À Crocs brisés
— T’as réussi, Caei ! T’es Naræs ! t’ai-je dit.
Mais tu n’as pas souri. Dans le laps de temps qui avait succédé ta victoire, tu avais fini par te rendre compte que quelque chose manquait. Ça ne suffisait pas. Prouver ta valeur aux Riaon ne te satisfaisait pas, sans que tu en détermines la raison.
Laisse-moi te l’expliquer aujourd’hui, Caei : devenir Naræs n’a pas réparé le passé. Ça n’a pas effacé ta faim ni les mauvais traitements. Mais au lieu de l’accepter, tu as cru devoir te surpasser. Si le clan ne savait te contenter, peut-être que les terres de Chal tout entières devraient te reconnaître.
— Caei, est-ce que tu as triché ? a demandé Niashæl.
La question t’a confondue.
— Comment ça ? Tu veux ta revanche ?
— Non, je veux dire… Est-ce que tu as truqué notre combat ?
— T’es juste plus rapide que les autres, Nash.
— Je ne suis pas plus douée que les Riaon. Tu y es allée doucement.
Tu as presque ri.
— T’as été entraînée par Lyoonëi !
— C’est parce que tu voulais leur montrer que les demis sont plus forts qu’eux ? Ton sang n’y est pour rien, Caei. Tu es une koxji. Tu n’as rien prouvé du tout.
Tu t’es renfrognée.
— J’y suis pas allée mollo.
Elle a étudié ton visage avec une tendresse à laquelle tu restais aveugle.
— On va faire comme si tu disais la vérité, a-t-elle conclu.
Elle a grimacé quand Royan a commencé de coudre sa blessure au ventre. Elle avait failli mourir par ta main. Tu t’es éloignée sans un mot, pour assouvir l’envie soudaine de retrouver la forêt. Le loup t’a suivie des yeux, inquiet.
À la sortie du clan, tu as inspiré profondément, l’esprit en pagaille. Tu avais l’impression de faire de ton mieux et, malgré cela, tu décevais Royan et Niashæl. Tu décevais tout le monde. Tu ne t’attendais pas à ce que le clan t’accueille à bras ouverts, surtout pas si vite, mais leur rejet te rongeait. Comment n’y étais-tu toujours pas habituée ? Il te semblait qu’à force de se rouvrir, la plaie s’infectait.
Et si Baraghi t’avait vue, aurait-il été déçu, lui aussi ? Je suis forte maintenant, regarde, as-tu plaintivement pensé. Est-ce que c’est bon, alors ? Tu veux bien de moi ?
Une vague d’aversion envers toi-même t’a envahie. Sa mort ne changeait rien, tu n’avais pas besoin de sa bénédiction. Le Baraghi qui avait bien voulu de toi était parti longtemps auparavant. Celui dont tu venais d’apprendre le trépas ne méritait que ton mépris, et tu haïssais la faiblesse qui te poussait vers lui, qui cherchait son approbation.
Tu as soufflé bruyamment, faisant tressaillir un enfant du clan. C’était trop d’un coup. Baraghi était mort sans t’absoudre, l’un de ces odieux Llëmnoa était de ton sang, Niashæl et Royan te blâmaient, et Carunae n’était pas le pilier dont tu avais besoin.
— Kaz, est-ce qu’elle me ment ? m’a demandé Niashæl.
— Qu’est-ce que ça change ?
— C’est important pour moi.
— Non. C’est important pour ton ego, ai-je corrigé. Et toi, Royan, Caei croit que tu ne lui fais plus confiance.
— C’est pas ça… J’ai pas réfléchi. C’est juste… Je suis déjà responsable de la mort de Liehm, je voulais pas en rajouter.
— Mais… ça n’aurait pas été de ta faute, est intervenue Niashæl.
Il a haussé les épaules avec une moue triste.
— J’ai pas réfléchi.
Je lui ai fait signe d’y aller, que je continuerais les points de suture à sa place.
— Tu l’as déjà fait avant ? a demandé Niashæl avec une pointe d’inquiétude.
— Pas pour de vrai, mais Garyan et Royan m’ont montré. T’as peur ?
Elle a fait non de la tête.
Royan t’a rattrapée. Il se triturait les doigts. Tu l’as enlacé avant qu’il ne puisse parler. Le Rokian t’a étreinte à son tour après avoir accusé l’heureux choc : c’était la première fois que tu engageais les embrassades. Tu sentais son sourire contre ta joue.
— Dis-moi combien de temps je dois rester comme ça.
Royan gérait ce genre de détails, d’habitude. Pour toute réponse, il t’a serrée plus fort encore.
— Je t’ai laissée tomber, moi aussi. Je voulais pas.
Tu l’as pris comme un signal pour écourter votre étreinte. Et pour le regarder dans les yeux.
— Pourtant t’es là, as-tu dit en lui ébouriffant les cheveux. Et puis même si tu m’abandonnais mille fois, tu m’auras toujours plus soutenue que n’importe qui d’autre.
— Ça en dit plus long sur les autres que sur moi.
— Hé, c’est moi qu’ai merdé. C’est pas la première fois, en plus. Et à chaque fois, c’est toi qui te sens mal à ma place. Faut que t’arrêtes.
— Je pourrais être un meilleur kaida.
— T’es déjà le meilleur kaida.
— Le plafond est pas bien haut, a-t-il répondu en secouant la tête.
Tu lui as tapoté l’épaule, puis as froncé les sourcils.
— Carunae m’a parlé d’un truc. Tu te souviens de Nëm ? De Nyemëlls, je veux dire.
— Le Llëmnoa sympatoche ?
Un rire t’a échappé. Ce n’était pas l’idée que tu t’en faisais.
— Ce serait mon frangin, paraît.
Royan a hoché la tête. L’odeur de Nyemëlls lui avait semblé familière.
De mon côté, la piètre estime de soi de Niashæl me noyait presque, au point que j’ignorais comment elle parvenait à conserver son air calme. Elle aussi désirait prouver sa valeur, mais tu l’avais écrasée sans mal. La blessure que je soignais n’était pas celle qui la tourmentait.
Tu lui paraissais loin. Tellement loin et inatteignable. Et elle se demandait à quoi bon s’être entraînée tous ces cycles quand aucun travail n’égalerait le talent naturel et immérité des koxjin. Et pour les mêmes raisons qu’elle souffrait de sa faiblesse, elle souhaitait te suivre et t’émuler, baigner dans l’aura qui la charmait autant qu’elle la meurtrissait.
*
La saison fétide avait commencé. Les bulles-cotons explosaient en nuages nauséabonds pour relâcher leur semence dont les essaims obscurcissaient le ciel. Les visages se cachaient sous les kælmn pour échapper aux exhalaisons et les caractères s’irritaient.
Priac te suivrait, mais elle ne taisait pas ses objections. Ukte, Askai et bien d’autres étaient gênés par ton héritage et craignaient la sentence des clans. Beaucoup se sentaient humiliés de leur Naræs. D’avoir perdu contre une akci. Leur honte s’immisçait aisément en toi, par des voies déjà tracées et pavées.
Niashæl n’était pas si bien traitée ; les louanges au sujet de Katama avaient laissé place aux railleries.
Quant à Carunae, elle arpentait le clan tel un spectre. On la tolérait tout juste, et tu l’évitais.
— Tu devrais lui parler, t’a dit Royan.
— Je sais bien que tu es déçue, mais au moins tu l’as retrouvée, a ajouté Niashæl.
Elle se trompait. Tu n’étais pas seulement déçue. Carunae avait été bannie par ta faute, alors tu t’en voulais aussi. Quand tu ne t’appliquais pas à haïr Baraghi, Carunae et l’Ælv qui avait été ton père, une vérité désagréable te mordait : tout ce qu’il était arrivé de mal à ceux de ton sang était fondamentalement de ta faute.
Parce que tu avais vécu, ils n’avaient pas pu vivre heureux.
D’autres doutes t’assaillaient. Tu as rapidement réalisé que d’être Naræs s’opposait à tout ce à quoi tu étais habituée. Tu avais seulement voulu tuer Baraghi, mais tu portais à présent la responsabilité d’un clan entier, quand bien même tu n’avais jamais été responsable que de ta propre existence. Une tâche qui te semblait déjà bien assez lourde.
— Tout ce que j’ai fait jusqu’ici, c’est suivre des ordres, as-tu confié à Royan lors d’une cueillette.
Tu ne parvenais pas à changer de perspective, à passer du serviteur au commandant.
— Je me croyais libre à la Cité, mais j’étais encore esclave. Quelle débile.
— Nous tous, t’a répondu le loup.
— Mais vous aviez pas le choix… Moi, j’ai sauté sur l’occasion, je me suis même battue pour. La seule décision que j’ai jamais prise c’est de quitter Riao, et me revoilà… Tout ça pour m’enterrer dans un dôme et oublier que j’existe.
— Tes maîtres sont morts ou loin, a rappelé Royan. T’es libre, c’est tout.
— Je crois que la liberté, c’est un trop grand concept pour moi… J’avais besoin que Lyoonëi me donne une direction à suivre, et après j’ai accepté de servir Sooyolane. Peut-être que j’avais peur de me sentir perdue. Je voulais juste qu’on me dise quoi faire.
Tu as arraché un kapra de sa branche.
— Je fais quoi maintenant ?
— T’es Naræs, a-t-il dit. Tu fais ce que tu veux.
Tu as secoué la tête.
— Qu’est-ce que je suis allée m’embarquer là-dedans alors que j’ai pas ma place ici.
— Ha, a fait Royan. Tu l’as prise, ta place. C’est la tienne.
— Je le vois bien, pourtant. Ils savent que je devrais pas être leur Naræs. Et c’est même pas pour les raisons auxquelles ils pensent.
Royan a descendu une grappe de kapran. Il cherchait ses mots, des mots réconfortants. Des mensonges, peut-être.
— Y’a pas que le problème du sang, as-tu continué avant qu’il ne puisse parler. C’est dans ma tête aussi. Je suis une Naræs esclave. Riao est foutu avec moi, non ? Tout ça parce que j’ai été trop arrogante.
— Si Riao tombe, ce sera la faute de Riao. S’ils se sont tous rétamés face à une Naræs qui vaut pas un clou, bah, bien fait pour eux.
Tu as ri sèchement. On ne pouvait pas s’entraîner à devenir Naræs. Il te faudrait improviser au fur et à mesure.
Niashæl vous a alors rejoints : tu l’évitais tant que possible, mais le clan devait être trop exigu. Elle venait vider son kælm rempli de fruits et de noix. Elle en a déposé un petit tas à l’entrée d’un terrier qu’elle soupçonnait habité. Tu lui as fait signe de laisser la bête en paix : les Riaon disposaient de viande en quantité suffisante.
— Je me sens mieux, a-t-elle dit. Je vais bientôt pouvoir repartir.
Tu as éprouvé un soulagement de courte durée, avant de te souvenir de tes devoirs envers la Cité et du retour auquel tu n’imaginais même pas te soustraire.
Niashæl affichait un sourire asymétrique. Elle souriait souvent, en ta présence. Peut-être pour te rassurer, ou simplement parce que c’était dans sa nature. Dans tous les cas, des reproches formulés auraient allégé ton fardeau. À présent qu’elle se tenait en face de toi, la culpabilité te pesait plus encore ; tes tripes se serraient à t’en faire mal.
Son sourire cachait quelque chose de brisé, autre que son croc. La confiance qu’elle t’accordait, croyais-tu.
— Qu’est-ce que tu comptes faire du clan ?
— Les Riaon voudraient attaquer les autres clans, leur montrer ce qu’on vaut.
— Brandir la force de leur Naræs.
— Hm.
Le cœur de Niashæl m’est apparu confus. J’y sentais une colère sans but, une déconvenue. Je me suis démenée ! se disait-elle. Et je n’ai rien pu faire. Je ne sais même pas si Lyoonëi pourrait faire quoi que ce soit contre elle. L’écart grandit, grandit, et grandit, comme s’il n’existait pas de limite à ses progrès, tandis que nous sommes confinés à nos faibles carcasses de koxason.
Il y avait eu un temps où Niashæl te battait aisément. Un autre où vous combattiez à égalité. Encore un autre où ton évolution restait à sa portée, juste assez rapide pour l’inspirer, la pousser à se dépasser. Puis un jour, tu n’as plus pu lui servir de repère, ni à elle, ni à personne.
Tu n’étais pas une jeune âme. Tu ne luttais pas comme le reste d’entre nous. Tu n’avais qu’à te souvenir, et c’était injuste. Niashæl ne t’atteindrait plus jamais, peu importe la valeur de ses efforts. Comme Mur à son zénith, tes capacités l’invalidaient. La rendaient aveugle, son propre chatoiement noyé par les rayons indifférents d’une étoile trop proche. Alors elle avait préféré partir.
Après avoir grandi dans l’ombre et redécouvert sa lumière, elle s’était de nouveau frottée à toi. Mais la véhémence de ton éclat dépassait celle de ses souvenirs. Et son propre scintillement ne lui semblait qu’un mirage lointain.
Même pour la baston, je crains, se disait-elle en laissant s’exprimer son Dai intérieur. Et c’est la seule chose que je sais faire.
— Nash… C’est ma faute… as-tu alors bredouillé. Demande-moi ce que tu veux.
Il lui a fallu un moment pour comprendre que tu parlais de ses blessures.
— Je ne t’en veux pas, tu le sais ? Cela dit, j’aurais en effet une requête.
— J’ai dit ce que tu veux.
Niashæl s’est mordu la lèvre avec la canine qui lui restait, soudain timide.
— J’aimerais devenir ta disciple…
Tu as fait non de la tête avant même de répondre, avant même de prendre ta décision.
Tes responsabilités s’accumulaient ; tu ne trouvais pas sage d’en inviter davantage. Et pourtant, n’était-ce pas un bien faible prix à payer pour avoir manqué de la tuer ?
— J’ai déjà plus d’obligations que je peux compter…
Tu l’as regardée. La culpabilité te pinçait les tripes.
— Mais j’ai dit « ce que tu veux », alors…
— Je veux autre chose, s’est-elle précipitée.
Son pouls s’est accéléré. Sans pourtant lire son cœur, Royan a écarquillé les yeux. Il avait compris en même temps que moi, des éons avant toi.
— Oui ?
Niashæl s’est approchée et a tendu les doigts vers ta joue. Avant qu’elle ne touche ta peau, tu avais intercalé ta main, presque par réflexe. Tu as enserré le poignet de Niashæl dans une prise et éloigné de ton visage. Les yeux de Niashæl se sont embués et tu as enfin saisi ton geste, puis le sien. Tu as détourné le regard, continuant de décrocher des kapran.
— « Ce que tu veux », as-tu répété tout bas, avec une ironie marquée.
J’aurais dû lui dire. Je savais qu’elle le savait, mais peut-être avait-elle refusé d’y croire.
Niashæl, consumée par la honte, n’a pas répondu pas. Sa peau pâle a pris une couleur rose vif que je n’avais jamais vue que sur des fruits. Royan et moi avons poursuivi la cueillette. Chacun de nos mouvements nous paraissait artificiel, comme si nous prétendions l’activité, comme si nous étions vraiment en train d’appesantir l’humiliation de Niashæl.
— Je repars pas tout de suite, as-tu dit en brisant le silence. À la Cité, je veux dire. Le clan vient juste de changer de Naræs, j’ai des trucs à faire. T’entraîner, par exemple.
Niashæl ne dérosissait pas, mais a osé rencontrer ton regard.
— Je suppose que je peux mentir aux Llëmnoa… Leur raconter que je suis trop blessée pour voyager.
Royan a failli commenter qu’elle mentirait à peine, mais s’est retenu à temps.
— On utilisera des protections, comme Lyoonëi nous l’a enseigné. « Aucune raison de tuer un combattant prometteur », qu’elle dirait. Mais je t’en ferai baver. Je t’attaquerai jusqu’à ce que t’arrives à pas prendre de coup.
— Tu ne devrais pas… me montrer comment, d’abord ?
— Tu connais les techniques, non ? Tu bloques, t’esquives, tu dévies, tu me fais des prises et t’essaies de me faire tomber. Si t’en as besoin de nouvelles, tu seras obligée de les improviser. Je veux voir à quelle vitesse tu peux bouger. Ensuite on cherchera à te rendre plus rapide et plus forte, et on fera voler tes limites en éclats.
— … Ou je mourrai.
— Eh, as-tu fait avec un haussement d’épaules. On a rien sans rien.
Royan s’est pris la tête dans la main.
— Elle blague, a-t-il expliqué. Mais quand même, t’es sûre de pouvoir gérer ?
— J’ai réussi à blesser aucun Riao, as-tu dit.
Il a levé un sourcil.
— Je ferai gaffe.
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