Pluies lapidaires

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— De la fumée, a déploré Carunae.

L’existence de Yudælla avait été découverte trop tôt. Un autre clan avait attaqué avant qu’il n’ait la chance de grandir. Rokian, d’après l’odeur.

Quoique les défenses de Yudælla ne soient pas terminées, le poteau central inspiré de celui de Riao laissait entendre qu’une vigie avait vu venir l’assaut. Le vent et la rivière entourant les barricades, copiée sur les douves marécageuses de Frreshie, auraient également ralenti Rokian. Les Yudællan n’étaient pas restés oisifs, mais leurs efforts suffisaient-ils ?

— Yudæl était notre nom dans la Cité, avaient dit les Dai avant d’en franchir les portes. Mais on est encore plus libres, maintenant. On est Yudælla.

La liberté a un prix.

Plusieurs huttes avaient pris feu ; des cadavres s’étendaient dans les allées. Shaem, Kucara, Shtane et Boraxa étaient morts. Qu’il était étrange de déplorer les défunts d’un autre clan.

Vous avez posé le sh’shël à l’arrière de Yudælla. Avant de rejoindre la contre-offensive, il vous fallait vérifier que tous les jeunes soient parvenus à fuir. Les sentinelles, toujours en vie, tiraient des projectiles depuis les arbres. Malgré leur réticence originelle, ils ne rechignaient pas, présentement, à se servir des armes des lâches. À l’évidence, ils avaient fini par admettre ne pas être suffisamment équipés pour se soucier de l’honneur. Surtout quand l’ennemi lui-même leur envoyait des flèches.

Des deux côtés, les rafales déviaient plus de la moitié des projectiles.

Carunae et toi vous êtes séparées pour couvrir le clan plus rapidement. Tu as retrouvé Jarat – silencieux pour la première fois – dès la première hutte visitée, mais failli sortir trop vite avant de reconnaître l’odeur de sa sœur Eliæt, réfugiée sous la paille.

— C’est Caei. On va voir Akam, viens.

Elle a couru hors de sa cachette. Tu as fouillé le reste des habitations jusqu’à rejoindre Saæl que l’auu, crocs dénudés, protégeait des attaquants comme des alliés. Tu as tendu la main vers la jeune Tick. Lorka a grondé, puis poussé un couinement surpris lorsque Saæl t’a saisi les doigts. Un craquement a retenti sur le toit : tu as juste eu le temps de lancer Saæl vers l’extérieur quand la hutte s’est effondrée.

*

Un cri de douleur a retenti non loin de Nyemëlls, occupé à soutenir un blessé. Il a repéré Saæl qui essayait de se relever, la joue râpée et l’air désorientée. Après un rapide coup d’œil pour s’assurer la relative sécurité de l’endroit, il a confié à l’enfant une planche derrière laquelle se protéger, puis couru vers la hutte d’où était venu le cri.

*

— Mais merde !

La poussière t’étouffait et les décombres te bloquaient la vue, mais seul ton bras semblait blessé. Quant à l’auu… tu ne l’entendais plus. Tu as serré les dents à l’idée de devoir annoncer la nouvelle à Saæl. Elle t’en voudrait.

— Arrh ! Ils ont des catapultes ?! Sérieux ?!

Tu essayais vainement d’extirper ton avant-bras de sous un rocher. Plus tu tirais, plus tu réalisais que tu n’arriverais à rien en tirant.

— Y’a le droit aux catas, maintenant ? C’est quoi cette merde ?!

Tu as poussé un grognement.

— Royan, t’es le pire espion du monde !

Tu as entendu quelqu’un extraire les débris. Quand on t’a enfin dégagée, la silhouette à contre-jour était si surprise qu’elle en a laissé tomber son sac de médecine.

— Alors ça… Si on m’avait dit que je reverrais la Nëluuj piégée comme un animal !
— Qu’est-ce que tu fous ici ? as-tu sèchement demandé.

Nyemëlls a levé un sourcil peu impressionné.

— Ëlla-Chal m’a envoyé superviser Yudælla, puisque tu oublies de faire tes rapports.

Tu as retenu un rire. Les Llëmnoa souffraient soit d’un manque de perspicacité, soit d’un excès d’optimisme.

— Rien à voir avec l’attaque ?
— Bien sûr que non ! Je suis même resté m’occuper des blessés !
— Et on m’a rien dit ?
— Parce que tu nous dis tout, peut-être ?

Tu as plissé le front, en partie à cause du sang qui s’en écoulait.

— Si tu veux vraiment aider… Est-ce que tu peux trouver un levier ?

Malgré les efforts de Nyemëlls, ton bras restait bloqué. Il s’est apprêté à partir à la recherche d’un bâton, puis s’est figé.

— Caei, tu as vu la taille de cette pierre ?

Tu as soufflé bruyamment pour demeurer consciente. A priori, tu avais également écopé d’une commotion cérébrale.

— Fais-moi au moins un garrot, dans le doute.

Nyemëlls s’est exécuté avant de te quitter malgré tout en quête d’un levier. Il a bientôt découvert un clan pratiquement vide de meubles. Même en allant chercher ceux de la hutte de Kaedꜵr, il n’a trouvé que des rondins de bois et une table en pierre. Il a balayé les débris du regard, bien trop larges pour lui, et songé à déterrer l’un des poteaux de la barricade du camp. Il a vite changé d’avis, dans l’éventualité où Rokian aurait déjà encerclé Yudælla. Il lui aurait fallu, quoi qu’il en soit, trop de temps à découvert pour y parvenir.
Des rochers continuaient de tomber des airs. Tu aurais dû le sommer de s’occuper des autres blessés.

Nyemëlls est revenue au bout d’un soixantième de ciel, le sabre de Royan sous la gorge.

C’ᴇ́ᴛᴀɪᴛ ᴜɴ ғᴀsᴁᴋ. Lᴀ ᴄᴏᴜʀʙᴜʀᴇ ᴅᴇ ʟᴀ ʟᴀᴍᴇ ᴘᴇʀᴍᴇᴛ ᴜɴᴇ ᴍᴇɪʟʟᴇᴜʀᴇ ᴘᴇ́ɴᴇ́ᴛʀᴀᴛɪᴏɴ. Cᴏᴜᴘʟᴇ́ ᴀ̀ sᴀ ʟᴇ́ɢᴇ̀ʀᴇᴛᴇ́, ᴏɴ ᴘᴇᴜᴛ ʟᴀ ᴍᴀɴɪᴇʀ ᴅ’ᴜɴᴇ ᴍᴀɪɴ sᴀɴs ᴘᴇʀᴅʀᴇ ᴇɴ ᴘᴏʀᴛᴇ́ᴇ ᴄᴏᴍᴘᴀʀᴇ́ᴇ ᴀ̀ ᴜɴ ғᴀsᴋ sᴛᴀɴᴅᴀʀᴅ. Lᴀ ɢᴀʀᴅᴇ ᴇsᴛ ʙɪᴇɴ ᴇɴʀᴏʙᴀɴᴛᴇ, ᴇᴛ…

Tu as oublié ta vie entière, mais tu te souviens de tout ce qui concerne les armes ?

J’ᴀɪᴍᴇ ʟᴇs ᴇ́ᴘᴇ́ᴇs.

Je… Vraiment…

Royan a relâché Nyemëlls après avoir vérifié qu’ils n’étaient pas suivis, puis s’est précipité vers toi, inquiet. Un manteau de fourrure rokian ceignait ses hanches. Par-dessous, il avait conservé la ceinture de kælm du clan Riao.

— Toi ! t’es-tu écriée avec colère.
— Caei, pourquoi vous êtes tous encore là ?

Il s’est accroupi, en appui sur la garde d’une seconde arme.

— Quand est-ce que tu comptais me prévenir de l’attaque rokian ?!
— Je l’ai fait, je t’ai envoyé un message.
— Non !
— Écoute, tu m’engueuleras plus tard, mais d’abord faut te tirer de là.
— Non. Je me tire de là toute seule, ou pas. Vous, vous vous cassez d’ici en évitant de vous prendre un rocher dans la gueule.

Royan s’est évertué, sans succès ni faux espoir, à déplacer le bloc de granit en appui sur son sabre, puis a essayé en vain de le pousser.

— Nëm… euh, Nyem... Llëmnoa ? Un coup de main ?

Malgré leurs efforts combinés, la pierre n’a pas bougé de son écrin de terre ni de ton bras. Tu as soupiré.

— Bon, ça m’étonne pas, a dit Royan. Il nous a fallu cinq gars et des rondins pour les charger sur les catas.
— Mais pour quoi faire ? as-tu demandé avec une impatience croissante.
— Ben… le Naræs aimait bien.
— C’est des armes à distance. Comment on est censés riposter ?
— Je sais pas, mais comme Rokian savait pas trop qui serait en face, ils ont préféré. Au cas où.
— Tu sais que si les autres clans l’apprennent, ils vont se venger sur Rokian ?
— Je sais, a tristement concédé Royan, mais Orla fait pas vraiment dans le long terme.
— Et comment vous avez réussi à faire voler ces machins énormes ?
— On a un gars qui bricole des fyëw, faudra que je te montre.
— Ils nous ont attaqués avec des trucs d’Ælv. J’hallucine.
— Vous deux, on n’a pas trop le temps, a sèchement coupé Nyemëlls.
— Il a raison, as-tu acquiescé. Barrez-vous de sous la pluie de rochers, je me débrouillerai.
— Tu te débrouilleras que dalle… On aurait besoin d’un fyëw, vous avez ça ?

— Un fyëw ? a répété Nyemëlls. Non.

— T’es pas venu en sh’shël ?!

— Euh, si. Il est dans l’entrepôt côté levant.

— Je vous ai dit de vous casser ! as-tu insisté.
— D’acc, a répondu Royan avant de partir en courant chercher le fyëw.

Nyemëlls a attendu.

— Si tu veux vraiment aider, tu veux pas aller voir si quelqu’un d’autre a besoin d’un coup de main ?

— Il n’y avait plus personne dans ce secteur.

— Je veux pas faire la chieuse, mais t’avais oublié les gamins.

— Shaem et Boraxa devaient… Oh, ils sont morts…

— Comment tu peux zapper un truc aussi important ? Les mômes en bonne santé, c’est la priorité !

— Excuse-moi, s’est-il énervé. C’est mon premier champ de bataille.

Royan est revenu essoufflé.

— L’entrepôt est en flammes, c’est mort ! Qu’est-ce que tu fais, Nëm... Nyemëlls ?

Ton frère fouillait dans son sac.

— Donne-moi un truc qui coupe, alors, as-tu négocié. Je le ferai moi-même et vous pourrez vous casser.

— Mords ça.

Nyemëlls t’a fourré dans la bouche un bout de bois enroulé dans du tissu qu’il venait d’imprégner d’anesthésique.

— On peut aller chercher des gens pour pousser, sinon, a proposé Royan.
— Je vous ai dit de vous barrer ! as-tu dit après avoir recraché le bâton.

Le Llëmnoa a feint de t’ignorer et s’est équipé d’une petite scie.

— On ne va pas risquer de mettre en danger plus de monde, a dit Nyemëlls en replaçant le bout de bois entre tes dents. Royan, tu peux y aller si tu veux.
— Ça va pas marcher, a répondu Royan.
— Quoi ?

— Ce que tu fais. C’est pas assez sol…
— Vous avez fini de parler, à la fin ! s’est impatienté Nyemëlls.

Il a resserré ton garrot et sommé Royan de te maintenir par l’épaule de toutes ses forces. Ta respiration s’est accélérée quand tu l’as vu approcher la scie de ton bras. Nyemëlls a hésité et t’a regardée. Tu as hoché la tête, il a tranché.

Des morceaux de bois se sont aussitôt échappés de ta bouche ; tu as tourné la tête pour cracher les plus petits. Le bâton s’était brisé sous la pression de ta mâchoire.

— Qu’est-ce que c’est que ces dents ?! s’est écrié Nyemëlls.
— C’est des dents normales ! Je t’avais dit que t’aurais besoin de quelque chose de plus costaud ! s’est emporté Royan en coinçant son avant-bras entre tes crocs.
— Tu es fou ?! Tu as vu ce qu’il vient d’arriver au bout de bois ?
— T’y connais rien aux Dai et tu veux en soigner une ? s’est indigné Royan. En plus tu scies n’importe où, faut le faire entre les articulations. Vise les ligaments et fais de ton mieux pour les détacher.

Les assaillants avaient entre temps pénétré le village. L’un d’eux s’est immobilisé devant la hutte que vous occupiez.

— Tso, tu fous quoi ?
— Euh… Qu’est-ce que j’ai l’air de faire ? a répondu Royan.
— Je sais pas. Est-ce que t’es en train de… découper une ennemie… avec un Ælv ?
— Oui, tout à fait ! Sauf pour la partie sur l’Ælv. Attends...

Il s’est tourné vers Nyemëlls.

— … mais c’est un Ælv !
— Qu’est-ce qu’il se passe, Tso ?
— Là-bas ! a crié Royan en pointant l’extérieur de la hutte. Je viens de voir le Naræs adverse s’enfuir ! Faut que tu l’attrapes, vite ! Cours !

Le Rokian s’est éloigné à toute vitesse.

— Débile, a chuchoté Royan.

Nyemëlls a posé sa scie sur ton coude.

— Pourquoi faut-il couper entre les articulations ?

Le loup a lâché un soupir las.

— Déjà, je sais pas si t’as remarqué, mais trancher une armure c’est pas facile. Et sur les os, t’arriveras juste à casser ta lame.
— Pardon ?
— Sérieux ? s’est-il indigné. Tu veux un cours d’anatomie, maintenant ? Commence à couper.

Il a grimacé quand tes crocs se sont enfoncés dans sa chair, tandis que la scie taillait les nerfs de ton coude. Avant chaque coup, Nyemëlls craignait ton prochain grognement étouffé, suivi de l’écho déchirant du Rokian.

— Ne devrais-tu pas porter une armure aussi ? a-t-il demandé, inquiet, à Royan.

— C’est la pénurie. Je me suis dévoué vu qu’a priori personne des deux côtés voudrait me mordre.
— Ngh nghhhh nghhhh ! as-tu riposté.

Espérant une fin rapide à l’opération, tu haïssais secrètement Nyemëlls qui déversait le contenu d’une bouteille entre deux mouvements. Tu n’as pas eu le luxe de nourrir des remords à lacérer ainsi le bras de Royan. Lui-même n’a ouvert les yeux que brièvement : une première fois pour s’assurer de l’avancement de la découpe brouillonne, une seconde pour vérifier l’état de la patiente. Une sueur sanguine luisait sur ton front et le sang du loup maculait la moitié de ton visage, guère plus qu’un masque de douleur.

— Alors ? a insisté Nyemëlls.

Trancher un cuir de sang-mêlé s’était avéré plus ardu que les fines peaux d’Ælvn, sans parler des tendons indéniablement plus résistants. Nyemëlls n’osait imaginer ce que les os des Dai recelaient.

Royan tournait de l’œil. Mordu jusqu’à l’os, il perdait beaucoup de sang.

— Hein ? est-il parvenu à articuler.

— Les os.

— Euh… Elle est trop vieille… pour couper facilement… C’est pas encore trop dur, je pense… Mais… AH !

Son sang te coulait dans la gorge ; tu commençais à suffoquer de ne pouvoir déglutir. Tu avais donc repoussé son bras pour cracher. Tu as étouffé un cri quand tes mouvements ont fait déraper Nyemëlls.
Celui-ci a jeté un œil au poignet charcuté de Rokian pour l’arroser d’ënnyarassa, et compris ce dont il avait voulu parler : son radius sombre et épais présageait d’un squelette étonnant. Le Llëmnoa s’est brièvement inquiété de la nature de ses propres os, puis refocalisé sur la tâche à accomplir.

Comme toi, Royan fermait le poing si fort que ses griffes lui perçaient la paume.

Avant que Nyemëlls ne reprenne la découpe, Royan t’a de nouveau présenté son bras. Tu l’as d’abord refusé, puis as cédé quand la scie a creusé ton coude.

En d’autres circonstances, Nyemëlls se serait moqué de ces deux Dai aux visages tordus de douleur, enlacés dans une étreinte macabre. Mais il a tâché de rester concentré. De sa courte expérience de guérisseur, c’était l’opération la plus délicate.

Il a cherché une lame plus fine pour détacher ton humérus et remarqué que tu t’étais évanouie. Royan n’allait pas tarder à t’imiter et requerrait bientôt des soins. Nyemëlls lui a tendu des bandages qu’il a serrés avec une lenteur inquiétante et quelques grognements.

— Tu veilleras sur ma sœur, a dit Nyemëlls d’un ton égal, sans lâcher des yeux son ouvrage.

Surpris et affaibli, Royan n’a pas aussitôt répondu.

— On s’occupe l’un de l’autre depuis qu’on est gamins. On va pas s’arrêter maintenant.

Si Nyemëlls l’a entendu, il n’a trahi aucune émotion.

— Appuie bien sur ta blessure, a-t-il conseillé au Rokian.

Royan a levé des yeux lourds vers lui, essayé de dire quelque chose d’un ton vaguement sarcastique, puis y a renoncé. Il s’est adossé au rocher et a continué de t’observer en se tenant le bras, somnolent.

Et ça se dit Dai, a songé Nyemëlls.

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