Catimini
Caei à Royan
Vingt-quatrième message
Hé, vieux Rok. Juste de retour à la Cité. Kaz est pas tombé du ciel. Nash est encore un peu déçue des Dai, je crois. J’aurais peut-être dû rester à Riao, ou alors pas partir du tout. J’en ai assez de jouer les larbins, surtout qu’ils savent pas m’utiliser. Je sais seulement me battre (mais je le fais bien !) et ils me demandent tout sauf ça. Sooyolane m’en veut, je crois ? Ça me tracasse en plus, quelle ratée...
Des infos sur tes parents ou toujours le brouillard ?
Les pas de Sooyolane t’ont menée au dôme d’Amës, sensiblement plus petit que le dôme royal, qui abrite la plus grande partie des habitations.
Sooyolane tenait à se montrer proche de ses sujets, et son manque de précautions t’a consternée : un assassin aurait pu se faufiler dans la foule et abréger sa vie sans que personne ne le remarque. Ou s’exposait-elle parce qu’elle te savait sur ses pas ? Tu l’espérais. De toute évidence, il te faudrait lui expliquer les règles de sécurité les plus élémentaires.
Après un regard dans ta direction, Sooyolane a fait l’effort contraire à la nature ælv de s’intéresser aux quelques travailleurs yudæln de ce secteur, lesquels se sont méfiés du groupe d’Ælvn qui demandait à entendre le récit de leur vie.
— C’est pas très poli, je crois ? Non ? s’est moqué l’un d’eux.
Mais ta présence, si bâillante et indifférente soit-elle, a délié les langues.
— J’étais aux Frreshie d’abord, s’est confiée une Dai qui a même fait l’effort de parler en ælv. Après Tick attaque et vole les esclaves. Frreshie c’était… très nul, mais Tick ça va, je plains pas.
— Mais personne ne devrait dépendre de la bienveillance d’un maître, a répondu Sooyolane, qui pensait faire preuve de sagacité.
Au moins, elle ne s’est pas offusquée de l’ælv charcuté de la Yudæl, contrairement à sa suite qui démangeait de la corriger. Sans surprise, la Dai a esquissé une grimace confuse, pas sûre de ce qu’elle venait d’entendre.
— T’es en train de dire que l’esclavage, c’est mal ?
Son ton sarcastique sourdait même de la langue ælv. Sooyolane, heureusement, a accepté la critique sans riposter, quoiqu’elle ait dû tenir à l’œil son escorte offusquée.
D’autres Dai, profitant de ce qu’on leur demandait leur avis, ont évoqué les quotas de chasse, de nouveau abaissés en ton absence. Tu as lancé un regard noir aux Llëmnoa. La Cité forçait déjà les tiens à la servir en un simulacre d’esclavage pour une pitance insuffisante ; les empêcher de chasser revenait à les affamer.
— T’as un morceau de bouffe coincé dans les dents, a conclu un Yudæl.
Le Llëmnoa en question a retenu sa honte et même remercié son interlocuteur, qui n’a pas poursuivi l’échange. Pour l’Ælv, c’était une question d’image. Pour nous, de calories.
Les citoyens traitaient Chal avec si peu de déférence que ta surprise frôlait l’incompréhension. Même les Dai tenaient au moins à saluer le Naræs s’il passait près d’eux. Quoique les Ælvn aient la réputation de tenir exagérément à l’étiquette, aucun d’eux ne semblait porter grand intérêt à Sooyolane. Tu étais tentée de poser la question, mais t’es ravisée.
Tu as fini par demander ce qu’il se passait à Fevaol, la Llëmnoa qui vous accompagnait, et appris que Chal avait décidé de faire le tour des habitations. Ce n’était pas ce que tu avais voulu dire, mais tu t’es tout de même enquise de la raison. Elle s’est contentée de lever les yeux au ciel, une impolitesse qu’elle tenait sans doute de toi.
Tu commençais à trouver le temps long, quand une Ælv âgée et pressée a foncé droit sur toi. Tu as évité la collision mais bousculé un autre qui a chuté. Tu l’as aidé à se relever. Il a commencé à te remercier, mais s’est interrompu en découvrant ton visage.
— Une Dhaemon. Je dois rêver.
Stupéfiée par sa franchise, tu n’as pas répondu.
Une foule compacte s’est formée autour de toi, te rappelant ton premier jour suffoquant dans la Cité.
— Vous avez vu ? Cette Dhaemon a renversé ce pauvre citoyen !
— Aucun savoir-vivre, ceux-là !
— Et ce n’est pas la politesse qui les étouffe ! Excusez-vous, au moins.
— Que fait-elle hors de son secteur nauséabond ?
— Si vous êtes incapables de vivre en communauté, gardez-vous d’envahir la Cité !
Quoiqu’ils ne représentent aucune menace réelle, ces Ælvn te mettaient mal à l’aise. Sans t’accorder le temps de la réflexion, tu as forcé le passage et bondi sur une rambarde pour échapper à la cohue et respirer. Malheureusement, les Ælvn heurtés au passage devinrent hostiles à leur tour, bientôt rejoints, t’a-t-il semblé, par tout l’étage.
— Sales Dhaemon ! Qu’ils retournent d’où ils viennent !
Était-ce ce que les réfugiés dai vivaient chaque jour ? Tu t’es soudain senti le devoir de les renvoyer dans leurs clans respectifs. Avec ou sans leur consentement.
Tu ne trouvais Sooyolane nulle part, tête blonde dans une forêt sable. T’échappant à l’accès de violence des Ælvn (tu aurais juré qu’on t’avait griffée), tu te demandais comment annoncer à Chal que ses sujets en avaient après la Nëluuj.
C’est l’un de ses serviteurs qui t’a retrouvée.
— Ëlla-Chal vous fait savoir qu’elle n’est « pas Chal en ce dôme » et vous prie de nous retrouver au plus vite afin d’assurer une protection pour le moment toute relative.
Tu as maudit Sooyolane et les Ælvn, mais empoigné son serviteur pour te guider. La foule vindicative, toutefois, ne t’a pas laissée circuler.
— Je mords le premier qui s’approche !
Tes assaillants se sont momentanément calmés. Après tout, « On ne sait pas ce qu’on pourrait attraper ».
— On sait ce qu’on pourrait perdre, cela dit.
L’atmosphère est devenue moins étouffante : les Ælvn se sont écartés pour te laisser passer, plus animés par la crainte que par compassion. Tu as quitté l’étage indemne. Une fois dans l’élévateur, tu as porté ton kælm en foulard et baissé les yeux pour dissimuler ton visage, attirant des regards curieux, mais pas agressifs. Sans plus d’obstacles, tu as flairé Chal.
Sooyolane retrouvée, tu l’as scrupuleusement suivie. Mieux valait l’ennui que l’assaut d’Ælvn fébriles.
Tu scrutais les Ælvn devant lesquels vous passiez, et as réalisé qu’ils ne connaissaient pas le visage de leur souveraine. Aucune émotion, aucune surprise, aucun signe d’une quelconque réminiscence ne franchissait leurs visages à son approche. Et Sooyolane ne s’efforçait pas de se faire connaître, au contraire.
Comment un peuple pouvait-il laisser une parfaite inconnue le diriger ? C’aurait été inconcevable pour un clan. Toi-même, tu te situais à l’extrême limite de ce qu’on pouvait tolérer pour Naræs.
Mais les Ælvn ne s’opposaient jamais, à ta connaissance, à la Chal anonyme que d’autres s’étaient chargés de désigner à leur place. Connaissaient-ils au moins les critères strictement physiques qui avaient décidé de son intronisation ? Et si aucun de ses citoyens ne la voyait, pourquoi l’apparence de Sooyolane avait-elle été primordiale ?
Habituellement, les Chal succédaient à leurs parents, ce qui relevait au moins d’une certaine logique. Mais sans lien filial avec la famille royale, à demi Dai, inconnue de son peuple, Sooyolane n’avait rien remporté non plus qui s’apparente à des luttes de succession.
Elle s’est brusquement arrêtée, interrompant ta rêverie.
— Ëlla-Llëmnoa, rentrons. J’ai trouvé ce qui pourrait rendre heureux notre peuple.
C’est ainsi. Chal rend visite incognito à ses sujets pour observer le peuple en quête de problèmes à résoudre. Tu t’es demandé s’il n’était pas plus rapide de les interroger, mais cela constitue sans doute une approche trop directe pour leur espèce.
*
Aoka à Caei
Premier message
Nasoa est revenu. Les Rokiann étaient pas intéressés par une alliance, même si Royan a fait ce qu’il a pu. Leur Naræs avait pas l’air de croire nos histoires d’Apræncal et de koxji. Par contre l’alliance avec Boꜵr et Tick a l’air solide. Ils devraient pas nous poignarder dans le dos tout de suite.
De retour au dôme, Sooyolane a convoqué l’ensemble des Llëmnoa. Ceux qui, trop occupés à vérifier des listes ou nombres quelconques, n’avaient pas pu l’accompagner sur le terrain se sont pressés devant la fastueuse table du Conseil. Inclinés devant leur souveraine, ils ont récité les salutations d’usage puis se sont assis à leurs places.
Pour la première fois depuis des pirishoan, tu n’as pas esquivé la soporifique Réunion du Conseil et as maintenu ton rôle de Nëluuj : debout à côté de la souveraine, tu n’as plus bougé pendant plus d’un vingtième de ciel tandis que les maîtres de la Cité se lamentaient de l’indécence des Dai qui couraient partout et montaient aux rambardes comme aux plantes. Les Riaon, notamment, avaient du mal à se faire à l’idée que la grimpe n’était pas un moyen de locomotion admissible sous les dômes. Les Llëmnoa jetaient parfois un regard dans ta direction compte tenu de tes infractions récentes. Mais ton esprit vagabondait.
Tu t’es imaginé décapiter les Llëmnoa présents. Leurs têtes s’envoleraient, ce qui serait plus intéressant à voir que sur les Dai, aux démembrements rarement plus que partiels. Combien les Ælvn saigneraient-ils ? Davantage ou tout autant ? Peut-être avais-tu des idées trop violentes, as-tu songé. Tu devrais te trouver un loisir calme et serein, pour changer. La chasse, peut-être. Merde, c’est violent aussi. La pêche ? La cueillette ? Meurtre, meurtre, meurtre. La gravure ? Un bois déjà mort ne comptait pas, sans doute ? Si tu tranchais vraiment la tête d’un Llëmnoa, les autres se plaindraient-ils d’abord de sa mort ou du sang sur leurs robes ?
Pour soutenir l’insoutenable, tu t’es convaincue qu’il s’agissait d’un entraînement au camouflage. De fait, il te semblait te fondre dans le mur.
Avant que les conseillers distingués n’aient pu évoquer tous les avantages et inconvénients de l’emplacement des nouveaux décors floraux, le mur a posé une main sur la table et chuchoté à l’oreille de Chal.
— Je sais comment améliorer le bien-être du peuple.
— Que crois-tu nous apprendre ? Nous traitons la question depuis plusieurs déciles.
— Pardon, a dit le mur en ælv, j’ai cru que vous parliez de fleurs et de peintures. Je vous prie de m’excuser.
L’esprit de Sooyolane n’était pas encore assez endormi pour ignorer l’ironie et, un peu vexée, elle t’a enjointe à te hâter.
Ta proposition tenait en une phrase :
— Éjectez les Dai de la Cité.
L’ensemble du Conseil t’a fixée silencieusement. Aucun d’entre eux ne voyait où tu voulais en venir, et ils n’ont pas cru un seul instant que tu puisses agir dans l’intérêt des Ælvn. Ils avaient d’ailleurs raison.
— Pourriez-vous nous expliquer votre proposition plus en détail, ëlla-Nëluuj ? Qu’apporterait cette décision ?
— Les Ælvn ne subiraient plus la présence des Dai en leurs dômes…
Tu réfléchissais à un autre argument susceptible d’influencer les Llëmnoa, mais Oëlevva t’a devancée :
— Je sais parfaitement quels bénéfices les Ëlvessei en retireraient, et ils sont conséquents. Pour n’en citer qu’un seul, nous serions très certainement déchargés du meurtrier qui rôde toujours parmi nous. Ce qui m’interroge, ce sont vos motivations. Qu’obtenez-vous à exclure des réfugiés dhaemon de la Cité qui, seule, a su les accueillir ?
— Les anciens esclaves ont toujours vu la Cité comme un refuge provisoire, as-tu répondu avec sincérité. Certains ont déjà regagné leurs clans respectifs. Mais ceux qui sont encore dans la Cité devraient pas y rester, c’est pas un endroit pour eux. Et les Ælvn le leur font bien comprendre. Votre peuple veut pas de nous ici.
Le « votre peuple » a semblé choquer quelques Llëmnoa, qui s’étaient peut-être efforcés d’oublier que la Nëluuj n’était qu’à demi ælv, malgré ses excentricités manifestes.
Tu as tout de même poursuivi :
— J’ai pas l’impression que les Yudæln ont réellement assimilé le fait qu’ils étaient libres. Et le comportement des Ælvn les aidera pas.
Même si tes fins concernaient résolument les Dai, les avantages indéniables pour les Ælvn n’ont pas laissé les Llëmnoa indifférents. Qu’une telle proposition vienne de la Nëluuj, en outre, les protégerait d’éventuelles retombées politiques.
Jamais une décision n’a été approuvée aussi rapidement au Conseil. En quelques instants, Sooyolane et les Llëmnoa avaient voté en faveur de ton idée. Ils t’ont chargée du relais avec les Dai et de réaliser ta vision « au plus vite ». Les détails restaient flous, mais l’objectif était clair : les Dai devaient quitter la Cité.
Annotations