Nyemëlls
Un silence pesant régnait à la table de ses grands-parents. Nyemëlls avait beau les aimer, il les trouvait d’une froideur ostracisante. Au moindre bruit, au moindre toussotement ou mouvement impromptu, il s’attirait leurs invectives. Sa grand-mère, en particulier, ne décolérait jamais. Du moins pas en sa présence.
Il n’aidait en rien qu’on traite son père de manière semblable. Comme à un enfant, les aïeux lui reprochaient mille maladresses, et Shayen, son père, baissait la tête en s’excusant, tel un gamin pris en faute.
Nyemëlls vouait un respect craintif à ces deux figures strictes, déterminées à ce qu’il n’hérite pas de la sauvagerie de sa mère. Il taisait donc sa curiosité à l’égard de la branche indésirable de la famille. Comme il aurait aimé les rencontrer !
Shayen ne parlait jamais de la mère de son fils, comme si sa simple évocation le tourmentait. Il se montrait en revanche prolixe au sujet de sa sœur, pourtant brièvement vue, juste avant qu’on ne l’emmène au-delà des murs de la Cité.
Cette sœur d’un autre monde, le jeune garçon en rêvait sans cesse. En pensées, il la gratifiait de ses désirs coupables de liberté sauvage, avant de s’excuser en songeant à ses grands-parents.
Il rêvait de s’enfuir, autant que les siens l’oppressaient.
À l’heure du coucher, quand il se déshabillait, il étranglait la queue sable qui paraissait le narguer. La douleur lui faisait monter les larmes aux yeux, mais il la méritait, n’est-ce pas ? Je parie qu’elle en a une aussi, pensait-il en relâchant son étreinte. Ma sœur de l’autre côté.
Il rêvait qu’elle lui tendait la main en riant, qu’elle l’invitait à la suivre. Et dans ses songes, il la suivait, toujours. Toujours. Libre d’être lui-même ; jusqu’au réveil.
Si Shayen avait perçu la détresse de son fils, il n’en disait rien. Mais Nyemëlls ne lui en voulait pas. Aucun citoyen ne savait comment élever un sang-mêlé, un enfant des clans. Son père ne pouvait qu’improviser.
Pour autant qu’il sache, ses grands-parents avaient raison : il fallait dompter le démon qui l’animait.
— Ivres de liberté… a-t-il remarqué un jour en apercevant des oiseaux. Sans autre maître que le vent.
Shayen a suivi son regard. Ta mère dirait qu’ils ont l’air goûtus, a-t-il pensé.
Le fils s’est trituré la pointe des oreilles, embarrassé par le silence du père. Il s’est forcé à baisser la main lorsqu’il a pris conscience de son geste. Peut-être cette manie lui venait-elle des brimades de ses camarades. À force de se faire pincer les oreilles trop courtes, il s’était machinalement mis à se punir lui-même.
Il n’osait parler des moqueries à Shayen. Il doutait d’être compris. C’était le sort des sang-mêlé de la Cité, raisonnait-il, et son père n’appartenait pas à ce monde-là.
Il s’était habitué, quoi qu’il en soit. Il dissimulait sa queue sous ses vêtements pour éviter qu’on la lui tire, et se grattait maintenant si souvent les oreilles que les autres enfants trouvaient rarement prise. On avait essayé de lui percer les yeux, une fois, à cause de ses étranges pupilles ovales.
— Il voit sûrement mal de toute façon, s’était défendu son agresseur.
Le jeune garçon a frémi en y repensant. Ce n’était plus arrivé depuis qu’il baissait le regard.
Dans son sommeil, heureusement, il traversait la Rivière avec sa sœur, et explorait les merveilles de la forêt. Il vivait de folles aventures avec les Dhaemon qui lui ressemblaient en tout point, et se liait d’amitié avec les clans comme avec les créatures sans paroles.
Au réveil, chaque fois, il se savait au bord des larmes. Pourquoi ses songes ne pouvaient-ils se réaliser ? Pourquoi était-ce lui qu’on avait enfermé dans la Cité, empêché de se perdre de l’autre côté ?
— Tu devrais retourner dans la forêt avec les autres monstres ! lui disaient ses camarades.
Je le ferais si je le pouvais, avait-il envie de répondre.
Oh, comme il aurait aimé le pouvoir.
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