Gravé dans le bois
Niashæl et trois Riaon regardaient Vio et Royan débattre duquel des deux graverait ton effigie sur les murs intérieurs de la hutte du Naræs, à la suite de tes prédécesseurs.
— Je la connais mieux que toi, allez. Tous les kepꜵkn qu’on a mangés ensemble… ça compte, quand même !
— T’es même pas Riao.
— La Naræs non plus, si tu veux entrer dans les détails, est intervenu Riakej.
— T’es du côté de qui, ho ? s’est indigné Vio.
Royan a profité de la diversion pour étaler des pigments dans le creux de sa main, les mélanger à de la graisse et, d’un geste ample et souple, dessiner une moustache à Vio que la surprise a empêché de réagir sur-le-champ. Avec les longues traces noires qui lui couraient des yeux aux coins de la bouche, le trait de peinture lui encadrait le nez en un masque grotesque. D’abord interdit puis furibond, il a quitté la hutte en laissant le matériel en plan. Royan s’est mis à l’ouvrage sous les profils stylisés d’un chat mordoré, d’un tigre musculeux et d’un lion roux.
— Tu sais graver, Royan ? l’a interrogé Riakej.
— Pfiou, j’ai tellement gravé ! Je dois avoir plus d’expérience que vous tous confondus.
— Vio grave nos armes depuis qu’il sait marcher.
— Et pourtant il fuit devant un peu de couleur. C’est fou, non ?
Riakej l’a regardé sans rien dire.
— En plus, a ajouté Royan, je grave depuis que Jarat sait marcher !
— Je sais pas qui c’est.
— Il est teeeeellement vieux, a-t-il menti. Teeellement sage !
— Donc t’as commencé à graver avant d’être né ?
— Eh ben, tout le monde est pas obligé de se la couler douce. Ma mère avait le plus joli utérus des terres de Chal.
Riakej a esquissé un sourire, puis examiné le contour du tigre svelte que Royan venait de tracer. Il a semblé approuver, le coin des lèvres retroussé. Royan a tendu la main vers le burin.
— Si tu te foires, Cháká sera la Naræs biscornue en plus d’être akci. Pas de pression.
— Elle s’appelle Caei, ont rappelé Royan et Niashæl à l’unisson.
Riakej a haussé les épaules et suivi ses deux compères à l’extérieur. Royan s’est mis à l’ouvrage.
— Alors, c’en est où avec l’Ælv ? Ëidhae, c’est ça ?
— … Ça n’a pas marché.
— Ah. Dommage ?
— C’est ma faute. Elle avait raison.
Royan a émis un reniflement désapprobateur.
— Tu connais l’histoire du Nis qui pleurait de la pisse ? a-t-dit non sequitur.
— Je la connais, a dit Niashæl en retenant un petit rire.
Royan a fait une moue déçue.
— Mais merci d’essayer.
*
— Aah, Baraghi, a dit Nasoa en quittant la hutte. Ça, c’était un bon Naræs. Oui, oui, oui.
— Hm, a convenu Vio. Il est mort jeune, mais il était fort.
Ils savaient que tu les entendais, et ont soutenu ton regard. Ainsi, ton clan voulait revenir à une époque révolue ?
Tes yeux se sont posés sur Carunae, qui jouait avec deux jeunes Riaon. Comme avec toi autrefois. Nyemëlls, lui, n’avait jamais connu ses bras.
Elle avait toujours la prestance d’une Naræs malgré ses essoan d’exil, as-tu songé. Avant sa chute, elle avait toujours su quoi faire. Même quand elle se trompait. Elle commettait des erreurs avec conviction, savait se faire suivre et motiver le clan pour lequel elle s’était toujours battue, même quand elle avait menacé de le détruire. Elle avait parfois fait preuve de maladresse, parfois d’une vision que tu lui enviais.
Les rêves de Carunae étaient immenses, alors que les tiens s’étaient souvent réduits à survivre un jour de plus. Tu commençais tout juste à rêver en plus grand, tandis que ta mère avait accumulé plus d’un siècle d’aspirations. Le clan avait besoin de quelqu’un de présent, de quelqu’un qui se démènerait pour que Riao trouve et réalise ses ambitions.
Pas comme toi.
Toi, tu savais seulement obéir.
« Esclave rebelle », t’avait-on un jour appelée. On s’était trompé. Tu étais juste obstinée.
Ce n’était pas ce qu’il aurait dû se passer. Tu ne méritais pas le clan. Carunae s’en occuperait bien mieux. Toi, tu ne pouvais même pas y rester. Sooyolane attendait sa Nëluuj. Et tu accourrais, comme tirée par des chaînes.
— Carunae.
Elle a levé la tête. Tu as fait signe aux enfants de déguerpir et baissé la voix.
— Je veux que tu reprennes le clan.
— Quoi ?
— Tu m’as entendue.
— Mais… tu as remporté les luttes. Et même si on s’affrontait, je ne fais pas le poids. Et surtout, je n’ai pas envie.
Tu as grondé. Mais c’était toi la Naræs, après tout. Tu as élevé la voix.
— Tu seras… vice-Naræs. Ma remplaçante quand je devrai m’absenter.
Quelques Riaon ont chuchoté. D’autres ont paru s’énerver. L’un d’eux a bafouillé un faible « mais… ». Un autre a crié qu’il faudrait organiser une lutte des remplaçants.
— C’est une ælttakr, a fait remarquer Apmos.
— Elle a été exilée.
— Elle a même pas participé aux luttes.
— Ouais, elle est en train de récupérer le clan sans rien faire, c’est n’importe quoi !
— Baraghi t’a battue, Nae. T’es plus Naræs.
— Tu dois battre Cháká si tu veux reprendre ta place. Bon courage !
Puisque l’affaire commençait à te concerner, tu as décidé d’intervenir.
— Je suis Naræs ou pas ? C’est moi qui décide, non ?
Personne ne t’a contredite.
— Ceux que ça dérange, libre à vous de provoquer Carunae en duel.
Carunae avait été une Naræs redoutable et survécu seule dans la forêt. Si des Riaon avaient l’intention de l’affronter, ils n’en dirent rien.
Tu t’es retirée, laissant Carunae seule face à votre clan, puis as senti une main se poser sur ton épaule. Tu t’es d’abord raidie, puis décontractée en entendant la voix de Royan. Il avait terminé le relief.
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