— Ils font même pas la diff’ entre un Dai et un Yu, m’a dit Cokra en attrapant Toca par le col. T’es sûr que ça vaut le coup de suivre la piste ?

Toca s’est recroquevillé, paralysé par la poigne comme un lionceau.

— J’ai seulement le choix entre des indices douteux et aucun indice du tout. Arrête, Tocha, ai-je ajouté en no.

— Qu’est-ce que tu fous ?

Cokra ne s’est pas embarrassée de se faire traduire, car son ton suffisait. L’enfant est resté prostré quand elle l’a reposé au sol, devant la pente glissante qu’il s’était apprêté à dégringoler. Il cherchait à se tuer depuis que nous l’avions recueilli. Il a pointé du doigt des coques épineuses au fond de la crevasse.

— Ouais, ben je les ai vues, mais ça sert à rien que t’y ailles alors que Kaz peut s’en charger.

Je me suis exécuté, ignorant la nature exacte de ce que je rapportais au groupe. À nouveau, Toca a pris sur lui d’en retirer les aiguillons, se blessant les mains au passage.

— Mais ça suffit, là ! s’est agacée Cokra. Tu me laisses faire, oui ?

— Uvene, l’a calmement prié Haölillyo avant de lui étaler de l’onguent sur les coupures.

— Regarde, lui a dit Cokra en brandissant une épée. Je tranche juste le machin et voilà, on peut bouffer l’intérieur. Pas besoin de l’aide d’un Yu maigrichon, pas besoin de s’esquinter.

Elle lui a tendu un bout tendre de la sorte de fruit, mais le petit Yu n’a pas bougé.

— Quoi ? Il veut se battre pour sa pitance ?

— Tu lui fais sûrement peur, Cokra.

— Tch, s’il avait la moindre raison de me craindre, il serait mort depuis un bail.

— Sa tribu lui a appris à manger en dernier, a soupiré Haölillyo.

— Ah, il vérifie que c’est pas toxique ? Il est moins con que je pensais.

Haölillyo a ouvert la bouche pour parler mais s’est abstenu, levant juste un sourcil incrédule.

— Ça n’a pas l’air d’intéresser les Mædn, ai-je dit en agitant un morceau devant elles.

Cokra a semblé avoir une idée.

— Vous croyez qu’elles peuvent tenir des cailloux ? a-t-elle demandé en leur lançant une de ses pierres quelconques.

Une Mæd a attrapé la pierre à l’aide de plusieurs de ses filaments pour l’examiner. Elle a ondoyé et changé de couleur.

— Hah, on dirait que oui. Un pour toi aussi, petit Yu.

Cokra a envoyé une caillou à Toca, qui a tressailli, l’a empoigné de justesse et nous a regardés confus.

— Ne t’inquiète, lui ai-je dit en no. Je crois ça veut dire elle t’aime bien.

Cokra a raillé les réflexes pitoyables de l’enfant et lui a jeté quelques autres pierres, arguant qu’il en aurait besoin. Haölillyo s’est interposé physiquement pour la faire s’arrêter, puis Cokra a râlé qu’il n’était pas son Naræs avant de lui lécher le bras. D’abord sidéré, Haölillyo s’est empourpré et égosillé tandis que Cokra riait à gorge déployée.

Toca a profité de la commotion pour caresser une Mæd qui chatoyait.

— Comment ta tribu est possible comprendre les Med, au fait ? lui ai-je demandé.

— La chance.

Il a froncé les sourcils et dansé ses propos un long moment. Les Mædn gigotaient leurs appendices en ce que je savais désormais exprimer un mélange de surprise et de confusion.

— Tout ça pour dire « chance » ?

Il a hoché la tête.

— Elles n’ont pas le mot. Il a fallu l’expliquer. Mais elles ne comprennent toujours pas bien.

Il les a caressées de nouveau.

— Ma tribu les a trouvées tout juste écloses, quand j’étais bébé. Elles et moi, on a presque grandi ensemble.

Une ombre est passée sur son visage.

— Pour moi aussi, c’était de la chance, parce que ce sont les seules à qui j’ai le droit de parler.

Il a jeté un regard à Cokra et Haölillyo, encore occupés à se chamailler.

— À vous aussi, maintenant.

J’ai retenu un rire inopportun. Nul doute que nous n’étions pas la compagnie rêvée.

— Des fois, Cokra croit tu veux fuir par la mort. Pourquoi tu prends danger toujours ?

Il n’a pas paru comprendre ma question. J’ai réfléchi à une meilleure formulation.

— Je suis utile, a-t-il cependant dit.

J’ai grimacé.

— Mort…

— Tu serviras à rien si tu crèves, a râlé Cokra, fraîchement rabibochée avec le chercheur.

Il a opté pour une traduction plus châtiée.

— Je ne comprends pas, a avoué l’enfant. Je fais semblant d’être en vie, vous savez ?

— Elle dit tu prétends très bien alors, ai-je dit à la suite de Cokra.
— Et il se goure le doigt dans l’œil, aussi.

Toca a cherché le regard de Haölillyo, l’implorant des yeux.

— Vous vous souvenez que je suis une non-personne ? Vous savez ce que ça veut dire ?

— Ça signifie que les tiens te traitent en étranger. Et en esclave, d’après ce que j’ai pu observer.

— Mais je ne suis pas No ni vivant. Je fais semblant.

Comment pouvait-il lui-même croire à ces superstitions ?

— Est-ce que tu souffres quand tu te blesses ? s’est enquis Haölillyo en serrant les mains coupées de l’enfant.

— Oui… a-t-il répondu honteux.

— Tu vis donc, et notre devoir consiste à t’éviter la douleur, a dit l’Ælv en lui ébouriffant les cheveux.

— T’es trop maigre pour aider de toute façon, a conclu Cokra que Haölillyo s’est chargé de traduire. On t’a juste demandé de causer avec les Mædn alors tu peux faire ça, mais y’a pas besoin d’y perdre des bouts de peau, sinon c’est que t’es vraiment un très mauvais interprète.

— Cokra a raison, a poursuivi l’Ælv. Tu peux continuer à allumer les feux si tu veux, à condition de prendre garde à ne pas te brûler. Pour ce qui est de creuser les abris et de trouver des vivres, par contre, laisse faire les Damo. Tu es trop petit pour faire une différence quoi qu’il en soit.

— Mange et dors, c’est tout, lui ai-je dit. Tu es enfant.

Toca est resté immobile, sans réagir, comme s’il ne comprenait pas nos mots. Puis de lourdes larmes ont glissé le long de ses joues émaciées. Il a hoqueté avant de laisser bruire ses sanglots, et a pleuré tout son saoul.

Cokra a pointé son oreille indemne vers le ciel, sur la défensive :

— Qu’est-ce que j’ai dit ?!

— Je crois qu’il est content, lui a dit Haölillyo.

— Prakha, les Yu sont vraiment tapés.