Cœurs libres, sang chaîné
Dans les jours qui ont suivi, le clan Riao a successivement accueilli Lyoonëi et Kaedꜵr, le Naræs de Yudælla. L’Apræncal avait participé à organiser l’exode des réfugiés dai. Avant de rejoindre Riao, elle avait d’ailleurs fait halte à Yudælla pour livrer un stock d’armes dans l’éventualité d’une agression extérieure.
À son arrivée, la plupart des membres de ton clan ont eu le souffle coupé, profondément étonnés de l’identité de l’Entraîneur mythique : une Riao ! Son métissage les surprenait en revanche peu, puisque des on-dit couraient à ce sujet. On l’a également assaillie de suppliques : des fauves fébriles lui réclamaient une démonstration de ses talents, voire de les emmener en son dôme. Cette attention t’inspirait un optimisme prudent, car tu comptais sur sa renommée pour dissuader les attaques envers Yudælla. Ni le soutien de Lyoonëi ni l’appui du clan Riao ne suffiraient, mais tout avantage était bon à prendre.
Elle a salué les membres du clan dont les plus âgés ont reconnu la fille d’un banni, naguère venue de la forêt à la recherche de son père. Elle savait à peine se battre à cette époque, vous ont-ils appris, mais s’était vite rattrapée. Et un jour, elle avait de nouveau disparu.
Ils se sont écartés à ton approche. Tu as invité ton ancien maître, toujours aigrie par ta désertion, à patienter jusqu’à l’arrivée de Kaedꜵr.
Quand, enfin, le Frreshie carmin a franchi les portes du clan et révélé que des Dai rôdaient autour de Yudælla, tu as mandé les Riaon au stade, lequel ferait office de forum.
*
Saæl pour Caei
Tout est différent, c’est très bizarre. Mais je suis contente qu’on soit partis de la Cité finalement. Et puis c’était difficile de nourrir Lorka, en plus il fallait le cacher parce que j’avais peur que les Ælvn me l’enlèvent. Maintenant il peut courir partout et chasser seul. Il est tout fou !
Donc Lorka est un peu plus libre, et je pense que c’est grâce à toi. On est tous plus libres.
Je voulais te le dire en personne, mais Akam dit que tu reviens peut-être dans longtemps. Voilà.
Après avoir réuni tout le monde au stade de terre battue, tu as hésité. Fallait-il laisser Kaedꜵr ou Lyoonëi s’exprimer en premier ? Le clan, comme tes deux invités, semblait t’attendre. Une rafale cinglante t’a poussée en avant.
— Riaon, as-tu clamé après t’être raclé la gorge, un nouveau clan est né !
Un murmure a parcouru l’assemblée.
— Le clan Yudælla est notre allié. Et Kaedꜵr, son Naræs, est venu officialiser notre engagement.
Pilma a pris la parole :
— On est alliés aux Frreshien, c’est ça ?
Tu as secoué la tête.
— Yudælla n’est pas Frreshie. C’est un nouveau type de clan. Plusieurs Riaon en font aussi partie.
— Y’a des Riaon dans un clan Frreshie ? a ajouté Lews.
— Faut les libérer de l’oppression frreshie ! s’est écrié un autre.
— Y’a rien à libérer, c’est un clan libre. Yudælla est issu de la coopération entre les Dai de plusieurs clans pour n’en former qu’un seul, uni. Yudælla est à la fois Riao, Frreshie, Rokian, Tick, Boꜵr, et même Kwashil et Nis.
— Ça doit être un bain de sang, là-bas, a ricané Apmos, un Riao rondouillard.
— Non, as-tu rectifié. C’est la première étape vers l’entente dai.
Tu n’as pas pu poursuivre, car un brouhaha s’est élevé. Tous les Riaon voulaient prendre la parole en même temps. Tu as levé le poing pour leur signifier de se taire, mais échoué. Ils répondaient pourtant à ce même geste à l’époque de Baraghi et de Carunae. Tu as gardé le bras en l’air, défiant des yeux l’assemblée qui ignorait sa Naræs. Tu as feulé pour souligner ton impatience, et les Riaon l’ont enfin bouclée, à contrecœur et à renfort de coups de coude.
— Yeꜵn, je t’écoute.
Une Riao d’âge mûr s’est levée.
— Il vient d’où, ce clan ?
— La plupart des anciens esclaves qui s’étaient réfugiés dans la Cité ont dû choisir entre rester ensemble chez les Ælvn ou rejoindre séparément leurs clans respectifs. Ils ont opté pour la voie du milieu.
— Chez les Ælvn ! Pauvres Dai ! se sont exclamés quelques-uns.
— Mais y’a des Riaon là-bas, que tu dis, et ils préfèrent vivre avec des Frreshien plutôt que de rentrer au clan ?
C’est Lyoonëi qui a répondu.
— Ils sont Riaon par le sang et Yudællan par le cœur.
Kalan, une Riao vive à la fourrure sable, a perdu patience.
— Mais pourquoi on décide pas que Yudælla est une colonie riao ? Ce serait plus simple, non ?
Kaedꜵr lui a jeté un regard courroucé. Tu as ouvert la bouche, mais Niashæl t’a devancée :
— Caei a voulu ce clan libre et indépendant ! Elle se donne beaucoup de mal pour faire en sorte qu’il le reste. Yudælla, ce n’est pas juste un nouveau clan à intimider.
Kalan s’est tue. Naiak l’a fixée, effaré :
— Pourtant y’a des Riaon là-dedans. Techniquement, il nous appartient.
— Mais bien sûr ! Il appartient autant aux Frreshien et aux Rokiann qu’aux Riaon, à ce compte ! a protesté Niashæl.
La forte voix de Lyoonëi a résonné :
— Yudælla incarne l’entente dai à venir. Vous voulez vraiment envahir un symbole ? Les autres clans ne comprennent pas encore ce qu’est Yudælla, je ne serais pas étonnée qu’ils s’y intéressent de trop près. Vous, en revanche, vous n’avez pas d’excuse. Vous devez réaliser son importance.
Kheliel, un guerrier joufflu, a demandé la parole :
— Hé ho, c’est pas notre faute à nous, non plus ! Y’a toujours eu le même nombre de clans, et on s’est toujours tapés dessus. Là, d’un coup, y’en a un nouveau qui se pointe et faudrait qu’on change nos habitudes ?
— Kheliel, tu exagères, l’a sermonné Carunae. Nous n’avons pas tous toujours été en guerre. Les Kwashil et les Nisn sont restés en dehors de la querelle.
— Parce que c’est des fiottes.
La discussion commençait à prendre une tournure qui te déplaisait.
— Je compte seulement sur vous pour pas attaquer Yudælla dans mon dos puisque ce sont nos alliés. C’est possible ou je vous en demande de trop ?
— C’est un clan allié ? Fallait le dire tout de suite !
Tu as répondu d’un regard acéré.
— Du coup, on est contre qui cette fois ?
— Les Frreshien, je crois. À vérifier.
— Eh euh, toi, le Frreshie : t’es plutôt Frreshie ou Yudælla ?
Les voix se sont de nouveau mêlées en un brouhaha informe. Les Riaon avaient oublié le principe même de telles assemblées, qui consistait à laisser chacun s’exprimer et, surtout, être écouté.
— Ils sont incorrigibles, a déploré Niashæl.
— Est-ce que vous réalisez que nous sommes en train d’essayer d’abolir les notions de clan ? est intervenue Lyoonëi auprès de l’auditoire indiscipliné. Nous sommes Dai avant d’être Yudællan, Frreshien, Rokiann, Boꜵrn, Tickn ou Riaon.
Un Riao âgé a réussi à faire porter sa voix au-dessus de celle du reste de l’assemblée :
— T’es pas Dai !
— Mais… qu’est-ce qu’on va devenir si y’a plus de clans ? a crié Purram.
Tu as haussé les épaules ; personne d’autre ne daignerait répondre. C’était peu surprenant de la part de Kaedꜵr, mutique tant qu’il lui manquait le mot idoine. Présentement, son état d’esprit était, à l’évidence, blasé. À toi donc de bredouiller quelque chose :
— Eh ben… C’est encore flou parce qu’on se projette dans un avenir un peu lointain, mais on formerait un grand clan dai unique dans lequel personne s’entre-tuerait.
— On taperait sur qui, alors ?
— Les Ælvn, c’te question.
Tu as étiré les lèvres en un sourire sardonique. Peut-être trop forcé.
Une vague de silence a gagné l’assemblée, perdue dans le fantasme d’un futur radieux. Lyoonëi, Niashæl et Carunae t’ont scrutée, indécises. Étais-tu sérieuse ? Le regard de Lyoonëi en particulier trahissait son horreur. Niashæl lui a fait un signe pour lui rappeler ton sens de l’humour... singulier. L’Apræncal a pincé les lèvres, masquant plus ou moins sa répulsion.
Niashæl t’a tirée par la manche :
— Tu réalises qu’ils t’ont prise au sérieux, là ?
— Ouais, ça a l’air de les motiver.
— Et… tu prévois vraiment… d’attaquer la Cité ?
— Pas prochainement.
Niashæl s’est écartée. Tu plaisantais forcément. Elle a frissonné.
— C’est pas une Naræs pourrie-du-cul qui va nous aider à dégommer de l’Ælv !
Tu as reconnu sans surprise la voix de Helkæt.
— T’es con ou quoi ? Même un gamin peut battre une Tête Jaune. Et Caei, elle t’explose dans son sommeil.
Quoique tu apprécies la répartie hagiographique d’Escæl, l’intervention de Helkæt t’a perturbée. Il n’était pas le seul à désapprouver ton métissage. Si les Riaon refusaient de te suivre pour ce sur quoi tu n’avais aucune emprise, tes projets échoueraient. Sans support, qu’adviendraient Yudælla et l’entente dai ?
— Je suis bien plus dai que Helkæt le sera jamais, as-tu plus tard confié à Niashæl.
Helkæt ne battait jamais personne en combat singulier. Ses chasses ne brillaient pas non plus. Il n’avait pas la faiblesse d’un Ælv, mais s’en approchait autant qu’un Dai le peut.
— Non, a-t-elle cependant répondu. Tu n’es que la moitié du Dai qu’il est.
Tu as tiqué. C’était vrai, mais tu croyais ces horribles jeux de mots derrière toi.
Carunae t’avait nommée Caei, la Force, as-tu songé. Tu étais née pour mener les Dai. Un rictus intérieur t’a arrêtée, car Tokriæsh, le Petit Esclave, n’était plus ni petit ni esclave. Les noms ne sont rien que des sons. Je pourrais continuer de m’appeler Cháká pour ce que ça change. Ou même Saalya.
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