mais une seule âme ancienne guidait mes pas pour le moment et je ne devais pas dévier de ma route.
*
Quand nous sommes parvenus au point d’eau dont avait parlé Cokra, peu avant le premier tiers de nuit, il était déjà occupé. Des draps tendus aux arbres apportaient de l’ombre à une tribu de Yu, une horde de ragann couleur sable et un troupeau de brawin à la croupe proéminente. Cokra s’en est approchée sans hésitation pour remplir nos gourdes. Les brawin se sont écartés, les ragann nous ont ignorés, et les Yu ont caché leurs enfants.
C’était la première fois que j’en voyais autant au même endroit. Comme ceux que Frreshie capturait aux abords de Chal, ils étaient petits et, hormis leurs vêtements aux palettes explosives, plus semblables entre eux que deux Dai, mais moins que deux Ælvn. Les maigres femelles se distinguaient curieusement des mâles.
La plupart des Yu avaient la chevelure noire de l’Apræncal, souvent entortillée, mais la crinière sable des Riaon, brune des Boꜵrn, ou châtain des Tickn n’était pas rare non plus. Un seul avait le poil roux fréquent chez les Riaon et Rokiann, et je retrouvais chez les plus âgés les tignasses grise ou blanche des Rokiann et de Niashæl.
Des oreilles rondes, attendrissantes, dépassaient de sous leurs crinières et leurs yeux oscillaient du marron au bleu. Les mâles portaient l’arme du lâche – des arcs et des flèches – ainsi que ce qu’ils appellent une « barbe » : du pelage sur la partie inférieure du visage.
Posé sur leurs armes, l’attribut le plus caractéristique de leur espèce : un second pouce à chaque main.
— C’est inouï, comme endroit, ai-je dit en admirant la source boisée. On croirait que quelqu’un a pris un coin de Chal et l’a déposé au milieu du rien.
— Pas vraiment. Les Yu plantent des machins comme ça un peu partout.
J’ai jeté un regard impressionné à nos hôtes, lesquels se sont recroquevillés davantage.
— On leur doit notre survie aujourd’hui, t’rends compte ? m’a dit Cokra d’un ton moqueur.
J’ai attiré son attention sur la silhouette d’un Ælv, coiffé d’un chapeau hémisphérique.
— T’étonne pas. C’est toujours blindé, les sources. Y’a que ça à la ronde, en même temps.
Un Yu a interpellé l’Ælv sans nous quitter des yeux.
— Des Dàmò sont ici...
— Vous ont-ils attaqué ? a demandé l’Ælv en yu.
— Pas encore.
Les Yu ont continué de nous scruter tandis que l’Ælv s’approchait dans un silence prudent. Le Yu le plus âgé a lancé des osselets au sol en marmonnant une sorte de chant, puis tiqué.
— Les Pères veulent qu’on les accueille, a-t-il grommelé à l’intention de l’Ælv.
Ce dernier a hoché la tête, ôté son chapeau et s’est avancé de quelques pas.
— Bonsoir. Je m’appelle Haölillyo. Vous êtes les bienvenus, à condition de ne blesser personne.
— Tu parles vachement bien dai, lui a répondu Cokra. Encore trop formel, mais on va pas empêcher un riyaw de ronronner.
— Merci, ai-je dit en empruntant le mot ælv.
Haölillyo s’est incliné et a poursuivi dans sa langue natale :
— Il est rare de rencontrer des Dhaemon par ici.
— Je cherche une Riao. Caei, lui ai-je dit.
Il a haussé les sourcils.
— Ëlla-Nëluuj ? Que ferait-elle ici ?
Il n’était pas retourné à Chal depuis des essoan. Cokra a plissé les yeux sur Haölillyo.
— Je vois très bien ce que tu fais !
— Pardon...? a-t-il balbutié.
Elle s’est frotté le menton.
— Hmm. Tu gagnes pour cette fois.
Haölillyo m’a regardé, comme pour s’assurer qu’il n’était pas le seul à trouver la Tick étrange.
— Euh… Les Yuman auront moins peur de vous après le dîner, si vous voulez bien vous joindre à nous.
Cokra a ri en montrant les dents.
— Même pas eu besoin de les menacer, s’est-elle félicitée devant l’Ælv. Parfait, on accepte.
Les Yu ont partagé leur maigre repas sans enthousiasme. L’Ælv nous a confié être venu étudier les Mëdh, des créatures dont l’intelligence égalerait celle des espèces douées de parole. La tribu de Yu avec laquelle nous occupions présentement cette source prétendait croiser le chemin d’une colonie de « Mēdē », dans leur langue, d’ici quelques jours.
— Et vous, comptez-vous fouiller tout le couchant pour retrouver ëlla-Nëluuj ?
J’ai haussé les épaules.
— Je n’ai pas vraiment de piste…
— Pourquoi ne pas vous joindre à nous ?
Cokra lui a tendu une pierre qu’il a saisie avec circonspection.
— C’est un bon caillou, lui a-t-elle dit. Tu devrais le garder.
Il a successivement regardé Cokra, la pierre et moi avec le même air confus.
— Bien, a-t-il dit en rangeant la pierre dans un sac.
— Pourquoi pas, ai-je alors convenu. Tant qu’on continue vers le couchant.
Haölillyo a pris les Yu à part et leur a soumis sa requête, en insistant sur les avantages à bénéficier de notre protection.
— Protégés, hein ? a fait un Yu après mûre réflexion.
— Tant qu’ils ne font pas des choses de Dàmò.
— Des choses de Dàmò ? ai-je répété.
— MAN-GER LA TRI-BU, a articulé un autre comme si j’étais sourd.
Cokra s’est curé l’oreille et a malicieusement fait répéter le Yu jusqu’à l’avoir persuadé qu’elle était simplette.
Avant sa première bouchée, Haölillyo a récité les formules de remerciements aux Pères avec les Yu. Nous avons mangé une pâte blanche et amère qui m’intriguait.
— Du lait caillé, m’ont appris nos hôtes.
— Du lait ? Comme pour les nouveau-nés ?
— Oui, vous pouvez remercier les ìnūdjì, a dit le Yu en pointant les brawin.
— Ah. Je mange le lait d’une autre espèce… Étrange.
Les femelles Yu sont restées silencieuses tout du long.
Estimant que les enfants de la tribu ne nous craignaient pas suffisamment, un adulte leur a fait le récit d’un conte moral, afin qu’ils comprennent l’importance de se tenir à l’écart de « ces affreux Dàmò ».
— Il y a très très longtemps, a-t-il commencé, Págěrè était revenu au campement couvert de griffures et de morsures, un petit de Dàmò sous le bras. La tribu s’est tout de suite affolée, le traitant de fou, de dément et d’inconscient. Mais Págěrè pensait savoir mieux que tout le monde. « Ils enlèvent nos enfants tout le temps, qu’il disait. Il est temps qu’ils sachent ce que ça fait. » On lui demandait ce qu’il allait faire de l’enfant, mais surtout, on se demandait ce que les démons feraient de la tribu. Págěrè assurait qu’ils ne feraient rien, parce la tribu n’en parlerait pas. Mais le secret de l’enfant volé ne se garda pas un jour, car un Dàmò les retrouva presque aussitôt (par sorcellerie sans doute), jura que la tribu ne blesserait plus jamais aucun enfant de Dàmò, et n’épargna aucun adulte.
Les enfants n’ont plus quitté leurs mères après cela.
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