Karezial
Cokra a jeté à terre une gravure tout juste achevée. Un petit Yu a récupéré l’image quand elle s’est suffisamment éloignée. Il a babillé quelque chose et appelé les autres jeunes, qui se sont attroupés autour de l’image.
— Tu vas peut-être réussir à t’intégrer, a dit Haölillyo à la Tick. Ils trouvent ton dessin adorable.
— Eurh, tu ferais chialer un Dai.
Elle s’est attelée à une gravure moins adorable. La figure de Peliamin tenait un arbre déraciné dans chaque main et se battait contre celle de Malakei, le crâne d’un cheval à ramures dans la gueule.
Elle a abandonné cette image comme la précédente. Les enfants se sont de nouveau agglutinés, avec des cris de surprise cette fois, attirant des adultes courroucés à la vue de l’art clanique.
— Perama et Marake, ont-ils reconnu.
— C’est qui ? s’est enquis un enfant dans la langue que je comprenais encore mal.
— Des Damo malfaisants.
— Veut dire quoi ? ai-je demandé.
— Malfaisants. Ils ont tué des gens, a répondu une Yu avant de réaliser, scandalisée, qu’elle s’adressait à une non-personne.
Ses pairs l’ont regardée comme si elle était subitement tombée morte. Elle est partie quémander une sorte de purification auprès de l’aïeule.
— C’étaient des tueurs, ouais, a tendrement poursuivi Cokra après la traduction de l’Ælv. Comme nous… et comme les Yu.
Il y avait moins d’affection dans sa dernière phrase.
— Je ne suis pas un tueur ! s’est indigné un Yu. Vous avez tué des gens ?!
— « Tuer » s’applique à beaucoup de situations en damo, est intervenu Haölillyo. Écrasez une fleur, et vous êtes un tueur.
Il a évité de mentionner qu’il n’était pas impossible que Cokra ait personnellement abrégé la vie de quelques Yu.
— Lui aussi c’est un tueur, a dit la Tick. Qu’il raconte pas de craques. Il vient de buter un pajit pour le bouffer.
— Je n’ai pas menti ! s’est indigné le Yu. Je n’ai jamais tué ! Le padjit ne compte pas !
L’Ælv, Cokra et moi avons échangé un regard perplexe avant de nous souvenir de leur mépris pour les non-Yu.
— S’ils étaient capables de nous tuer, ils n’y verraient aucun inconvénient, c’est ça ?
— Pas forcément. C’est différent pour les peuples doués de parole, m’as appris Haölillyo.
— … et ceux qui parlent seulement la langue du silence ? a demandé Cokra.
L’Ælv y a réfléchi, le doigt sur la bouche.
— Je ne sais pas. Je suppose qu’ils les considéreraient comme leurs égaux néanmoins.
— « Égaux », hah ! a-t-elle fait comme s’il s’était agi d’une blague.
— Je connais beaucoup de Dai qui seraient furieux d’être les égaux des Six Doigts.
— Comme nombre d’Ëlvessei.
— Le mot qu’il a utilisé, « malfaisant », ça veut dire tueur de ceux qui parlent ?
— Non, je ne crois pas qu’il existe d’équivalent dhaemon. C’est « thüürai » en ëlvalvala. On l’utilise surtout pour parler de votre espèce…
J’ai ri de sa franchise.
— Je comprends. Dis-lui que Peliamin n’était pas « malfaisant ».
— Malakei non plus, est intervenue Cokra avec une moue boudeuse.
— On sait trop rien de Malakei, je préfère ne pas m’avancer.
— Pff, les chroniqueurs, a-t-elle grommelé.
— Mais… Peliamin était malfaisant, a insisté Haölillyo.
J’ai secoué la tête.
— Son clan l’adorait, ce n’est pas pour rien.
— Le « bien » et le « mal » ça veut rien dire, a dit Cokra en empruntant les termes ælv. C’est basé sur rien du tout et vous décidez comme ça vous chante.
— Dis aux Yu que tu es en désaccord avec nous, alors, ai-je prié le chercheur.
Il a hésité, puis s’est entretenu avec la tribu confuse.
— Comment Perama peut être malfaisant et bienfaisant en même temps ?
— Les Damo ne croient pas au mal, a répondu Haölillyo.
— C’est facile quand ils sont tous malfaisants.
L’Ælv l’a entendu, et je l’ai senti perdre un peu de patience.
— Les Damo pensent qu’il est possible de commettre des erreurs et de blesser sans raison, mais que chacun essaie de se conduire moralement.
Un Yu a craché au sol, une piètre rébellion qui a fait sourire Cokra et indigné Haölillyo.
— Comment ça, Perama n’était pas malfaisant ?
— Il a agi dans l’intérêt de son clan, un acte moral de son point de vue. Il pensait devoir éliminer d’autres clans pour atteindre son but, ce qui était une erreur.
— C’était un tueur, a insisté le Yu. Il était mauvais de toute façon.
— Écoutez, je n’ai pas pour habitude de défendre les Damo, mais ils ne voient pas de grande différence entre tuer ce que vous appelez des « bêtes », des « gens » ou des « plantes ». Sous cet angle, tout ce qui vit est malfaisant.
— Alors ils sont aussi stupides que dans les légendes, a dit un Yu en étouffant un rire. Les animaux et les plantes ne font pas grand-chose à part dormir et voler nos réserves. Ils ne servent à rien d’autre qu’à se faire manger.
Ni Cokra ni moi n’avions saisi la teneur de leur échange, mais Haölillyo était visiblement horrifié.
— Je préfère ne pas traduire cela. Vos hôtes risquent de devenir vindicatifs. Et pendant que nous y sommes, mon espèce tient toutes les formes de vie en haute estime et rechigne à tuer la moindre d’entre elles. D’une certaine façon, nous sommes pratiquement en adéquation avec les Damo sur le sujet.
— C’est que vous êtes stupides aussi.
— Et vous manquez de courtoisie, comme les Damo.
— Bon, il dit quoi, à la fin ? suis-je intervenu.
L’Ælv s’est serré les mains et a inspiré.
— J’ai expliqué votre point de vue, mais leur moralité diverge trop. En ce qui concerne les Ëlvessei et les Dhaemon, et c’est peut-être la seule chose que nous avons en commun, une vie vaut exactement une vie.
Je n’étais pas sûr de comprendre. Cokra se grattait la joue.
— Bah, c’est évident, a-t-elle dit. Y’en a qui pensent autrement ?
— Dans leur système de valeur… La différence entre nos trois espèces et le reste du vivant est trop importante. Je suspecte qu’ils considèrent à peine les autres créatures comme des êtres vivants.
Un court silence s’est installé, le temps pour nous d’intérioriser ses paroles.
— Ils sont tarés…
— Vous savez, les Dhaemon en sont peut-être responsables. « Maltraite ton prochain, et tu lui apprends à traiter les autres pire encore ».
Il marquait un point selon moi, qui ne suis pas un ardent défenseur de l’esclavage, mais Cokra n’était pas convaincue.
— P’tet qu’ils étaient horribles dès le départ et qu’ils ont juste eu ce qu’ils méritaient.
Haölillyo l’a fixée sans ciller.
— N’allez pas répéter que je partage l’avis d’une Dhaemon... Mais quoique je désapprouve le traitement de votre espèce envers les Yuman, plus je passe de temps auprès d’eux, moins ils s’attirent ma patience et ma sympathie.
Cokra m’a fait un sourire en coin. « Il nous apprend rien », semblait-elle dire.
— Certaines de leurs opinions sur les Dhaemon rejoignent celles de mon espèce. Il est vrai qu’Ëlvessei et Dhaemon apprécient toutes formes de vie avec une égalité mesurée, même si nous éprouvons une préférence inévitable pour nos familles et clans. Mais de mon côté de la Rivière, nous chérissons ces vies, et n’y mettons un terme qu’avec la plus grande réticence. Vous tuez très… libéralement.
Cokra a bâillé. Ce n’était qu’une observation en ce qui la concernait, mais j’ai pris la remarque de Haölillyo comme une question : d’où venait cette différence ?
— Peut-être que c’est lié au taux de mortalité.
L’Ælv a fait non du doigt.
— Il s’agit d’une conséquence, pas d’une cause. Si vous cessiez de vous entre-tuer…
— Nan, t’as pas mis les pieds dans un clan, ça se voit, a dit Cokra qui avait vu où je voulais en venir. Même naître, c’est un défi. La plupart des nouveau-nés souffrent jusqu’à ce qu’on leur enlève la vie.
— La mort marche à nos côtés depuis notre premier souffle. Nous devons manger de la chair pour survivre.
— Et la première chasse d’un petit Dai, c’est pas toujours la joie. Ça leur arrive souvent de chialer.
J’ai acquiescé.
— On apprend très tôt que notre survie requiert le sacrifice constant de ce qui nous entoure.
— Chaque souffle est une bataille quand hashsaytora umkæssꜵ.
« Tu ne peux pas chasser, tu ne peux pas rester ». C’était la règle.
Haölillyo nous a regardé l’une et l’autre, d’abord dubitatif. Il a lentement béé quand il a réalisé que nous disions vrai.
— Je n’en avais aucune idée… a-t-il dit avec un soupçon de pitié qui n’a pas manqué de contrarier Cokra.
— Tout cela étant dit, ce n’est pas une excuse.
— Et on s’en cherche pas, a ajouté la Tick sur le ton de la confrontation.
Elle s’est alors détendue, et a légèrement souri.
— Y’a aussi le fait qu’on adore se taper dessus.
Haölillyo a de nouveau béé.
— Oui… a-t-il faiblement convenu.
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