Pot pourri d’imbroglios
Vous vous êtes rendus au secteur dai à la fin du premier tiers et demi de ciel, au moment où la plupart des Yudæln terminaient leur labeur quotidien. Il ne s’était encore rien produit, mais Nyemëlls noircissait déjà des pages de notes. Tu lui as conseillé d’attendre dehors pour éviter aux Dai de se sentir surveillés ; il était important qu’ils s’expriment librement. Il a refusé.
— Il est de mon devoir de rapporter tout ce qu’il se sera produit.
— Invente, tant pis.
Sa bouche a formé un « oh » outré. Il prenait ses responsabilités au sérieux, a-t-il dit, contrairement à une certaine Nëluuj.
Tu t’es assise à côté d’Akam qui dévorait un rodia, pendant que Nyemëlls encaissait les regards tantôt inquisiteurs, tantôt menaçants des Yudæln.
— Caei ! Ou plutôt Naræs, maintenant ?
— Les nouvelles voyagent vite.
— Kaz et Nash parlent que de ça. Bravo, mais tu devrais pas être dans ton clan ?
— Ah… J’ai encore des petits détails à régler ici.
— Profites-en tant que tu peux encore partir. Échanger un maître contre un autre, c’est une connerie.
Akam tombait très à propos.
— En parlant de ça, j’aurais une proposition à faire à Yudæl, tout à l’heure. J’attends que tout le monde arrive.
Akam a regardé les alentours.
— Il manque les jeunes de l’entrepôt du levant, mais après t’auras pas plus de monde.
— Kaz finit bientôt, il me semble.
— Ça dépend, il traîne.
— Et Nash a terminé depuis longtemps. Je la vois pas.
— Oh tu sais, avec celle-là.
Tu as levé un sourcil.
— Comment ça se passe avec l’auu, au fait ?
— Il grandit et court partout, comme Saæl. Elle joue les mamans, mais s’il devient dangereux il a intérêt de faire gaffe à son cul. Saæl apprécie les rations que tu lui envoies, d’ailleurs. Elle aurait eu du mal à le nourrir sans. C’est gâché si tu veux mon avis, mais bon.
— Ça crée pas de conflit avec le reste des Yud ?
— Bah, on est pas un vrai clan de toute façon. On est pas à un intrus près. Ils sont pas super ravis parce que c’est bizarre, mais on a d’autres soucis.
Un groupe de jeunes, épuisés, a pénétré le réfectoire. Ils clignaient des yeux, somnolaient en remplissant leurs bols, et se sont assis comme des bûches.
— C’est maintenant, t’a signalé Akam.
Tu as hoché la tête, t’es levée et as élevé la voix.
— Je sais que vous êtes crevés, alors on va essayer de faire ça court. Ignorez le Llëmnoa, il est là pour me surveiller moi. J’espérais que Yudæl devienne un vrai clan et je pense qu’on est pas loin du compte. Mais c’est pas compatible avec la Cité. Les citoyens sont pas du clan, et tout ce qu’ils donnent, ils cherchent à obtenir quelque chose en retour. Pareil que quand on était esclaves.
Des grognements fatigués ont approuvé. Sans vivre dans la misère, il leur manquait le respect. Ils vivaient dans des limbes, dans la nostalgie pour leur clan et la crainte de celui dont ils avaient été esclaves. Ni poussés ni enclins à se mêler aux Ælvn, ils avaient formé un drôle de clan qui tenait plus des mythes que de l’histoire. Un clan hétéroclite, constitué de toutes les races dai encore existantes ; mais aussi un clan triste, qui subsistait plus qu’il ne vivait, dans un monde qui n’était pas le sien.
— Un certain nombre d’entre nous ont rejoint leur clan d’origine. C’est une solution. D’un autre côté, ça nous ferait chier de quitter Yudæl, qu’est devenu notre clan d’adoption. Je sais pas si vous le voyez comme ça.
Un brouhaha approbateur s’est élevé. Tu ne disais rien de nouveau.
— T’as quelque chose à dire, Caei, alors dis-le, t’a enjointe le Frreshie Kaedꜵr d’un ton grincheux.
— En gros, as-tu dit, c’est le moment de faire un choix : vous voulez rester dans la Cité, ou former un vrai clan à part ?
Tu n’as pas trouvé utile de mentionner que la décision avait déjà été prise pour eux. Restait à espérer qu’ils fassent le seul choix qu’il leur restait.
Je suis entré au moment où les Riaon, Rokiann, Frreshien, Boꜵrn, Tickn, Nisn et Lautèg débattaient avec opiniâtreté d’un avenir qui les attirait terriblement, mais leur semblait risqué voire impossible. Tu suivais le vent des conversations, mais m’as consacré un peu de temps :
— Je pensais que tu viendrais pas. Paraît que tu traînes ?
J’ai soulevé des paupières lourdes et faiblement soupiré.
— Voelumthə se venge de mon départ. Il dit qu’il a dû travailler pour deux pendant que j’étais parti, alors il me fait rattraper le temps perdu. Qu’est-ce qu’il se passe ? ai-je ajouté en parcourant la salle.
— Je leur ai demandé s’ils voulaient pas partir de la Cité.
Je suis parvenu à être surpris malgré la fatigue.
— On n’a pas déjà eu ce débat avant de la rejoindre ?
— Si, mais on sait de quoi on parle maintenant.
— C’est un peu… irresponsable, ai-je dit en cherchant mes mots.
Pour toute réponse, tu es montée sur une table et as sifflé pour obtenir l’attention des Yudæln.
— Bon, on va dire que c’est moi qu’organise le machin vu que c’est mon idée.
Personne n’a songé à te remettre en question. Tu étais la seule Naræs présente et ta victoire sur Lyoonëi faisait de toi, à leurs yeux, la Naræs de la Cité. Si quelqu’un devait prendre une décision, c’était toi.
— Du côté du pour, c’est assez évident. Du côté du contre, euh… pareil. Mais Iimra, tu veux bien répéter ce que tu disais…?
— Si on crée un nouveau clan, on participe aux guerres et on se fera écraser. On est trop peu nombreux.
— Sans parler du fait que j’ai pas envie de devoir cogner des Frreshien, a fait remarquer Kaedꜵr.
— Ils voudront pas te taper non plus, de toute façon. C’est un argument caduc.
Un brouhaha incohérent s’est élevé. Tu as sifflé de nouveau pour obtenir l’attention du groupe.
— Si clan il y a, vous aurez déjà une alliance avec Riao.
— Les alliances, ça dure jamais.
— Ben celle-là, si.
C’était plausible. Tu ne tournerais pas le dos aux Yudæln, et il était probable que Riao ne change pas de Naræs de sitôt. Les bruits des conversations ont commencé à s’élever. Tu as poursuivi :
— On pourrait commencer par cacher l’existence du clan jusqu’à ce que les fortifications soient en place.
— En admettant que les Ælvn caftent pas, a remarqué Arvas.
Des yeux se sont tournés vers Nyemëlls, dont la plume s’est immobilisée.
— Euh…
— Je pense qu’on est tranquilles de ce côté, as-tu dit. La dernière chose dont ils ont envie c’est de parler à des Dai. Et puis ça les arrangerait aussi, qu’on se casse de la Cité, alors ils risquent plutôt de vouloir nous faciliter la tâche.
— Tout à fait, a acquiescé Nyemëlls.
— On tente le coup ou pas ?
Le brouhaha a repris. Feshꜵlx s’est levée, nous nous sommes tus pour la laisser parler.
— Si on fonde un nouveau clan… ça veut dire qu’on renonce pour de bon à nos clans d’origine.
— Pas si on s’allie à eux.
Elle a ri tristement.
— Tu sais bien qu’on vient de tous les clans. Avec les alliances viendront les adversaires. Les Riaon sont peut-être tranquillisés, mais pas moi.
— Sauf si tous les clans s’unissent.
L’idée a pris de court Feshꜵlx. Les conversations ont cessé un instant.
— C’est impossible. Et j’en ai entendu, des trucs impossibles, mais là, tu remportes la compétition haut la main.
— J’ai aussi entendu que je servirai Riao toute ma vie, que personne battrait jamais Lyoonëi, que les akcin seraient jamais Chal ni Naræs et que les Dai de différents clans pourraient jamais vivre ensemble.
Loin de toi l’intention de faire de la rhétorique, mais puisque l’occasion s’était présentée… Ce que tu disais avait le poids de la vérité et l’allure de l’inévitable. Les Dai gardaient toutefois les pieds sur terre.
— Elle fait l’impossible parce qu’elle est koxji. Pour nous, ça reste impossible.
— Mais ce qu’elle veut se réalise, et si elle veut un clan Yudæl…
— On serait protégés par Riao et une koxji. Durablement.
— Mais… la fin des guerres claniques...? Vous y croyez vraiment ?
— Ceux qui veulent rentrer dans leur clan natal, as-tu ajouté, vous en avez toujours la possibilité.
Chacun savait qu’un retour en arrière, parmi les leurs, ne leur serait jamais refusé. Il restait bon de le rappeler.
— Chaque séparation est plus douloureuse que la précédente, a gémi un Frreshie inquiet. Il restera bientôt plus rien de mon âme si je continue à la scinder ainsi.
— Tu fais ce que tu veux, lui as-tu dit. Je t’oblige à rien. Je vous donne juste mon opinion et les faits, faites-en ce que vous voulez.
Il était tard, quand les débats ont pris fin. Tu avais menti, quand tu leur avais promis qu’il n’y en aurait pas pour longtemps. Sur quoi d’autre avais-tu menti ? Chacun étudiait le choix inéluctable. De les voir ainsi torturés, tu en venais presque à regretter de le leur avoir proposé.
Abattue, tu as regagné le dôme de Chal en silence, accompagnée des griffonnements de Nyemëlls. Devant ses appartements, il a brisé le silence avec des « hmmm » gênés.
— Je… je vais omettre la partie où tu compares les Ëlvessei à des esclavagistes.
— Ce serait mentir. C’est pas bien de mentir, Nëm.
— Non, ce serait omettre.
— Ils s’en prennent plein la gueule pendant les conseils, ils trouveront suspect que j’aie rien dit de mal dans leur dos.
Le Llëmnoa a soufflé. Il avait essayé. Il a rayé quelques lignes malgré tout.
Tu as atteint la chambre où travaillait Sooyolane, signalé la relève au garde et repris ton poste monotone.
Au milieu de la nuit, Sooyolane est enfin sortie. Elle s’est assombrie quand elle t’a remarquée. Tu l’as pris avec humour, mais sa froideur t’a blessée.
— Tes actions vont à l’encontre de l’entente interespèce.
D’abord déconcertée, tu as répondu ne pas avoir cette prétention.
— La présence des anciens esclaves permettait aux Ëlvessei de s’habituer aux Dhaemon, a-t-elle poursuivi .
La souveraine ne s’était pourtant pas opposée à ta proposition lors du conseil. Tu as réalisé qu’elle s’était sans doute entretenue avec Lyoonëi après coup, dont les positions divergeaient du reste des Llëmnoa.
— Ça suffit pas aux Ælvn d’avoir une akci pour Chal ?
— Non. J’ai bien compris la primauté de l’ascendance chez les Dhaemon, mais les Ëlvessei privilégient l’individu. Malgré notre… condition, Nyemëlls et moi sommes Ëlvessei tant que notre comportement s’y conforme. Tandis que toi, tu auras beau devenir la pire des bêtes, tu resteras « la demi-Ëlvessei » aux yeux de ceux que tu considères comme les tiens.
— Ça revient au même, ce que tu dis. D’un côté comme de l’autre, on veut pas de moi, en gros.
— Tu te méprends : il suffit de revoir tes agissements pour être la bienvenue dans la Cité.
— C’est faux. Tes Ælvn veulent pas de moi telle que je suis. Je vais pas changer pour leurs beaux yeux, as-tu dit en balayant l’air. Et ça sert à rien de les faire cohabiter avec les Yudæln, ils changeront pas non plus. Que tu le croies ou non, j’ai une place chez les Dai. Et mes talents servent, au moins.
Sooyolane n’a pas daigné répondre. Elle avait d’autres questions plus importantes en tête.
Ton insubordination t’avait fait perdre de l’influence, d’autant que tu t’opposais aux desseins de Lyoonëi. Tu lui accordais beaucoup de respect, mais sur ce point au moins, tu la trouvais utopiste. Il ne suffisait pas de parquer Dai et Ælvn en un même dôme pour qu’ils s’entendent, sauf dans les rêves de Carunae. Tandis que toi, toi, as-tu songé avec ironie, tu avais seulement promis la fin des guerres.
À comparer les deux objectifs néanmoins, l’union dai te paraissait presque atteignable, tandis que la Mésentente, comme on l’appelait parfois, avait des origines mythiques. À la tombée de la nuit, autour du feu, les conteurs dai en rappelaient la cause, génération après génération.
Un jour lointain, la koxji Essea avait mis au monde des jumeaux identiques, ni mâles ni femelles, qu’un fort lien unissait. Elle les avait chacun confiés à un maître : deux koxjin liés par le sang eux aussi, qui comprendraient et nourriraient l’affection de sa précieuse descendance. L’un a donc appris auprès de l’érudite Ælvialas, chargée de lui transmettre sa science, et l’autre est devenu le disciple de la puissante bête : Daemnioas, qui lui a enseigné l’art du combat.
Or, Essea ignorait que les deux maîtres nourrissaient une haine réciproque depuis les propos d’Ælvialas (d’après la version dai de la légende) sous l’effet de l’ivresse. Elle aurait déclaré que Daemnioas, par son intelligence inférieure et son culte de la force, ne valait guère mieux qu’un simple roc : d’une résistance louable, mais parfaitement incapable. Les koxjin, en ce temps, étaient apparemment très sensibles à la critique.
Quand les jumeaux ont eu appris tout ce qu’ils pouvaient de leurs maîtres, ces derniers étaient si fiers qu’ils ont transmis à leurs disciples, en se sacrifiant, leurs pouvoirs sur les éléments. Mais parce que leur haine les rattachait à la vie, aucune des deux offrandes n’a tout à fait réussi, et les âmes d’Ælvialas et Daemnioas se sont mêlées à celles de leur élève respectif.
L’apparence et la conscience des jumeaux se sont altérées. Incapables de se trouver l’un en face de l’autre sans que la haine ne perturbe leur jugement, ils se sont séparés. Ainsi sont nées les lignées dai et ælv.
— Caei.
C’était Sooyolane.
— Je n’ai pas dit cela pour que tu abandonnes les Dhaemon, je sais que tu ne le feras jamais.
Tu n’as pas répondu, attendant de voir où elle voulait en venir.
— Mais tu ne dois nier ni l’une ni l’autre de tes origines. Tu te détruirais. Tu ne peux pas n’être que Dhaemon, tu es beaucoup plus que cela.
Allait-elle répéter les discours de Lyoonëi ? Tu n’étais plus une enfant.
— J’aimerais seulement que tu comprennes.
Tu as fait mine de ne pas comprendre. Elle a froncé les sourcils, mais poursuivi.
— Si tu m’écoutes, tu réaliseras que malgré tout ce que tu dégages de Dhaemon, tu ressembles aussi aux Ëlvessei.
— Pas nécessaire, as-tu marmonné.
— Lorsque tu as fui ton propre clan, c’était sous l’influence de ton sang ëlv. Les Dhaemon ont certes énormément d’amour pour la liberté, mais beaucoup trop de respect pour leur clan, n’est-ce pas ? Tandis que l’Ëlvessei poursuit la solution la plus raisonnable, la plus juste. C’est ce que tu as choisi de faire.
— C’était pas la première fois qu’un Dai quittait son clan.
— Très bien, alors je te parlerai avec des mots que tu comprends : cesse de considérer ton métissage comme une punition, car nous sommes l’espèce ultime.
— Ça t’arrangerait bien.
Sooyolane a semblé piquée.
— Je ne dis pas cela par complaisance, sache-le. Si l’union des espèces peut se faire, elle passera nécessairement par les sang-mêlé.
— Admettons.
— Nous bénéficions des qualités des Ëlvessei et des Dhaemon. C’est un atout évident.
— Lyoonëi le pense aussi, mais j’ai vu de très bons guerriers sans une goutte de sang ælv. Et, sauf ton respect (1), t’as pas l’air très résistante.
Elle n’était jamais qu’un quart Dai, et tenait très peu de l’Apræncal.
— Je ne suis pas vexée, mon rôle n’est pas de guerroyer. Mais je pense différemment de Lyoonëi.
— Ah ?
— Elle et toi, vous vous intéressez avant tout à la force physique, mais je ne partage pas votre soif. D’autres qualités nous démarquent. Les demis sont la meilleure combinaison possible.
Surprise, il t’a fallu chercher tes mots.
— Sooyolane, tout ça c’est… ultra présomptueux.
— Si ces mêmes remarques étaient sorties de la bouche de Lyoonëi, tu les aurais écoutées attentivement.
Certes.
— Je pense voir ce que tu veux dire, as-tu enfin dit.
— Tu es d’accord ?
— Je sais pas, mais je repensais à une légende. Celle de Daemnioas et d’Ælvialas.
— Je la connais.
— Admettons que Daemnioas vive en chaque Dai et Ælvialas en chaque Ælv… Alors dans chaque akci, les deux koxjin cohabiteraient, non ?
— Cohabiteraient, oui. Ou se battraient.
Tu as hoché la tête. Elle comprenait.
— Voilà. Donc un akci pourrait tenir des deux koxjin, des deux espèces… mais ça pourrait aussi bien être le chaos en lui.
— C’est pour cela qu’Ælvialas et Daemnioas doivent fusionner.
Difficile d’ignorer que sa remarque t’était adressée. L’akci en conflit risque de scinder son âme ou d’éradiquer une part de lui-même.
— Et la personnalité repose sur l’issue du combat.
— Le plus sage est donc de les inviter à coopérer, ne crois-tu pas ?
Tu t’es renfrognée. Ce n’était jamais qu’un mythe.
— Admettons, mais comment ? Même toi, t’embrasses Ælvialas à fond, mais Daemnioas m’a l’air un peu délaissé.
— Il l’est un peu plus qu’en toi, cela est certain, a-t-elle répondu en souriant.
(1) En ælv dans le texte.
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