Ralliement Réticent
Pᴏᴜʀᴏ̨ᴜᴏɪ sᴜɪs-ᴊᴇ ʀᴇᴛᴏᴜʀɴᴇ́ᴇ ᴀ̀ ʟᴀ Cɪᴛᴇ́ ?
Dans un sens, c’était ton maître.
J’ᴀᴠᴀɪs ᴏ̨ᴜɪᴛᴛᴇ́ ᴍᴏɴ ᴍᴀɪ̂ᴛʀᴇ. Jᴇ ʟᴜɪ ᴀᴠᴀɪs sᴜʀᴠᴇ́ᴄᴜ.
Pour te précipiter vers un autre. Tu aspirais à la liberté, Caei, mais tu n’osais la toucher.
Le vol m’a semblé plus aisé qu’à l’aller, nul doute parce que mes ailes atteignaient leur taille définitive. Mes muscles restaient inhabitués à ce genre d’effort toutefois, j’ai donc dû reprendre des forces sur vos sh’shël en plusieurs occasions.
Niashæl discutait avec toi de quelques récentes réformes de la Cité. Tu n’osais pas trop parler, de sorte que ce n’était pas réellement une conversation. Son air radieux te soulageait, et si Niashæl s’inquiétait de ton mutisme, elle n’en a pas parlé. Tu te perdais fréquemment dans tes pensées, ne nous entendant parfois pas du tout.
Il te semblait avoir tant à faire, en si peu de temps. Le don de duplication dont tu avais parfois rêvé pour répondre aux sollicitations de Sooyolane et des Llëmnoa n’aurait plus suffi. Tu ne te défaisais de la sensation d’avoir abandonné Riao, une fois encore. Dans ta rancune, tu n’avais rien dit à Carunae de tes projets, certes confus, pour le clan et pour Chal.
Tu songeas également que, d’abord partie en quête d’une identité fixe (Dai, de préférence), tu avais accumulé plus de rôles que tu n’aurais su en jongler. Par conséquent, tu menais à mal les responsabilités endossées et ton identité se perdait dans la brume. Qui étais-tu ? Une Nëluuj absente et une Naræs de l’ombre ? Il te fallait déterminer tes priorités, au risque de décevoir Lyoonëi.
Comment, as-tu songé en observant Niashæl qui volait devant toi, parvenait-elle à concilier les deux entités qui cohabitaient en elle ? Tu l’avais toujours sentie en équilibre, en paix quelque part, tandis qu’un Dai et un Ælv s’entre-déchiraient sans cesse en ton âme. Le Dai semblait toujours sur le point de gagner, mais la résilience acharnée de l’Ælv l’empêchait de succomber enfin. En attendant l’issue du combat, tu ne serais ni l’un ni l’autre.
Quand nous sommes parvenus aux portes de la Cité, un groupe de Dai en assaillait les portes. Les exilés s’étaient enhardis en ton absence. Après m’avoir assis de force sur ton sh’shël et enjoint de me mettre en sécurité à l’intérieur des murs, tu t’es approchée des assaillants, imitée par Niashæl. Tu n’as pu t’empêcher de penser que si les Dai ne semaient pas parfois le trouble, les Ælvn s’ennuieraient à mourir. Voyant deux Dai les rejoindre, la petite meute a cru à du renfort.
— Des Riaon viennent nous prêter main-forte ! a dit un Frreshie avant que sa tête s’envole dans un jet de sang.
— Les chiens ! Ils ont buté Kyapo !
— Pourquoi tu traites toujours tout le monde de chien ?! a grogné un Rokian.
— Tu dis ça alors que tu traites toujours les Ælvn de « serpents vicieux » ? a renchéri un Frreshie.
— Bah, vous pétez tous plus haut que votre fion, j’vois pas bien la différence.
Bouillonnant de rage, les trois Frreshien encore en vie ont attaqué le Rokian, qui a perdu un œil sous l’assaut.
Un second Rokian s’est joint à lui pour charger les Frreshien pendant que les Dai restants s’éclipsaient au plus vite. Les Frreshien et les Rokiann vous avaient complètement oubliées. N’a bientôt subsisté qu’un Frreshie salement amoché dont tu as abrégé les souffrances.
— Et c’est pour ce genre de déchets qu’on m’a fait revenir… Même les clans en veulent pas.
Niashæl est restée silencieuse. Encore des corps... Elle en avait trop vus. Tu n’avais rien d’une protectrice à ses yeux.
Son regard a chuté sur les carcasses sans vie. Des exilés, au même titre que les meurtriers de ses parents ; des sans-clans, au même titre que son père. C’était donc ça. L’un ne va pas sans l’autre.
Les sans-clans que tu regardais de haut, Ama, Carunae et Niashæl elle-même en avaient fait partie. Et toi aussi. Ce n’était pas la première fois qu’elle te voyait mettre à mort son peuple, soient-ils nouveau-nés ou bannis. Elle ne trouvait pas la force de te le reprocher, cependant. Tu n’étais que l’instrument, n’est-ce pas ? Si ce n’avait été toi, ç’aurait été quelqu’un d’autre, n’est-ce pas ? Peut-être te cherchait-elle des excuses. Quant à ses propres remords, d’où venaient-ils...? Elle n’avait pas participé au massacre de ses congénères. Mais s’il l’avait fallu… s’il avait fallu te venir en aide… alors sans doute aurait-elle…
À peine aviez-vous posé le pied dans la Cité qu’une horde de Llëmnoa vous a entourées.
— Ëlla-Nëluuj, couverte de sang, comme à son habitude.
Tu as inspecté tes vêtements. Une giclée sombre tachait la manche, souvenir du Frreshie mourant, et un embrun rouge venu d’on ne sait où.
— Ça va, c’est pas le mien.
Laavel a exprimé sa désapprobation.
— Vous avez été bien trop longue ! Avez-vous ne serait-ce que songé à ëlla-Chal ?
— Si sa sécurité était en péril, n’oubliez pas que vous en seriez la première responsable, ëlla-Nëluuj !
— Qui sait ce qui peut arriver, avec tous ces Dhaemon qui rôdent…
— Il semble qu’ils aient eu vent de votre… inaction. Ils nous assaillent jour après jour.
— Quoique, grâce à vous, il en viendra un peu moins.
— À votre service, as-tu ironisé.
— Niashël, n’est-ce pas ? Vous m’avez l’air en forme, a remarqué Fayaas d’une voix soupçonneuse.
— Euh, oui, ça va mieux, a-t-elle répondu sans trop mentir.
Un garde a récupéré les sh’shël et on nous a escortés au dôme de Chal, où Niashæl n’était pas la bienvenue malgré tes protestations. Elle a remercié les Llëmnoa de leur accueil cordial (sans aucune ironie, à ma surprise), puis s’en est retournée dans la forêt. Les Llëmnoa semblaient attendre mon propre départ : tu leur as donc rappelé ma permission de circuler, à moins qu’ils ne désirent revenir sur leur parole.
Ils ont tiqué et nous ont accompagnés jusqu’à la salle du trône, vide pour l’instant.
Sooyolane est arrivée suivie de son guérisseur personnel et s’est assise avec pompe sur le trône surélevé, nous surplombant. Tu as noté son regard accusateur. Malgré sa patience avérée, Chal avait appris à se montrer ferme, ce qu’en aucun cas tu ne lui aurais reproché.
Sans prendre la peine de t’appeler, elle t’a fait signe d’approcher. Tu t’es agenouillée à contrecœur, acceptant mal le fait d’être ainsi traitée mais soucieuse de ne pas l’aggraver davantage. Tu lui avais juré une protection qui impliquait une désagréable soumission. Protection jusqu’à présent toute relative.
D’un regard faussement enclin au pardon, Sooyolane a élevé la voix :
— J’apprécie le fait que tu rallies les Dhaemon à la cause ëlv, mais tu as laissé tes autres devoirs en suspens. Ma sécurité devrait être ta seule préoccupation. J’ai également appris que l’investigation que nous t’avions confiée patauge.
Elle a soupiré, comme s’il lui était pénible de continuer.
— De toute évidence, nous t’en demandions trop. Nous te confierons donc des devoirs à ta portée, à l’avenir. Quoi qu’il en soit, s’il te prenait à nouveau l’envie de nous abandonner, tâche d’envoyer des émissaires aux clans à ta place.
Tu as docilement baissé la tête, mais roulé les yeux. Inutile de répondre par une promesse que tu ne tiendrais pas.
— Tu fais bien de te taire, Lyoonëi est encore plus déçue que moi.
La remarque t’a piquée.
— Par ailleurs, déserter sous des prétextes égoïstes me contrarierait beaucoup. As-tu progressé de quelque façon ?
— Oui, as-tu à peine menti.
Tout dépendait du point de vue, après tout. Si la Cité profitait peu de ton séjour à Riao, toi, tu avais indéniablement progressé.
Sooyolane n’avait pas été si crédule que ses conseillers, semblait-il.
— Ëlla-Chal me rappelle de plus en plus Annyasi-Chal, a chuchoté un Llëmnoa admiratif.
— Soyez redevable envers ëlla-Chal, a ajouté Fayaas à ton encontre. N’eût été que nous, vous n’étiez plus la bienvenue.
Tu as froncé les sourcils. Tu avais certes manqué à ton devoir, mais rien ne s’était produit. Tu sentais le choix fatidique se rapprocher. Nëluuj ou Naræs, les deux rôles ne se mariaient pas. Tu choisirais, mais pas de suite. Il te restait des choses à faire.
Passé les remontrances, on t’a sommée d’accomplir ton travail qui consistait, à ton grand regret, à demeurer aux côtés de Sooyolane dans ses moindres déplacements. Cette fois-là pourtant, tu l’as suivie aussi fidèlement qu’Essea suit Salainashra, sous mon regard attristé qui n’a fait que nourrir ta hargne. Au moins, aucun Riao ne te verrait ainsi.
*
Revoir Niashæl vêtue d’une tunique riao, sans trace de son héritage ælv, a un instant horrifié Ëidhae. Hors de la Cité, la sang-mêlé avait repris des habitudes claniques qu’Ëidhae ne soupçonnait pas. Elle s’est toutefois reprise : elle avait vu mille fois, elle aimait même, son sourire carnassier, à présent abîmé. C’était le sourire dhaemon, les rires de bon cœur où les autres Ëlvessei ne voyaient jamais que la mort.
Elle s’était habituée à nos oreilles animées, à nos grands yeux en pointe de flèche, à nos corps couverts de pelages aux motifs étranges, aux couleurs extravagantes de nos iris, de nos peaux et de nos cheveux.
Comment cette démarche innocente, sur la pointe des pieds, comme une danseuse ëlvessei, comme une Dhaemon sereine, avait-elle pu lui évoquer des sentiments si étrangers ? Y avait-il autre chose, se demandait-elle, qui pourrait l’effrayer chez Niashël ? Et si elle-même craignait celle qu’elle aimait, comment Ëlvessei et Dhaemon pourraient-ils jamais s’entendre ?
— Hé, a simplement dit Niashæl. Je croyais que tu ne voulais plus me voir ?
Ëidhae a marqué une pause, stupéfaite.
— J’étais en colère… Je ne sais plus ce que j’ai dit. Est-ce qu’on peut… est-ce qu’on peut revenir en arrière ?
Niashæl a réfléchi. Elle savait ce qu’elle voulait vraiment. Elle savait aussi ne jamais l’obtenir.
Elle a accepté sans enthousiasme. Ëidhae a dû s’en apercevoir mais, trop soulagée, n’y a pas prêté attention.
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