Les Cliques et les claques
— Caei ! a appelé la voix de Niashæl depuis une zone dense de l’orée. Je suis retournée à Riao, mais tout le monde est parti !
— Ouais, au clan de la saison chaude.
— Oh.
Son ignorance t’a arraché un sourire.
— Tu sais vraiment rien, hein ?
Elle a affiché une moue offusquée.
— Tu es facile à traquer, t’a-t-elle réprimandée à son tour.
— Les bannis me trouvent plus vite. On gagne du temps.
Elle a plissé les yeux, essayant de déterminer s’il fallait te prendre au sérieux.
— J’ai ouï dire que t’avais cassé avec Sooyolane.
Tu as poussé un rire sardonique et repris ta ronde, qui ressemblait à s’y méprendre à de la cueillette.
— Tout le monde est au courant, ou quoi ?
— Donc tu ne t’entends pas avec les sang-mêlé non plus, c’est ça ? a-t-elle insisté avec espièglerie. Est-ce que les Dai sont assez dai pour toi, au moins ?
— Je suis peut-être la seule vraie Dai du coin. Ce serait bien qu’ils s’en rendent compte.
— Tu ne serais pas Naræs si les Riaon n’avaient aucune estime pour toi.
— C’est différent, ils ont pas eu le choix.
Elle a haussé les épaules.
— Les forts n’ont besoin de rien.
— C’est des conneries. Ou alors on est tous faibles, parce qu’on a tous besoin d’air, de bouffe et d’une terre pour nous porter. Et j’ai besoin d’un clan. Tous les Dai ont besoin d’un clan.
— Je n’ai pas de clan, moi, a-t-elle tristement répondu.
— Non... tu l’as perdu...
Elle a inspiré, peinée, puis souri sans joie.
— … Tu vois, ça doit être le genre de choses qui agace Sooyolane.
— La preuve que c’est pas une vraie Dai.
Elle s’est frotté le nez, comme si elle réfléchissait.
— C’est pour ça que tu veux que les Yudæln forment un clan ? Tu penses vraiment qu’ils en ont besoin ?
Elle a repris avant que tu ne puisses répondre :
— Ils paraissent plutôt pour, mais beaucoup trouvent que c’est une mauvaise idée et préfèrent rester.
— Ils pourront pas rester. Si le nouveau clan les tente pas, faudra qu’ils retournent à celui d’où ils viennent.
— Pourquoi ?
— Euh… Les Llëmnoa étaient pas d’humeur à nous laisser temporiser. J’aimerais que les Dai décident par eux-mêmes, mais… le choix est déjà fait pour eux, en fait. Leur dis pas.
Niashæl a écarquillé les yeux.
— Comment est-ce que je peux ne pas leur dire ! C’est fou !
— Leur répète juste pas. Ils préféreront le nouveau clan de toute façon. C’est sûr.
— Si tu le dis…
Elle a rempli son kælm de baies et de plantes diverses, dont certaines incomestibles à ta connaissance. Elles servaient peut-être d’ingrédients pour des baumes qu’Ëidhae lui aurait montrés.
— Je suppose… a repris la demie-ælv, je suppose que seule une minorité souhaite rester. Si les Yudæln s’en vont, il est possible que les indécis finissent par rejoindre le nouveau clan.
Tu as acquiescé.
— Tu te sens peut-être chez toi ici, mais la Cité, c’est pas un endroit pour les Dai. Ils le réaliseront.
Elle n’était pas si certaine. Trois sang-mêlé comptaient parmi les personnalités les plus puissantes des terres de Chal. Le monde avait déjà changé. Un début d’entente entre les deux espèces semblait à portée de main.
*
— Caei Chal, t’a interpellé Boraxa d’une voix malicieuse. C’est toi qui veux partir de la Cité en réalité, non ?
« Chal » ? Tu as sondé le reste des Yudæln présents dans le réfectoire. Aucun ne semblait partager ton étonnement. Te voyaient-ils comme la véritable souveraine ? L’idée te plaisait.
— Bien sûr, pas toi ?
Le Tick a soufflé, puis réfléchi.
— Je porte peu d’amour à la Cité, mais le risque d’affronter Frreshie… J’y rentrerais, si mon tovæl était pas ici.
— Et toi ? a demandé le Rokian nommé Tora. Pourquoi tu retournes pas dans ton clan ? T’es pas obligée de rester ici.
Tu as hésité à répondre. Ce qui te retenait, ils pourraient le prendre pour une faiblesse. Peut-être auraient-ils raison. Tu t’y es résolue néanmoins. Leurs liens à eux aussi les rendaient vulnérables.
— Pour l’Apræncal. Elle m’a confié la garde de Chal.
— Mais tu l’as battue… T’es sa Naræs, maintenant.
Les Dai, ceux des clans, de la forêt comme de la Cité, restaient des Dai. Boraxa s’amusait du titre de Chal, vide de sens hors de l’enceinte de la Cité, et lui appliquait la logique des tiens : tu avais vaincu Lyoonëi, c’était donc toi qui donnais les ordres. Si Sooyolane nécessitait ta protection, tu dirigeais potentiellement les terres de Chal.
— Est-ce que… je suis votre Naræs à vous aussi ? as-tu demandé avec hésitation.
Allaient-ils en rire ? S’offusquer ? Des haussements d’épaules et monosyllabes désintéressés ont parcouru les Yudæln.
— Y’a pas eu de luttes, mais c’est pas capillotracté de penser que tu gagnerais.
Tu t’es voutée, débattant intérieurement. Tu voulais leur bien, mais de quel droit le leur imposer ? Même s’ils ne s’opposaient pas à l’idée, tu n’étais pas leur Naræs. Pourtant, il te fallait au moins essayer…
— J’ai besoin qu’on crée un clan de Yudæln. C’est mon point de départ pour une alliance dai. Et à terme, c’est aussi le seul moyen que j’ai trouvé pour éviter votre séparation.
Les débats ont repris. Tu ne les as pas arrêtés, cette fois. La plupart plaidaient en faveur du nouveau clan. Les autres n’étaient pas foncièrement contre, et se sont pliés à la majorité. Tous voulaient voir ce qu’il adviendrait. Après tout, tu avais changé leur univers une fois, qu’est-ce qui t’empêcherait de recommencer ?
Cette conciliation soudaine t’a fait douter. Les choses allaient vite, plus vite que tu ne l’aurais cru. Unifier les clans… c’était le rêve de Carunae, un rêve qui ne t’appartenait pas. Pourquoi lui céder ? Que cherchais-tu à démontrer ? Peut-être la main charitable d’Ælvialas te guidait-elle, ou un monstre d’orgueil, désireux de prouver au monde que tout lui était possible. Ce monstre tapi en chaque Dai, y compris Carunae, dont la présomption sans limite le pousse à croire qu’il peut même rassembler les clans.
On t’a tapoté le coude. Tu t’es retournée face à la petite Saæl, accompagnée de l’auu, qui te tendait une courte écharpe.
— Lorka arrête pas de perdre des poils, alors je t’ai fait ça.
Tu as souri. Tu n’en avais aucune utilité à présent, mais tu l’acceptas au nom de l’enfant que tu avais été, celle qui hantait les terres d’exil, les bras serrés contre la poitrine pour se protéger du froid. Cette Caei était morte depuis longtemps, mais elle aurait apprécié le présent de Saæl ; elle en avait même besoin. Tu l’as enroulée autour de ton cou. Elle sentait l’auu : parfait pour se fondre dans la forêt.
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