Défaillances
Quoiqu’elle se soit montrée civile, Lyoonëi n’avait pas accepté ton abandon. La sécurité de Sooyolane lui était précieuse : tu réalisais maintenant à quel point.
— Ça reste difficile à digérer. Pour beaucoup d’entre eux.
— J’ai rien remarqué.
Elle a posé son bol.
— Parce que tu n’as pas de point de comparaison.
Elle a semblé hésiter, puis s’est resservie.
— Ça leur demande beaucoup. Ils ont regardé les sang-mêlé de haut toute leur vie. Quand l’une d’entre nous les dépasse… Tu as eu de la chance jusqu’ici, mais méfie-toi. Si quelque chose va de travers, tu deviendras une cible, forte ou pas.
Tu essayais d’imaginer un clan se retourner contre son Naræs, sans y parvenir. Ton sang seul pourrait-il les pousser à la trahison ? Riao t’avait longtemps rejetée, mais c’était parce qu’il t’avait crue faible. Les choses avaient changé.
— J’ai entendu parler d’un événement qui a uni les Dai auparavant, a-t-elle dit d’un ton plus enjoué, donc ta petite initiative n’est peut-être pas irréalisable.
Tu as levé les oreilles en signe d’intérêt. Un vent fort a frappé la hutte à ce moment. Lyoonëi a poursuivi.
— La Cité avait placé des archers sur le mur d’enceinte. Ils se disaient que si les Dai refusent de se servir de flèches pour une raison sans doute immature, rien ne les en empêchait, eux.
Tu as retenu ta respiration. Tu devinais la suite sans mal, mais voulais l’entendre.
— Une nuée de Dai leur est tombée dessus, unis comme jamais avant ni après. Aucun archer n’a survécu.
Tu as acquiescé.
— C’est ce que tu veux reproduire, Caei ? Tu penses que c’est la seule façon de rassembler les Dai ? À quel prix...?
— Je veux une entente durable. Une alliance provisoire pour écraser quelques archers… c’est une farce.
Elle a soupiré. Il fut un temps où elle te comprenait. Ou du moins, où elle avait cru te comprendre. Le souci tirait ses traits.
— Le départ des Yudæln… ou plutôt des Yudællan, je suppose… ça a porté un coup à la Cité.
— Genre on leur manque ?
Elle a émis un petit rire qui s’est assombri.
— J’admets que c’était difficile, surtout au début, mais les Dai s’étaient intégrés aux dômes, mine de rien.
— Tu veux dire que les Ælvn ont du mal à remplir nos postes vacants.
Elle a ouvert la bouche de surprise.
— Comment est-ce que tu le sais ?
— Crois-le ou non, il m’arrivait d’écouter le conseil.
Elle s’est de nouveau égayée, mais son sourire s’est effacé comme les précédents.
— Je n’aurais pas dû t’imposer le rôle qui me revenait. Pourtant même maintenant, je suis tiraillée. Je ne peux pas fermer l’arène, mais alors qui protégerait Chal ?
— Les Chal ont pas tous eu des protecteurs, as-tu répondu en haussant les épaules. Elle s’en sortira.
Lyoonëi t’a fixée. Cet argument ne lui suffisait pas ; pas assez pour vous pardonner, ni elle ni toi.
— Aucun de mes guerriers n’est assez dissuasif… Il est possible qu’il me faille la garder moi-même et confier les entraînements aux vétérans. Ce ne serait plus vraiment mon dôme.
Lyoonëi t’agaçait rarement, mais c’était un de ces moments.
— T’essaies de me faire culpabiliser ? De toute façon, peu importe qui tu choisis pour protéger Sooyolane, ce sera du gâchis. Il va passer ses journées à attendre que le temps passe, et un jour il se fera tellement chier qu’il la butera lui-même pour mettre fin à la torture.
Elle a levé un sourcil.
— C’est à ça que tu pensais ?
Tu as failli balbutier une explication malheureuse, quand tu as aperçu ton brassard du coin de l’œil : la Naræs de Riao n’avait pas à se justifier.
— Tu peux m’en vouloir si ça te chante, Lyoonëi, mais qui protège Chal pendant que t’es à Riao ?
Elle a continué de te fixer, mais avait perdu de sa hardiesse. C’était elle qui se sentait coupable. Sa meilleure élève lui avait filé entre les doigts, et elle hésitait à abandonner le projet de sa vie dans l’intérêt de la chair de sa chair. Elle qui t’avait toujours semblé un pilier immuable laissait paraître des fragilités.
Une agitation soudaine a attiré votre attention. Des éclats de voix anxieux vous parvenaient par-dessus des coups. Tu as bravé les bourrasques et précipitamment rejoint le vacarme, les poings serrés. Quatre Riaon se battaient. Tu as écarté les spectateurs et séparé les perturbateurs.
— Non, Naræs ! a crié Elkiæk qui avait essayé d’immobiliser… Theriakæn.
Tu as alors compris la situation et éloigné les trois agitateurs en tâchant de calmer le vieux Riao. À ses côtés, Umrae suffoquait dans son sang, la trachée empalée. Væk lui pressait la gorge en vain pour arrêter le flot vermillon. Le regard d’Umrae s’est voilé, puis éteint. Elle avait été forte et en âge de procréer. Sa perte pèserait sur le clan. Tu as resserré ton emprise sur Theriakæn. Ukte avait essayé de te prévenir. Le comportement de Theriakæn était erratique au mieux, mais tu lui avais laissé une chance. À cause de ton inaction, une Riao était morte et il faudrait exiler le Dai sénile.
— Kæn ? as-tu calmement appelé.
— Nghaaaah.
Tu as relâché ton étreinte. Il a bougé les jambes comme pour s’enfuir et tu l’as plaqué plus fermement au sol.
— Rhaaaaaah !
— Theriakæn, regarde ce que t’as fait !
Tu as pris sa tête entre tes mains, pointée en direction de ce qui n’était plus Umrae. Il a convulsé, menaçant de se blesser. Des lamentations ont parcouru le clan. Tisha et Escæl s’étaient penchées sur le corps d’Umrae, et Pilma aidait Væk à se débarbouiller.
Tu contemplais le meurtre de Theriakæn – il n’y aurait qu’à planter les griffes dans sa nuque exposée – quand il a retrouvé ses esprits, la respiration rauque et saccadée.
— Umrae ? Aaaah… a-t-il fait, des sanglots dans la voix.
Tu l’as relâché. Il s’est levé péniblement, prostré. Tu as inspiré.
— Kæn…
L’odeur ferreuse du sang frais flottait dans les airs, portée par les rafales.
— Tu peux tuer n’importe quel non-clan, lui as-tu dit à regret. N’importe lequel. Mais t’as tué une Riao. Tu peux pas rester.
Theriakæn ne bougeait pas. Peut-être était-ce le choc, peut-être n’avait-il pas encore réalisé. Peut-être était-il aussi devenu sourd. Tu as balayé la foule du regard, cherchant des traces de reproche, mais même Ukte n’y songeait pas. Une tragédie était survenue. Seules la maladie et la faiblesse de Theriakæn étaient à blâmer.
Væk s’est dévouée pour aider Theriakæn à se relever. Vous l’avez accompagné à l’orée de la forêt et, seul sous les arbres, il a béé, comme s’il réalisait soudain.
— C’est l’exil, Kæn. Tu comprends ?
Les mots implacables du dai, cette langue libre et désordonnée dont les détails disparaissent sans qu’on s’émeuve, se sont frayé un chemin dans son esprit troublé. Il a baissé des yeux chagrins.
— Si t’essaies de rejoindre le clan, on devra te tuer.
Il a remarqué ses mains tachées du sang d’Umrae, puis s’y est enfoui en gémissant.
— Si tu dois te souvenir d’une seule chose, souviens-toi de ça : t’approche pas du clan.
Il a fixé le sol, le visage barré du rouge qui enivre les Dai, et acquiescé. Il s’est avancé dans la forêt, penchant la tête de façon surnaturelle, comme si son corps ne lui appartenait plus. Il s’est mis à sautiller et éructer un flot de syllabes incohérentes, puis a disparu derrière le feuillage.
Theriakæn n’était déjà plus. Qu’on l’exile ou qu’on le tue, il n’était plus ni Riao, ni Dai, ni en vie. Si l’idée aurait dû te soulager d’avoir banni un Riao qui avait tant fait pour son clan, elle n’a fait que creuser un vide familier. Comme si tu t’étais habituée à voir les tiens disparaître.
Naræs ou pas, il est des forces contre lesquelles on ne peut rien.
*
Yudælla avait besoin de tout, mais de quoi ton clan pouvait-il encore se passer ? Tu as enveloppé des vivres avant d’enrouler un second kælm sur tes épaules. C’était peu, mais Riao n’avait pas à souffrir de l’existence de Yudælla.
Carunae avait exprimé son désir de t’accompagner. Tu étais tentée de refuser, mais ne méritait-elle pas d’assister aux événements dont elle avait rêvé ? Sans Naræs pourtant, les Dai n’étaient pas coordonnés. Peut-être était-ce à toi de rester. Mais ç’aurait été injuste : Yudælla était ton projet. Et que penseraient les Yudællan si tu t’absentais maintenant ? Qu’ils avaient perdu ton soutien ? Tu as brièvement songé à demander à Lyoonëi de te remplacer, mais écarté l’idée tout aussi vite. Elle ne te devait rien, ni ne s’éloignerait-elle plus longtemps du dôme. Restait Niashæl. Les Riaon lui faisaient-ils suffisamment confiance ? Elle commençait à faire partie du clan et, surtout, elle était forte.
Un soupir t’a échappé. Avec tes absences prolongées, difficile de deviner que tu menais Riao.
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