Karezial

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Les Yu ont évité le sujet des koxjin après cela. Également nerveux que nous restions parmi eux, ils gardaient leurs piques et boucliers à la main et prenaient soin de ne jamais se trouver seuls en présence de Cokra et moi. Je désespérais d’obtenir des réponses, d’autant que la tribu s’écarterait bientôt de la colonie mæd, et Cokra s’agaçait de dépendre de Yu insignifiants. Il a suffi d’un regard de travers pour la mettre hors d’elle.

— Réponds au Kwashil ! a-t-elle ordonné au Yu dont elle comprimait la gorge.
Ivetne ! Ivetne ! a-t-il crié en battant des bras.

— Il n’a pas vu Caei, ai-je traduit en considérant la tribu hérissée de lances qui courait nous entourer.

— Il pourrait mentir.

— Il ne ment pas, l’ai-je assurée.

— Tss, t’en sais rien.

— Je suis sûr, ai-je dit en lui faisant signe de reposer le Yu malchanceux.

Elle l’a lâché. Il est tombé au sol, assailli d’une toux violente. Les lances se resserraient autour de nous, mais indifféraient Cokra.

— Ras le cul de cette tribu.

Elle a arraché une pique des mains d’un Yu qu’elle a assommé, puis mis à terre ceux qui le flanquaient. Des flèches ont volé en sa direction. La plupart se sont écrasées contre sa tunique, quelques-unes ont rencontré sa chair sans la ralentir. Elle s’est élancée par-dessus les corps inertes tandis que je prenais mes distances par les airs. Averti par le vacarme, Haölillyo a accouru.

— Ne les tuez pas ! Ne les tuez pas !

Cokra a grogné.

— On a été super patients, mais s’ils veulent pas répondre à Kaz pour des raisons bidons, reste plus qu’à les frapper jusqu’à ce qu’ils crachent le bout de viande.

— Je vous en prie… Oh non, a fait Haölillyo devant les corps allongés.

Il s’en est approché, a vérifié leur respiration et s’est autorisé un soupir de répit.

— Ils sont en vie, quelle chance.

— Damo, Kashi, Elu… peu importe, a dit un Yu qui s’essuyait du sang de la bouche. Ils sont tous méprisables.

Vastagaler, l’a enjoint Cokra, plus prompte à retenir les injures.

Le Yu s’est tu.

— Sorcier, a plaidé un autre, ordonne à la Damo de nous traiter avec respect ! Nous sommes des personnes, nous sommes doués de la parole qui permet de dire les noms secrets !

C’était injuste envers les sans-paroles, ai-je pensé. Cokra a dû songer quelque chose de similaire, car elle a toisé le Yu impertinent.

— Et...?

Le mâle s’est ratatiné, mais, tout à son honneur, a continué sur sa lancée :

— Vous ne pouvez pas nous traiter comme des animaux !

J’ai grimacé, mais traduit ses propos malgré tout. Cokra a plaqué l’oreille qu’il lui restait.

— C’est quoi votre problème avec les petits frères ? Beaucoup d’entre eux pourraient vous réduire en bouillie d’un coup de patte.

Le Yu a hésité, puis regardé les membres de sa tribu en quête de support.

— Mais… nous avons des armes.

— Oui, vous cachez votre lâcheté derrière des boucliers.

Haölillyo s’est interposé et a parlé en yu de No, rapidement suivi de l’équivalent ælv.

— Les esprits se sont échauffés, mais il est encore temps de s’arrêter pendant qu’aucune victime n’est à déplorer. Calmez-vous, je vous en supplie.

— Ça me gave, a dit Cokra. Ils se croient supérieurs alors qu’un pꜵpiksi pourrait les dégommer.

— Notre hospitalité nous revient plus cher que ce que tu peux nous apporter, sorcier.

Haölillyo s’est poliment courbé.

— Nous allons partir, alors.

— Hao…

Il a levé une main pour m’inciter au silence. Nous en avions assez fait.

— En souvenir de notre amitié, l’un des membres de votre tribu pourrait-il m’accompagner pour servir d’interprète avec les Mëdh ?

— Quelle amitié ? a demandé un Yu.

— Nous ne faisions que répondre à nos obligations, a ajouté une autre.

— Si tu veux quoi que ce soit de plus, Elu, tu devras le compenser.

Haölillyo a grimacé, quoiqu’aucunement surpris. La tribu de No lui a réclamé le secret des philtres de guérison qui brûlent la peau sans l’abîmer. L’Ælv leur a donc montré la préparation d’un baume antiseptique, dont Cokra s’est étonnée qu’ils n’aient pas eu connaissance auparavant.

— Sont vraiment à la traîne.

Je partageais son point de vue. Je savais les Yu dépourvus de fyëw, ce qui impactait nécessairement leur travail du verre, des métaux et de la lumière. Mais ceux que nous côtoyions, ici comme à Chal, ne connaissaient même pas la forge, et leur médecine consistait essentiellement à chanter en jetant de la poudre au feu. À ce stade, il n’était pas excessif de notre part de penser qu’ils le faisaient exprès. Et Haölillyo s’achetait leur déférence avec les miettes du savoir de Chal.

— C’est bien, sorcier, a dit l’aïeule en considérant la décoction. Mais nous ne forcerons pas les nôtres à vous accompagner.

L’Ælv a froncé les sourcils.

— J’ai payé mon droit.

— Le droit de demander si un volontaire veut bien vous suivre, lui a-t-elle répondu avec un sourire désagréable.

Le reste de la tribu a ricané à son tour, heureux de se débarrasser des étrangers bredouilles. Sans saisir la teneur de l’échange, Cokra a montré les dents. Les rires ont à peine diminué. Haölillyo, quant à lui, restait droit et digne. Il a prononcé un discours élégant dont j’ai seulement compris qu’il cherchait d’éventuelles âmes avides d’aventures et de découvertes. Les ricanements se sont assourdis avant la fin de sa plaidoirie ; non par adhésion, mais parce qu’un enfant maigre s’était avancé, tremblant comme un oisillon tout juste sorti de l’œuf.

— Excellent choix, lui a dit Haölillyo. Quel est ton nom, enfant ?

— Ne lui parle pas, Sorcier, a coupé une Yu. C’est une non-personne.

— De même que mes amis ici présents, a-t-il répondu en nous désignant, Cokra et moi.

— Oui, tu es déjà suffisamment encombré, n’est-ce pas ?

L’enfant s’est arrêté à quelques pas de nous, dès lors convaincu que même les étrangers ne voudraient pas de lui.

— Je vous ai fait don de ma magie guérisseuse pour cet enfant, il doit donc être d’une grande valeur, a argué Haölillyo en souriant à la jeune non-personne.

— Pour qui il se prend, l’Oreilles Froides, a grincé Cokra quand je lui ai traduit l’échange. « Ma magie », « d’une grande valeur ». Le melon qu’il se traîne pas.

J’ai réprimé un sourire en coin. La tribu a regardé la non-personne d’un œil nouveau. L’enfant leur avait valu le secret de la guérison. Comment était-ce possible, alors qu’il était né sans âme ni conscience ? L’Ælv savait-il quelque chose que les tribus ignoraient ? Ils passeraient sans doute de nombreuses soirées à en débattre.

Haölillyo a tendu sa main vers l’enfant, frêle et terrifié, auquel Cokra a adressé un sourire le moins denté possible. Il s’est courbé sous nos regards conjugués, a levé une main bien trop légère, puis saisi celle de l’Ælv.

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